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En Turquie, la «Patrie bleue» révèle l'alliance des islamistes et des nationalistes

Les défenseurs de cette doctrine affirment qu'elle protège les intérêts de l'État turc et réfutent les accusations d'expansionnisme.

Le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, en conférence de presse depuis le palais présidentiel, à Ankara, le 21 septembre 2020. | Adem Altan / AFP
Le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, en conférence de presse depuis le palais présidentiel, à Ankara, le 21 septembre 2020. | Adem Altan / AFP

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«Ce qui se passe en Méditerranée orientale est le résultat des visées expansionnistes néo-ottomanes et islamistes de Recep Tayyip Erdoğan.» Répandue, cette affirmation a le mérite d'être simple. Problème: elle est fausse, ou trop réductrice à tout le moins.

Certes le président turc, lequel prend parfois des allures de calife, est le chef des armées; il porte donc la responsabilité constitutionnelle et politique de cette offensive. Mais Recep Tayyip Erdoğan, tout autocrate qu'il soit, est loin d'être seul à la manœuvre.

À ses côtés figurent ses ennemis d'hier, des kémalistes, civils ou militaires, des laïcards, dirait-on en France, pour lesquels contrôler l'islam sunnite est une priorité. Tous très nationalistes, certains représentent une gauche souverainiste, de tendance eurasiste et pro-russe, peu favorable si ce n'est franchement hostile à l'Union européenne et aux États-Unis.

«Malgré leurs profondes différences, ces deux courants sont obsédés par la survie de l'État, ils sont convaincus que l'État turc est menacé.»
Vangelos Areteos, chercheur à la Diplomatic Academy de l'Université de Nicosie

«Les Américains nous en veulent depuis 2003 parce que nous leur avons refusé le passage par la Turquie pour envahir l'Irak, assure un diplomate turc appartenant au courant kémaliste eurasiste. On l'a vu avec le soutien américain –et français– aux terroristes du PKK en Syrie, et en 2016 avec la tentative de coup d'État fomenté par les gulénistes [dont l'imam vit en exil aux États-Unis, ndlr]. Notre État est en péril, et l'AKP [le Parti de la justice et du développement, au pouvoir depuis 2002] l'a enfin compris!»

Un «État en péril» sur terre et... sur mer. D'où la doctrine maritime dite de la «Patrie bleue» (Mavi Vatan), échafaudée en 2006 et portée depuis quelques années par une alliance entre les verts (islamistes) et les bruns-rouges (nationalistes, eurasistes). Elle constitue le fondement idéologique des manœuvres turques actuelles en Méditerranée.

«Malgré leurs profondes différences, ces deux courants sont obsédés par la survie de l'État, ils sont convaincus que l'État turc est menacé. À la base de leur alliance: la perception que les intérêts vitaux du pays sont en jeu, c'est pourquoi ils réfutent toute accusation d'expansionnisme et expliquent que Mavi Vatan est une politique défensive d'abord et avant tout», décrit Vangelos Areteos, chercheur à la Diplomatic Academy de l'Université de Nicosie (Chypre), qui a publié un article très éclairant sur les ressorts politiques et historiques de la Patrie bleue.

Revendications révisionnistes vues d'Europe, consensuelles en Turquie

Cette doctrine implique d'instaurer un nouveau rapport de force avec la Grèce, afin d'élargir la souveraineté turque en Méditerranée. La Turquie se constituerait ainsi une sorte de bouclier maritime et se garantirait du même coup un accès aux gisements de gaz récemment découverts. Cette souveraineté élargie nécessiterait pour Ankara d'obtenir une nouvelle délimitation du plateau continental dans le Dodécanèse et au nord de la mer Égée, la propriété de plusieurs petites îles et la démilitarisation de plusieurs autres, grecques, proches des côtes turques.

«À Ankara, ceux qui décident de notre politique ont acquis la conviction que les Grecs étaient devenus de plus en plus habiles à utiliser les mécanismes européens pour leurs propres intérêts et qu'à la fin la Turquie allait tout perdre à Chypre et en Méditerranée, d'où l'urgence de passer à la défense offensive [théorisée par la Patrie bleue]», décrit le géo-analyste Yörük Işık.

Or, ce n'est pas parce que la Turquie n'est pas signataire de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (1982) qu'elle peut, comme elle le fait actuellement, sonder des espaces maritimes revendiqués par la Grèce ou Chypre. Elle reste tenue de respecter le droit coutumier de la mer –d'autant qu'elle a signé le traité de Lausanne (1923)– et les textes d'application qui définissent la frontière maritime entre les deux pays, qu'elle souhaite désormais redessiner.

Vue d'Europe, l'attitude de la Turquie peut donc être qualifiée d'aventuriste voire de révisionniste. Vues de Turquie, ces revendications maritimes comportent une large charge émotionnelle; elles font plutôt consensus, au nom d'un partage plus équitable de la Méditerranée.

