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Les Colombiens ont-ils le vélo «dans le sang»?

Les théories naturaliste et environnementaliste des performances sportives font long feu, à tort.

Le cycliste Rigoberto Urán (à droite) de l'équipe colombienne lors de la douzième étape du Tour le 10 septembre 2020. | Marco Bertorello / AFP
Le cycliste Rigoberto Urán (à droite) de l'équipe colombienne lors de la douzième étape du Tour le 10 septembre 2020. | Marco Bertorello / AFP

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Rigoberto Urán, Miguel Ángel López Moreno, Nairo Quintana, Egan Bernal. Les Colombiens trustent les premières places du Tour de France, alors que le premier Français, Guillaume Martin, n'est que onzième, après les déboires de Thibaut Pinot et de Julien Alaphilippe. Comment expliquer une telle domination sur la Grande Boucle, une telle présence, pour un pays qui, sportivement, n'a cumulé que vingt-huit médailles olympiques sur toute l'histoire des Jeux, depuis 1896?

D'après les commentateurs du Tour, sur France Télévisions, la raison est simple et même logique. Mardi 15 septembre, pendant l'étape, ils expliquaient en substance que la Colombie disposant de nombreuses routes montagneuses, avec beaucoup de villes et de stations en altitude, les cyclistes colombiens étaient donc conditionnés à performer sur les étapes de montagne, sur les cols longs et difficiles. On n'était pas loin d'un «C'est inné chez eux».

Comme avec les sprinteurs et sprinteuses noires, les nageurs et nageuses blanches, les coureurs et coureuses de fond éthiopiennes ou kenyanes, c'est encore et toujours l'explication génétique qui est avancée. Si on est si performant·es en Colombie, c'est parce qu'on aurait ça «dans le sang». Les gènes seraient modifiés de façon durable et continue par le fait de vivre dans les montagnes, en altitude, et d'avoir l'habitude de respirer un air pauvre en oxygène, ce qui permettrait de développer des capacités musculaires et respiratoires hors normes. La même théorie revient à chaque fois lorsqu'on cherche une explication à cette «génération spontanée».

L'explication génétique ne tient pas la route

Dans son livre Pourquoi les blancs courent moins vite, l'ancien rédacteur en chef de l'Équipe Magazine Jean-Philippe Leclaire y souscrit, en partie, en montrant l'existence d'un gène spécifique du sprint chez les Jamaïquain·es. L'approche naturaliste et environnementaliste permettrait donc de rendre compte de la puissance d'une nation sportive, via l'interaction entre la prédisposition génétique et les apports de l'environnement. Un organisme propice à la réussite associé à un quotidien particulier, des grandes étendues, des villes en altitude ou des routes montagneuses nombreuses seraient la réponse à la question «Pourquoi tel ou tel pays est puissant sportivement?».

Mais dans son enquête, Jean-Philippe Leclaire reconnaît rapidement que les universitaires ne souscrivent pas, dans leur ensemble, à cette théorie, qu'il existe de nombreux contre-exemples et d'indicateurs infirmant les premiers postulats. Dans le cadre de l'athlétisme notamment, le gène du sprint est par exemple très présent chez les Kenyans sans qu'ils ne soient reconnus aux épreuves de 100 et au 200 mètres.

Idem concernant les histoires à propos des coureurs et coureuses de fond devant parcourir des kilomètres très jeunes pour aller à l'école, pieds nus, devenant ainsi de parfaites sportives de haut niveau. Ces théories sont remises en cause par l'expérience, comme le rappelle le sociologue Manuel Schotté, dans son article «Pourquoi les coureurs à pied africains sont-ils plus performants? Pour une explication sociologique»: «La lecture culturaliste pèche […] par une représentation largement fantasmée de l'Afrique, qui postule […] que les enfants iraient tous à l'école en courant, développant ainsi des qualités d'endurance exceptionnelles. Outre la question non résolue de ce qui justifierait un tel mode de déplacement (pourquoi en courant plutôt qu'en marchant?), l'argument […] ne résiste pas aux faits: la région d'où est issue la plupart des coureurs kenyans se caractérise par une densité élevée d'établissements scolaires (ce qui limite la distance moyenne séparant le domicile familial et l'école) et une grande partie d'entre eux est passée par des établissements où ils étaient internes.»

