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Covid-19: pourquoi il est aussi compliqué de rouvrir les frontières en Europe

Avec la crise du coronavirus, c'est l'espace Schengen qui a pris un coup. Depuis mars, les Européen·nes ne peuvent plus circuler librement. Jusqu'à quand? La réponse viendra d'abord des États.

Six mois après le début de la crise du coronavirus, les pays européens semblent se coordonner un peu mieux. | Jakob Braun via <a href="https://unsplash.com/photos/vpsPRd_rz-A">Unsplash</a> 
Six mois après le début de la crise du coronavirus, les pays européens semblent se coordonner un peu mieux. | Jakob Braun via Unsplash 

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On les avait oubliées, on les pensait définitivement disparues et pourtant elles ont fait un grand retour cette année. Depuis le début de la crise du coronavirus en Europe, les frontières sont redevenues réelles. Et depuis, si certaines ont rouvert, d'autres sont encore fermées, parfois seulement à certaines nationalités. En quelques semaines, c'est l'espace Schengen, ce territoire de libre circulation des personnes à l'intérieur de l'Union européenne, qui a été remis en cause.

Désormais, pour se rendre à Bruxelles depuis Paris, il faut faire une déclaration aux autorités belges. Ailleurs, les transfrontalièr·es se retrouvent face à des contrôles auparavent oubliés. Le tout se fait encore parfois sans grande coordination entre les États et même, comme en Hongrie, avec des arrières pensées politiques.

Brusquement, cette question ne semble plus si incongrue: l'espace Schengen, l'une des avancées les plus concrètes et populaires de la construction européenne, pourra-t-il revenir à la normale?

«Les gens ont oublié que les États avaient ce pouvoir»

L'espace Schengen, c'est quoi? Créé en 1985, il concerne aujourd'hui vingt-six pays (vingt-deux sont membres de l'UE et quatre autres sont associés) et permet la libre circulation entre leurs frontières sans avoir à subir de contrôles d'immigration. D'abord extérieur à l'Union européenne, Schengen a intégré le droit communautaire en 1999. Par sa taille, cette construction est unique au monde. En pratique, cela veut dire qu'il est possible de traverser plusieurs frontières dans une même journée, sans avoir à demander un visa ou être soumis·e à un contrôle, peu importe sa nationalité. Des accords Schengen découle également une obligation de coordination et de coopération pour les différents États européens.

Voilà pour la théorie. Dans la pratique, et n'en déplaisent à ceux et celles qui dénoncent un super-État européen, les pays membres gardent la mainmise sur leurs propres frontières. Vous voulez un exemple? Pas la peine de regarder plus loin que la remontée des barrières en février et mars dernier, fait dans la désorganisation la plus totale. «Les gens ont oublié que les États avaient ce pouvoir», souligne Raphael Bossong, chercheur spécialiste de l'UE au Stiftung Wissenschaft und Politik de Berlin. On peut tout de même se demander si ces décisions, prises la plupart du temps unilatéralement, étaient légales.

«Rien n'a été clairement illégal, mais c'est ouvert à l'interprétation.»
Raphael Bossong, chercheur spécialiste de l'UE

En un mot: oui. Les accords Schengen et les directives européennes sur la libre circulation autorisent les pays membres à «rétablir temporairement des contrôles à leurs frontières nationales en cas de menaces pour l'ordre public ou la sécurité, pour des périodes renouvelables de 30 jours». Le tout pour une durée maximale de six mois. «Rien n'a été clairement illégal, mais c'est ouvert à l'interprétation. Plus longtemps ça dure, moins cela devient légal», explique Raphael Bossong. «Il faut donner une explication et prouver que l'ordre public est menacé. C'est d'ailleurs la première fois que des raisons de santé sont invoquées.»

Frédérique Berrod, professeure à l'Institut d'études politiques de Strasbourg et spécialiste du droit européen, y met un bémol: «Pour moi, ça n'est pas parfaitement légal. Il est bien évidemment toujours possible d'arrêter les flux aux frontières pour protéger la santé. Mais en mars, dans bien des cas, on n'a pas protégé la santé, on a protégé l'opinion publique. Quand l'Allemagne a fermé ses portes, c'est parce que le Grand Est était en rouge. Pour empêcher le passage, il faudrait confiner strictement les habitants de l'État allemand.»

Épisode traumatique

Ces fermetures de frontières intempestives ont pourtant des conséquences bien réelles. Pour les touristes notamment, qui peuvent être persona non grata sur un territoire d'un jour à l'autre. Mais surtout pour les personnes habitant près d'une frontière. «Je suis une frontalière. Entre Strasbourg et Kehl il n'y a plus de frontière véritable. Dans la vie de quelqu'un qui habite à Strasbourg, c'est normal d'aller faire ses courses à Kehl, de prendre le tram pour le faire, raconte Frédérique Berrod. Ça a été assez traumatique parce qu'on s'est retrouvé devant une frontière barricadée, avec la police et l'impossibilité de la traverser. Ça a même séparé des familles.»

