Monde / Économie

Privée de dollars, l'Argentine parie sur les cryptomonnaies

La capitale Buenos Aires serait la deuxième ville la plus crypto-friendly au monde.

Un bureau de change à Buenos Aires, le 25 octobre 2019. | Ronaldo Schemidt / AFP
Un bureau de change à Buenos Aires, le 25 octobre 2019. | Ronaldo Schemidt / AFP

Temps de lecture: 5 minutes

Un visiteur catapulté dans un foyer de la classe moyenne argentine aurait de quoi être surpris par la scène. À peine passé le traditionnel sujet sur les taux de change, le journal télé a tendance à déclencher des discussions entre les membres d'une même famille, tous subitement convertis en de pointus analystes financiers.

Les Argentin·es, comme nombre de leurs voisin·es latino-américain·es, sont contraint·es par l'instabilité de leur devise nationale à s'improviser spécialistes des fluctuations monétaires. Victimes (et un peu coupables) de la dévaluation permanente de leur monnaie, limitées dans l'acquisition légale de dollars (actuellement 200 par mois), de plus en plus de personnes se tournent vers le bitcoin et le reste des cryptomonnaies.

La capitale Buenos Aires serait d'ailleurs la ville latino-américaine disposant du plus grand nombre de commerces physiques acceptant le paiement en devises numériques, avec 141 négoces bitcoin-friendly, fin juillet 2018. Tout sauf une anecdote selon le magazine Forbes, qui place alors la capitale argentine à la deuxième place de son classement des villes les plus «bitcoin» au monde, seulement devancée par Prague. Les portefeuilles numériques investissent dans de la publicité dans le métro de Buenos Aires.

Une défiance envers la monnaie nationale

Dans le pays austral, environ un million de personnes utiliseraient actuellement les monnaies dématérialisées pour épargner ou réaliser des transactions, selon plusieurs sources consultées. Sur une population totale de 44 millions d'habitant·es, la proportion d'utilisateurs (2,2%) n'est pas si éloignée de celle de la France, si l'on en croit les taux évoqués dans cet article de Capital, allant de 3 à 6,7% de la population.

L'Amérique latine, devant l'Afrique et le Moyen-Orient, représenterait aujourd'hui «entre 5 et 9% des opérations de cryptomonnaies réalisées à l'échelle mondiale», selon un site spécialisé reprenant l'étude de Chainalysis.

«La faible régulation sur les cryptomonnaies et la limitation d'accès au dollar sont les deux conditions majeures.»
Malena Calissano, diplômée en sciences économiques de l'Université de Buenos Aires

Parmi les pays concernés par cette tendance, on trouve le Venezuela, où l'État a même créé la Superintendance nationale des cryptomonnaies (Sunacrip) pour tenter de suivre (et de contrôler) le mouvement. Mais aussi la Colombie, «dont l'économie est réputée plus stable que celle de l'Argentine, mais également touchée par la dévaluation monétaire face au dollar, comme l'explique Luis Paolini, professeur à l'Institut technologique de Buenos Aires (ITBA). Des collègues colombiens me partageaient récemment leurs difficultés à acheter du matériel technologique.» Bogota, la capitale colombienne, figure elle aussi dans le top 10 du classement de Forbes.

En Argentine, tout le monde est d'accord concernant les deux conditions rendant la société plutôt propice à cette alternative numérique. «La faible régulation sur les cryptomonnaies et le “cepo” [carcan, ndlr] qui est appliqué au dollar, soit la limitation d'accès à cette monnaie, sont les deux conditions majeures qui contribuent à cette situation», résume Malena Calissano, diplômée en sciences économiques de l'Université de Buenos Aires (UBA) et actuellement en spécialisation à l'Institut des Hautes études de l'Université San Martín (IDAES - UNSAM).

«Les Argentins ont une méfiance envers les banques et la monnaie nationale bien ancrée dans leur culture», prolonge Rodolfo Andragnes, président de l'ONG Bitcoin Argentina. Un réflexe lié à plusieurs épisodes traumatiques de leur histoire collective.