Des approches qui ne rendent pas compte de la réalité sociale

Selon le professeur à l'Université de Lille, les approches naturaliste et environnementaliste ne sont pas solides ni fidèles à la réalité. Il faut passer par l'analyse sociologique qui tient compte, elle, des impacts de la construction sociale et de l'histoire propre de chaque pays. «Rendre compte de la réussite internationale de ces athlètes suppose de s'intéresser en premier lieu aux conditions sociohistoriques qui sont au principe de leur succès. Celui-ci procède en l'occurrence d'une double construction sociale.» La première est la construction de l'offre: un pays qui présente un intérêt marqué pour tel ou tel sport concentre l'action de ses pouvoirs publics sur la détection des athlètes et la performance sportive.

Prenons le cas notamment du Royaume-Uni qui, en 1996, termina à une piteuse trente-sixième place aux Jeux olympiques d'Atlanta. Le gouvernement de l'époque imposa alors une profonde réforme de la gouvernance sportive, avec la création d'une Agence nationale du sport chargée uniquement et intégralement de la performance sur des disciplines susceptibles d'apporter des médailles. Résultat, dès les JO de Pékin, en 2008, puis ceux de Londres, en 2012 et ceux de Rio, en 2016, le pays se retrouva au minimum à la cinquième place. Cela ne découlait absolument pas d'une prédisposition génétique des Britanniques ou de conditions de vie expliquant la réussite, mais d'une simple action politique.

Un pays qui porte un intérêt marqué pour tel ou tel sport concentre l'action de ses pouvoirs publics sur la détection des athlètes et la performance sportive.

La deuxième construction sociale, toujours d'après Manuel Schotté, est celle de la demande. Dans le cas de l'athlétisme, «l'arrivée […] d'une forme tout à fait particulière de professionnalisme […] fondée sur une absence de salariat, une généralisation des rémunérations à la prime et une distribution particulièrement inégalitaire des gains, [a conduit] la plupart des athlètes dans une situation aussi incertaine que difficile sur le plan matériel. [Ce qui] a conduit un grand nombre des coureurs européens à déserter le marché athlétique international, laissant ainsi la place à d'autres, à même d'accepter la précarité qu'il induit».

Autrement dit, si dans certaines disciplines les Européen·nes ou les populations occidentales sont moins performantes, ce n'est pas parce qu'elles n'ont pas de prédispositions génétiques, mais parce qu'elles ont fait le choix de ne pas se consacrer pleinement à un sport dont la précarité est importante. En conséquence, elles ont été remplacées.

L'investissement, le secret de la performance

Reprenons alors le cas du cyclisme et du Tour de France. Interrogé, Manuel Schotté admet que «n'ayant pas travaillé sur la réalité de ce sport en Colombie», il lui serait difficile de proposer un argument empirique fondé. «Mais ce qui est sûr, c'est qu'il y a toujours des conditions sociales de possibilité du succès sportif, indique-t-il. Ce qui explique la réussite des ressortissants d'un même pays ne relève ni du hasard ni d'un don supposé, c'est toujours un produit historique.»

Si les Colombien·nes seraient si fort·es en cyclisme, au même titre que les Espagnol·es, les Allemand·es, les Britanniques ou les Slovènes, cela ne serait absolument pas dû à une prédisposition génétique, à un intérêt naturaliste ni environnementaliste, mais tout simplement parce que ces sociétés ont bénéficié de deux formes de constructions sociales.

Les pouvoirs publics ont intensifié la détection et la quête de la performance tout autant que les individus ont cherché à réussir par le sport et pour le sport, en remplaçant une ancienne élite, peut-être tout aussi forte mais possiblement moins motivée. Ce qui expliquerait, d'une certaine manière, l'absence de champion français depuis quelque temps.

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