Six mois après le début de la crise du coronavirus, un semblant d'organisation a l'air d'avoir été trouvé. Les pays européens se coordonnent un peu mieux, mais chaque État étant responsable des questions de santé, les critères diffèrent d'une capitale à l'autre. Un exemple concret: un résident français peut se rendre en Suède et en Allemagne sans restriction, mais ne pourra pas aller au Danemark. Par contre, un·e habitant·e de la Suède peut se rendre chez son voisin scandinave… après avoir potentiellement passé la soirée avec des Français·es. L'espace Schengen perd alors l'un de ses avantages: la lisibilité.

Critères uniformisés

À quand des critères objectifs et uniformisés sur l'UE? Bientôt, si les pays européens arrivent à s'entendre. La Commission européenne a présenté début septembre un projet visant à clarifier la situation. Au programme, l'adoption de critères et de limites uniformes pour l'introduction de contrôles à la frontière, les mêmes mesures pour les voyageurs et voyageuses en zones à risques ainsi qu'une coopération plus efficace. L'exécutif européen suggère ainsi de réfléchir en matière de régions, plutôt qu'en matière de pays.

Alors, problème résolu? Loin de là. Parce que in fine, ce sont les États membres qui prennent les décisions concernant les frontières –et aussi concernant la santé. La Commission ne peut que recommander et coordonner. Il faudra donc que les vingt-sept pays membres de l'UE s'entendent sur le sujet. «Ce qui est important dans le plan de la Commission, c'est la volonté de coordination des mesures, souligne Frédérique Berrod. La crise a fait réapparaître le côté bi-face de la frontière, avec des frontières fermées d'un côté mais pas de l'autre. Ce à quoi on travaille, c'est que la coopération se fasse mieux.»

Sauf que «la plupart des États membres disent qu'il faut mieux se coordonner et dans le même temps ils campent parfois sur des vieux réflexes nationaux», rappelle Raphael Bossong. La Hongrie, par exemple, qui a refermé ses frontières du jour au lendemain il y a quelques semaines à tous les non-résident·es après une augmentation du nombre de cas positifs au Covid-19. Comme si le virus s'arrêtait aux frontières. Frédérique Berrod y voit «de l'opportunisme politique». «Les États conservent un réflexe qui consiste à dire “pour ne pas avoir la grippe il suffit de fermer la fenêtre”. Beaucoup de Français pensaient la même chose en mars.»

Parce que sans contrôle interne de sa population, que ce soit avec des tests ou un confinement, interdire l'accès au territoire national à d'autres Européen·nes semble avoir peu d'efficacité. Il faut bien reconnaître qu'annoncer la fermeture d'une frontière est beaucoup plus facile que de mettre en place une politique de santé publique performante. Spectaculaire et immédiat, mais pas sans conséquences.

Évolution nécessaire

Ces événements pourraient-ils remettre en cause le futur de l'espace Schengen? «Je ne crois pas que l'engagement des États membres auprès de Schengen soit mis en doute, estime le chercheur allemand. Si nous pouvons ramener la pandémie sous contrôle, alors tout devrait rentrer dans l'ordre.» D'autant que l'espace de libre circulation européen en a vu d'autres, comme lors des différentes crises migratoires depuis 2015, et a su évoluer en adoptant, notamment, des mécanismes permettant de remettre en place des contrôles temporaires.

Reste à rendre tout ce processus plus efficace. Un changement des traités, qui permettrait à l'UE de mieux maîtriser ses frontières internes, n'est pas à l'ordre du jour. De toute façon, on imagine mal les États membres renoncer à gérer leurs frontières. Les changements, même mineurs, demanderont l'unanimité de tous les pays, mêmes ceux qui ne font pas partie de l'espace Schengen.

Il faut que l'UE «joue son rôle de coordinatrice».
Frédérique Berrod, professeure

«Je suis de l'avis que cet instinct de repli national dure depuis trop longtemps, juge Raphael Bossong. Il faudrait rendre les efforts de coordination quasiment obligatoires entre les pays, mais aussi se débarrasser de ces failles dans la loi qui permettent de renouveler les contrôles aux frontières tous les six mois. Il faut aussi améliorer les outils de coordination de crise.» Comme le résume Frédérique Berrod, il faut que l'UE «joue son rôle de coordinatrice, [...] que les plans de crises soient décidés au niveau de l'Union et que l'application se fasse au niveau des États».

Une nécessité pour que le bloc soit prêt pour une prochaine crise, mais aussi pour que la liberté de circulation, fondement de la construction européenne, ne soit pas remise en cause sur le long terme.

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