Une fausse carte des prétentions grecques

Si la doctrine de la Patrie bleue est restée dans l'ombre pendant tant d'années, c'est parce que son auteur, l'amiral Cem Gürdeniz, avait lui aussi été mis à l'ombre. Il fut l'une des victimes du premier train de purges militaires menées entre 2007 et 2010, par Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre, et ses alliés gulénistes dans la police et la justice. Une purge fortement teintée de revanche à l'égard des officiers, de marine en premier lieu, qui avaient fomenté le coup d'État post-moderne de 1997 contre le Premier ministre islamiste, Necmettin Erbakan, le mentor de Recep Tayyip Erdoğan. À partir de 2007, ces officiers furent accusés de vouloir réitérer l'opération contre le gouvernement islamo-conservateur de l'AKP.

Le retour en grâce de l'amiral Cem Gürdeniz –et de plusieurs autres officiers propulsés en première ligne aujourd'hui– s'est fait en 2015 à la faveur d'un changement d'alliance qui a conduit Recep Tayyip Erdoğan à écarter et réprimer la mouvance guléniste, accusée de la tentative de putsch de juillet 2016, et à pactiser avec les ultranationalistes du Parti d'action nationaliste (MHP) et la branche des kémalistes.

«Cette carte est complètement fantaisiste et je défie quiconque de prouver qu'elle a été adoptée par les autorités européennes.»
Yörük Işık, géo-analyste turc

«Je suis kémaliste, confirme l'amiral Cem Gürdeniz au journaliste italien Lorenzo Vita. La Patrie bleue est une politique qui protège les intérêts de l'État; elle est totalement étrangère au néo-ottomanisme, à l'expansionnisme et à l'islamisme.» À ses yeux, les puissances occidentales veulent cantonner la Turquie sur ses terres, la privant ainsi de sa souveraineté sur des centaines de milliers de kilomètres carrés de mer, le tout afin qu'elle ne puisse jouer un quelconque rôle géopolitique en Méditerranée.

À l'appui de ses propos, l'amiral Cem Gürdeniz invoque l'existence d'une certaine «Carte de Séville», conçue par les adversaires de la Turquie, qui illustre grossièrement les visées supposées de la Grèce sur la quasi-totalité de la mer Égée et de la Méditerranée orientale. À la mi-septembre, encore, le ministre turc des Affaires étrangères la brandissait sur le plateau de CNN Türk à l'appui de ses propos.

«En vérité, cette carte est complètement fantaisiste et je défie quiconque de prouver qu'elle a été adoptée par les autorités européennes! s'exclame le géo-analyste turc Yörük Işık. Mais voilà, elle est désormais devenue réalité dans la tête de nombreux Turcs, convaincus que l'Europe veut nous réduire à l'Anatolie!»

L'inquiétant renouveau de l'alliance

De fait, «l'idée de Patrie bleue n'est pas fondée sur une analyse élaborée et cohérente; elle n'est rien d'autre qu'une addition de perceptions répandues et peu convaincantes selon lesquelles nous les Turcs sommes menacés», écrit l'universitaire turc Ilhan Uzgel.

Ces «perceptions» se sont cependant traduites par une série de démonstrations de force: manœuvres maritimes turques à grande échelle en mer Égée (janvier 2019); signature d'un accord maritime par la Turquie avec la Libye pour établir une Zone économique exclusive (ZEE) commune aux deux pays en contravention des lois internationales (novembre 2019); multiples provocations turques en mer et dans les airs.

«L'alliance du nationalisme laïc et du nationalisme musulman est un mouvement de fond dans l'histoire turque.»
Özgür Türesay, historien

En retour, en janvier 2020, la Grèce, Chypre et Israël signent EastMed, un projet de gazoduc destiné à contrer la Turquie. Les incidents se multiplient, dont début juin l'un opposant un navire français, la frégate Courbet, à un navire turc: des bâtiments appartenant à deux pays membres de l'OTAN frisent l'affrontement. Début août, la Grèce et l'Égypte s'accordent à leur tour sur une zone économique exclusive commune qui recouvre en partie celle convenue en novembre 2019 par la Turquie et la Libye. En réponse, Ankara envoie immédiatement l'Oruç reis, un bateau de recherches sismiques, escorté de trois frégates militaires, prospecter dans les eaux chypriotes.

C'est alors qu'Emmanuel Macron passe à la vitesse supérieure. Il sait que le président turc tente de faire jouer les intérêts des États membres de l'Union européenne les uns contre les autres et décide, en déployant la flotte et l'aviation française, de faire montre de solidarité avec Chypre et la Grèce et de produire un électrochoc, une prise de conscience au sein des pays européens –voire de l'Otan.

Recep Tayyip Erdoğan agace et exaspère; il constitue une cible, islamiste, peut-être instrumentale, aux yeux d'Emmanuel Macron, pour tenter d'unifier les Européens. Mais en ignorant la réalité autrement inquiétante du renouveau de l'alliance verts/bruns-rouges, on s'interdit de voir l'image dans sa totalité, et donc de poser le bon diagnostic.

«Rien de nouveau sous le soleil, observe l'historien Özgür Türesay, l'alliance du nationalisme laïc et du nationalisme musulman est un mouvement de fond dans l'histoire turque, conclue dans le cadre de la lutte contre le communisme dans les années 1960, consolidée au moment du coup d'État de 1980 avec la “synthèse turco-islamique” que le général Evren [chef de la junte militaire puis président de la République] appelait de ses vœux.» Avec la Patrie bleue, l'offensive méditerranéenne de la marine turque a révélé au grand jour que le président Erdoğan s'inscrivait bien, désormais, dans cette lignée.

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