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Confiné dans son Ehpad, mon père continue à me ridiculiser aux échecs

[BLOG You Will Never Hate Alone] Tous les dimanches, je le défie sur internet. Tous les dimanches, je me prends branlée sur branlée.

Je ne sais que retarder l'échéance. | Randy Fath <a href="http://unsplash.com/photos/GDLdU80UDko">via </a><a href="https://unsplash.com/photos/GDLdU80UDko">Unsplash</a>
Je ne sais que retarder l'échéance. | Randy Fath via Unsplash

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Comme tout Ashkénaze qui se respecte, mon père joue merveilleusement bien aux échecs. Sans être Kasparov, il les pratique avec détermination et enthousiasme. À dire vrai, s'il avait mis dans ses affaires autant d'abnégation et de passion, ce serait aujourd'hui un nabab de la finance qui passerait ses vieux jours à l'ombre d'un cocotier, quelque part entre Miami et Nassau. À la place, il vit dans un Ephad de la banlieue parisienne, pas loin d'une gare RER.

J'ignore comment s'opère la transmission des gènes mais je puis dire sans me tromper que question échecs, je n'en ai jamais vu la couleur. À se demander si je ne suis pas le fruit d'un adultère. J'ai toujours été d'une médiocrité consternante et si peu désireux de m'améliorer que je n'ai jamais ouvert les innombrables livres d'échecs qui tapissaient la bibiothèque familiale.

Joueur du dimanche et encore, j'excelle dans les décisions hâtives qui quelques coups plus tard me valent la prise d'un fou ou d'une tour et quand j'entends me concentrer vraiment, le résultat produit est si peu convaincant que mon roi prépare d'avance ses très prochaines obsèques.

Quand je jouais contre mon père, si je parvenais à atteindre le dixième coup sans avoir abandonné l'une de mes pièces, c'était déjà un exploit. Au-delà, je ne répondais plus de rien et la partie s'achevait en moins de temps qu'il ne fallut à Marie-Antoinette pour traverser Paris le jour de son exécution. Dépourvu de toute imagination, doté d'un esprit fâché avec les mathématiques, j'étais face à l'échiquier comme une poule devant un couteau: perplexe et frappé de paralysie.

Aujourd'hui mon père va sur ses 83 ans et sa passion pour les échecs est demeurée intacte. Du temps d'avant la Covid-19, il se rendait parfois à son club défier quelques impudents qui s'imaginaient déjà triompher de ce vieillard à la limite de la sénilité avant de connaître quelques heures plus tard le goût amer de la défaite. La pandémie a mis fin à ce carnage et mon père s'est retrouvé seul avec son échiquier, occupé à rejouer les parties de grands maîtres.

Il s'est aussi acheté une tablette, un de ces ordinateurs pour seniors qui par ces temps de confinement leur permettent de garder un contact avec le monde extérieur. Évidemment, il n'a pas été long à trouver un site d'échecs à sa convenance. Quand je lui demandais au téléphone comment il se débrouillait, il m'avouait sa déception d'avoir dû s'incliner devant la toute-puissance de la machine contre laquelle il joue au niveau le plus élevé. «Descends d'une marche, lui ai-je conseillé. Les ordinateurs avec leur prodigieuse aptitude à jongler avec les données sont devenus comme imbattables.» «Jamais, m'a t-il répondu. J'ai mon honneur. Je vaincrai ou je m'effacerai à tout jamais.»

Une semaine plus tard, il m'envoyait un mail triomphant écrit en lettres capitales. «BATTU LA BÊTE AVEC LES NOIRS!!!» Triomphe éternel de l'esprit humain ai-je pensé avant de me demander si je n'aurais pas intérêt à le défier maintenant que je concurrençais dans la nullité la machine et ses milliards d'algorithmes. C'est ainsi que désormais tous les dimanches, nous nous retrouvons sur l'interface du site à livrer une bataille dont le sort est par avance connu. La mort pour moi, la gloire (toute relative) pour mon père.

J'ignore la raison –pandémie ou absence de présence paternelle– mais voilà que je me défends comme un beau diable si bien que le papy doit s'employer pour me terrasser. Ma résistance est absolument sans espoir, dénuée de la moindre chance de victoire. Je suis comme les guerriers zélotes de Massada qui combattirent contre les soldats romains, certains d'être vaincus à la fin. Eux, en dernier lieu, choissirent de se suicider au lieu de se rendre. Dénué de cette sorte de panache, je vais de reculons à reculons, acculé sur mes arrières, contraint à je ne sais quelle contorsion pour retarder l'inévitable échéance.

Dans mes espoirs les plus fous, j'espère l'intervention de l'infirmière qui viendrait déranger mon père dans son offensive éclair. C'est peut-être l'heure du souper ou de la prise de médicaments. Un somnifère à avaler qui l'amenerait à sombrer dans le sommeil et moi à me déclarer vainqueur. Une piqûre mal dispensée qui provoquerait des tremblements de sa main et déboucherait sur une série d'erreurs invraisemblables. Un test Covid-19 faux positif et l'obligation de se confiner dans la cave de l'établissement. L'extinction des feux pour tromper l'aviation ennemie.

Hélas, jusqu'à aujourd'hui, l'infirmière n'est jamais venue!

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