Société / Économie

Avec le déconfinement, la société de consommation reprend ses droits

La prise de conscience que beaucoup ont expérimentée pendant la quarantaine risque de n'avoir été qu'une parenthèse dans une société régie par le productivisme et la politique de l'offre.

Les intentions ne sont pas toujours suivies d'effet. | Thomas Le <a href="https://unsplash.com/photos/pRJhn4MbsMM">via Unsplash</a>
Les intentions ne sont pas toujours suivies d'effet. | Thomas Le via Unsplash

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Consommer de façon différente et plus «responsable», privilégier les circuits courts, veiller à réduire son empreinte carbone, dépasser la société de consommation: déjà fort présents dans le débat public ces dernières années, ces mots d'ordre occupent désormais une place prééminente depuis le début de la crise sanitaire. En effet, si elle fait l'objet de diverses interprétations, parfois des plus antinomiques, cette crise semble faire consensus sur au moins un point: elle offre l'occasion de repenser nos modes de consommation, avec une visée plus écologique et plus éthiquement responsable.

Plusieurs études et enquêtes d'opinion sont parues pour étayer cette forme de prise de conscience. Une étude du CRÉDOC (Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie) constate qu'«avec la crise du Covid-19, le critère d'achat “produit régional” reste au plus haut avec 75% de consommateurs déclarant être fortement incités par ce critère contre 54% en 2008. Le fait que le produit soit issu de circuits courts reste lui aussi élevé avec 76% de consommateurs déclarant être incités “beaucoup ou assez” par ce critère contre 74% en 2018». Plus enthousiaste, une enquête réalisée par Altavia et OpinionWay estime que «la consommation se dessinant dans ce monde d'après sera peut-être fort différente de celle d'avant: 69% des Français envisagent de consommer de façon différente et plus responsable».

Dans leur sillage, le site comarketing-news.com conclut d'une étude de l'institut d'études marketing C-Waysque que «la période de confinement aura été l'occasion pour de nombreux Français de revoir leurs priorités: en matière de télétravail, de sport, de bien-être mais aussi de consommation». Et de se réjouir: «De nombreuses études le confirment, il y aura un avant et un après Covid.» On peut encore ajouter cette enquête de l'Observatoire de l'enseigne de grande distribution E. Leclerc, qui rapporte que «95% des répondants déclarent qu'ils continueront [après la crise] à faire davantage attention au critère prix après la crise sanitaire (dont 66% de façon certaine), 93% aux qualités nutritionnelles des produits (dont 52% de manière certaine) et 92% à l'origine de ceux-ci (54% le déclarent de façon certaine)».

Des comportements de courte durée

À première vue, on ne peut que s'enthousiasmer à la découverte de telles données. Mais certaines voix appellent à la prudence. «S'il est vrai que durant le confinement la consommation a changé, beaucoup de mécanismes différents ont été à l'œuvre: certaines personnes ont pu avoir plus de temps pour faire des choses elles-mêmes, certains commerces ont été fermés mais le commerce en ligne s'est développé, le fait de ne pas avoir à sortir beaucoup a rendu moins nécessaires certaines dépenses», tempère Sophie Dubuisson-Quellier, sociologue et autrice de La consommation engagée.

Philip Balsiger, spécialiste de la sociologie économique, renchérit en faisant remarquer qu'il est «vrai qu'on a pu constater pendant ce temps aussi un intérêt pour des formes plus responsables, durables de consommation, de la part de certaines populations. Cela dit, pour beaucoup, cela a sûrement aussi été vécu comme une grande contrainte et un poids, et on entend beaucoup moins parler de cela. Finalement, pour ces personnes qui auront partiellement changé leurs formes de consommation, se pose la question de la durabilité de ces pratiques nouvelles. Il est probable qu'avec le retour des routines d'avant le Covid, il sera difficile, voire impossible, de maintenir ces pratiques nouvelles».

«Il est probable qu'avec le retour des routines d'avant le Covid, il sera difficile, voire impossible, de maintenir ces pratiques nouvelles.»
Philip Balsiger, spécialiste de la sociologie économique

Ces analyses évoquent les grandes files d'attente qu'on a pu voir devant les commerces dès que le confinement a été levé. D'autres éléments indiquent que le confinement n'a été qu'une éphémère parenthèse dans nos modes de consommation. Et bien qu'il faille prendre ces premiers éléments avec des pincettes, tant le phénomène n'a toujours pas été soigneusement documenté, l'hypothèse d'un retour aux habitudes qui avaient cours avant le confinement semble plausible autant que logique.

Les structures du modèle économique, axé sur le productivisme et la politique de l'offre, restent intactes. «On peut évidemment demander aux consommateurs de modifier leurs choix pour privilégier des produits ayant des effets moins négatifs sur l'environnement ou le climat. Mais fondamentalement, les achats sont largement conditionnés par l'offre disponible. Les effets les plus importants sur la manière de consommer dépendent des changements structurels de l'offre», fait observer Sophie Dubuisson-Quellier.

Des actes qui ne se joignent pas forcément à la pensée

L'usage qui est fait des vélos en est l'illustration. L'augmentation exponentielle du déplacement à vélo en France n'est pas due à une prise de conscience ni à des volontés individuelles spontanées. Il a fallu attendre que se mettent en place les structures nécessaires pour favoriser cette pratique. Frédéric Héran, économiste et urbaniste, appelle cela le «système vélo», à savoir «l'ensemble des aménagements, des matériels, des services, des règlements, des informations et des formations permettant d'assurer sur un territoire une pratique du vélo efficace, confortable et sûre». Ce sont «de multiples cercles vertueux qui se mettent à tourner et à se renforcer mutuellement», explique-t-il lors d'un échange.

Le «biais de prise de conscience» est un autre phénomène à l'origine de la vision optimiste de l'évolution de nos modes de consommation. En substance, l'idée d'une prise de conscience suggère que, dès lors qu'un individu s'est rendu compte d'une situation qui le contrarie et qu'il décide d'y mettre fin, ses actes auront tendance à se joindre systématiquement à sa pensée. C'est ce qui ressort des études citées plus haut: à la suite du choc de la crise, la prise de conscience du caractère néfaste de nos modes de consommation s'est accompagnée d'un changement de comportements.

Or, comme les philosophes l'ont démontré, les actes ne suivent pas toujours l'intention et, quand c'est le cas, il ne faut jamais le prendre pour acquis. L'imaginaire consumériste a pris deux siècles pour s'ancrer en nous. Une prise de conscience survenue dans un contexte aussi particulier que la période du confinement ne semble pas être de taille pour le déloger.

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