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Le propos en a surpris plus d'un·e. Dimanche 20 septembre, l'éditorialiste François Lenglet, chargé des questions économiques à TF1, a défendu une association plutôt particulière. «Moins de voitures, c'est moins d'usines et moins d'emploi. Un chômeur qui roule à vélo, c'est d'abord un chômeur.»
Il estime que les politiques environnementales en faveur du vélo, notamment la multiplication des pistes cyclables après le confinement et le soutien à la pratique du deux-roues ont provoqué des restrictions, des contraintes et des limitations préjudiciables –tout en précisant qu'elles étaient malgré tout «nécessaires».
François Lenglet n'est pas loin d'imputer directement la fermeture de l'usine de pneus Bridgestone au vélo. Son raisonnement? Les déplacements à bicyclette ont largement augmenté depuis le déconfinement au détriment de la voiture, ce qui explique la chute de la consommation de pneus et la fermeture des chaînes de production. Chômage, crise et précarité, telles seraient les conséquences du vélo.
L'analyse de François Lenglet se heurte néanmoins aux faits. Premier élément, et non des moindres: bien que l'usage du vélo ait augmenté depuis le confinement, celui de la voiture n'a pas baissé par effet de substitution. Les données GPS Apple le démontrent: en France, on se déplace davantage en voiture après qu'avant la crise du coronavirus. À Paris, malgré les nouvelles pistes cyclables de la rue de Rivoli ou du Boulevard Sébastopol, les embouteillages et les désagréments, le trafic a retrouvé mi-septembre le même niveau que mi-janvier.
L'augmentation de la pratique du vélo a surtout réduit la fréquentation des transports publics, métro, bus et trams. La crise sanitaire et les risques de contamination ont très certainement apeuré les usagèr·es, paniqué·es à l'idée de rester enfermé·es pour des trajets de longue durée dans des espaces clos bondés. Le vélo et la voiture ont pris le relai mais ces deux moyens de locomotion ne sont pas substituables. La pratique de l'un n'a pas diminué l'usage de l'autre, et inversement.
Le vélo, vecteur de création d'emplois
Quand bien même, à plus ou moins long terme, le vélo viendrait à prendre une place plus importante au quotidien et que, petit à petit, l'usage de la voiture diminuerait comme peau de chagrin –un souhait qu'expriment 62% des habitant·es des quarante villes de plus de 100.000 habitant·es– cela ne provoquerait pas plus de chômage que de crise.
Le vélo génère déjà des activités économiques. À l'échelle européenne, il créé plus de 650.000 emplois directs, dont 65.000 rien qu'en France, d'après une étude menée par le Transport and Mobility Leuven Research Institute pour la Fédération européenne des cyclistes. Celle-ci estime même qu'un soutien prolongé au secteur permettrait d'atteindre au moins 101.000 emplois temps pleins et durables en moins de cinq ans. Et cela sans compter sur les effets multiplicateurs et les effets d'aubaine. Des emplois nouveaux et indirects pourraient être créés dans les services, l'aide à la personne ou la location, par exemple. Une étude anglaise indique à ce sujet que jusqu'à quatorze emplois seraient générés tous les 1.000 vélos utilisés rien qu'en France et jusqu'à vingt pour l'ensemble de l'Europe. En admettant que le nombre de ciclystes régulièr·es monte jusqu'à 7 millions, les emplois directs et indirects ainsi créés représenteraient la moitié des 400.000 emplois de l'industrie automobile hexagonale.
Selon le rapport sur l'«Impact potentiel de l'usage du vélo sur l'économie et l'emploi en Région de Bruxelles-Capitale», «les bénéfices d'une politique ambitieuse d'ici à 2020 seraient de huit à dix-neuf fois plus importants que les coûts. En 2012 déjà, le vélo induit des bénéfices à hauteur de 100 à 200 millions selon les scénarios et hypothèses. Les bénéfices du vélo sont cinq à neuf fois plus élevés que les coûts».
La généralisation de l'usage du vélo permettrait de réduire drastiquement les dépenses publiques consacrées à la gestion urbaine et aux transports en commun. On contribuerait aussi à améliorer grandement la santé des usagèr·es et à faire baisser les dépenses de sécurité sociale et les frais de santé. La réduction des émissions de gaz et de particules fines serait en outre bénéfique pour l'environnement. Le pouvoir d'achat des ménages en sortirait grandi, puisque les dépenses consacrées aux transports seraient réduites. Selon Virgile Caillet, délégué général de l'Union Sport & Cycle, «c'est le pragmatisme du vélo. C'est pratique, pas cher, on fait des économies sans être dépendant des transports en commun, on ne galère pas à se garer. [...] On optimise sa vie en respectant quelques règles fondamentales pour préserver la planète».
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Une transition inéluctable
D'après lui, opposer le vélo à la voiture relève du non-sens. «On observe une tendance de fond des sociétés occidentales industrialisées qui, progressivement, enclenchent un phénomène de balancier du tout industriel vers une vie plus équilibrée, plus responsable sur le plan écologique et humain. C'est un phénomène plus ou moins sincère, mais qui semble s'inscrire dans la durée. Et la crise que l'on vit est un formidable révélateur et accélérateur de cette aspiration à faire évoluer la société. Dans ce contexte, le recul de la voiture comme objet de culte, démonstration de puissance et de statut social, est inéluctable.»
La transition vers la bicyclette qui est en train de se dérouler sous nos yeux est nécessaire et, contrairement à ce que pense François Lenglet, en aucun cas destructrice d'emplois ou fatale à la croissance. Bien au contraire. Il faut voir ce phénomène comme une forme de «destruction créatrice», théorie développée par l'économiste autrichien Joseph Schumpeter: la disparition d'un secteur d'activité est directement liée à la création de nouvelles activités économiques.
L'usage de la voiture sera amené à diminuer dans le temps, pour des raisons à la fois sociales et environnementales. Les gens n'achèteront plus de véhicules, d'assurances ou de pneus pour se tourner vers des deux-roues moins onéreux. Ils optimiseront leur pouvoir d'achat et pourront consommer d'autres produits, soutenir d'autres secteurs d'activités, diversifier l'usage de leur portefeuille.
Au XIXe siècle, lorsque la locomotive a progressivement remplacé les diligences, s'est-on alerté d'un risque de crise et de chômage? Absolument pas. Au contraire, cela a contribué à la création de nouveaux emplois, d'une nouvelle activité économique, d'un nouvel essor. Exactement comme le vélo aujourd'hui. François Lenglet aurait peut-être mieux fait de le comprendre avant de crier au loup.