Alternatives au roi dollar

La crise socioéconomique de 2001 est la plus connue du public international, mais à cette référence s'ajoutent, selon Rodolfo Andragnes, «d'autres périodes de crise, au milieu des années 1970, puis au milieu des années 1980 notamment». «Aujourd'hui, la crise liée à la pandémie donne consistance à des peurs structurelles de la société. Dans ces contextes, ceux qui ne peuvent pas épargner continuent de vivre en pesos [la monnaie nationale, ndlr] et s'appauvrissent car ils pâtissent de l'inflation. Les autres cherchent des alternatives. Depuis mars dernier, les opérations d'exchanges [échanges entre utilisateurs, ndlr] auraient été multipliées par cinq.»

«Dans notre pays, on épargne encore dans des valeurs sûres telles que l'or et de plus en plus en monnaies numériques.»
Luis Paolini, professeur à l'Institut technologique de Buenos Aires

Parmi les monnaies stables de référence utilisées par les Latinos et Latinas, le dollar est roi. En Argentine, outre le dollar officiel, il existe une flopée d'adjectifs pour accompagner le billet vert: dollar soja, dollar bitcoin, dollar blue ou informel... Avec les nouvelles mesures restrictives imposées par le gouvernement dans l'accès à la monnaie états-unienne, le dollar blue a fait un nouveau bond mercredi 16 septembre et sa valeur a ainsi augmenté de 77% depuis la déclaration de la pandémie, le 11 mars dernier. C'est le plus important pour les épargnant·es car en langage domestique, le «blue» vient alimenter le «dollar du matelas».

«Dans notre pays, on épargne encore dans des valeurs sûres telles que l'or et de plus en plus en monnaies numériques. Nous ne pouvions pas regarder sur le côté et nier l'existence d'un tel phénomène», constate Luis Paolini, dont l'Institut propose des cours spécialisés sur les cryptomonnaies. Il se défend toutefois de faire du prosélytisme auprès des élèves: «Notre approche académique ne nous permet pas d'encourager les élèves à miner ou à utiliser eux-mêmes des monnaies numériques. Ce serait un conflit d'intérêts. Cependant, ils apprennent le fonctionnement théorique des monnaies et les opérations de minage.»

L'expansion de cette alternative est peu à peu prise en compte par les pouvoirs publics. IproUp, média en ligne spécialisé sur les questions d'innovation et de nouvelles technologies, expliquait récemment que la Banque centrale argentine «affirme que les fintech facilitent la vie des gens, mais portent aussi des manœuvres de blanchiment d'argent».

De grosses marges de progression

«Sur la question des paiements, je doute que les cryptomonnaies puissent s'imposer de sitôt, nuance Malena Calissano. Du côté de l'épargne, le risque lié au caractère spéculatif est un argument contre. Mais surtout, la faible numérisation et la bancarisation relativement basse de la population me font douter de la potentialité d'alternatives qui nécessitent une éducation financière supérieure, telles que les cryptomonnaies.»

Plus de 40% des foyers argentins n'ont pas encore d'internet fixe. L'accès réduit à la toile, qui contribue indéniablement à l'analphabétisme numérique (ou illectronisme) limite-t-il de fait l'expansion des monnaies numériques? Pas si évident, selon les défenseurs de la blockchain à tous les étages de Bitcoin Argentina. L'ONG revendique plusieurs projets de développement de la technique auprès de populations vulnérables, initialement touchées par l'illectronisme. La blockchain sert aussi pour des campagnes de dons auprès des populations dans le besoin (ici) ou l'inclusion numérique (justement) des habitant·es des bidonvilles (). L'économie sociale et solidaire peut en outre s'exprimer via l'implantation d'une monnaie éthique, comme la monnaie «Par» en Argentine.

Difficile de cerner quelle orientation philosophique et quelle(s) sensibilité(s) politique(s) se cachent derrière l'utilisation de la blockchain et des monnaies dématérialisées. Ces outils sont utilisables par tous ou presque, tant et si bien que Rodolfo Andragnes y voit un parallèle «avec internet, qui a changé notre façon de communiquer».

«Ce changement a été transversal, il concerne tout le monde, poursuit-il. Notre postulat, c'est qu'il peut arriver la même chose avec la monnaie virtuelle. Que permet la blockchain? Construire de la confiance et transférer de la valeur.» Pour l'heure, un usage massif des cryptomonnaies dans le quotidien des Argentin·es relève de la science-fiction. Mais l'expansion de la numérisation au sein de la population, accélérée par la pandémie de coronavirus, pourrait déjà faire évoluer la situation.

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