Économie / Culture

Le milieu de l'autoédition gagne son indépendance face à la toute-puissante édition traditionnelle

Ces écrivain·es bénéficient désormais de la même protection sociale que leurs semblables sous contrat avec une maison.

Jusqu'alors, s'autoéditer nécessitait la création d'un statut d'auto-entrepreneur afin de déclarer les revenus liés à la vente des livres. | Green Chameleon <a href="https://unsplash.com/photos/s9CC2SKySJM">via Unsplash</a>
Jusqu'alors, s'autoéditer nécessitait la création d'un statut d'auto-entrepreneur afin de déclarer les revenus liés à la vente des livres. | Green Chameleon via Unsplash

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C'est une petite révolution pour le monde littéraire. Un décret publié fin août va étendre le régime social des artistes-auteurs aux écrivain·es dont les œuvres sont autoéditées. Jusqu'alors, s'autoéditer nécessitait la création d'un statut d'auto-entrepreneur afin de déclarer les revenus liés à la vente des livres. Impossible dans ces conditions de se faire reconnaître autrement sur le plan administratif ni de bénéficier, par exemple, de la protection sociale des artistes-auteurs.

Cordélia, dont plusieurs livres sont autoédités mais dont la maison Akata a édité l'adaptation de son roman-feuilleton Tant qu'il le faudra, estime que cette évolution devrait «faciliter la vie de beaucoup de gens» qui jonglent déjà entre auto-entrepreneuriat et le statut d'artiste-auteur: «Le régime artiste-auteur n'est pas simple, mais au moins on ne sera plus en train de bidouiller un truc qui n'est pas adapté à notre situation afin d'essayer de rentrer dedans.»

L'autoédition, un incontournable

Ce changement ne s'est pas fait sans résistance. Samantha Bailly, autrice et présidente de la Ligue des auteurs professionnels, une instance qui rassemble les auteurs et autrices mobilisées dans le but d'améliorer leurs conditions de travail, a participé aux concertations mises en place par le ministère de la Culture. Les discussions ont duré deux ans: «À cette occasion, j'ai défendu la position de l'autoédition et du financement participatif parce qu'on veut que le ministère nous écoute quand on lui dit quelle est la réalité de nos métiers aujourd'hui.» En marge du circuit classique des maisons d'édition, l'autoédition est devenue incontournable dans le paysage littéraire français. Grâce à de nombreuses plateformes, allant d'Amazon KDP à Librinova, tout le monde peut prendre la plume et proposer une version numérique ou papier de son roman. Différents modèles de financement (Ulule, Patreon, Tipeee) permettent aussi une forme d'autonomie et de liberté. Une solution qui peut sembler facile et à la portée de tout le monde, à ceci près qu'il faut une sacrée dose de détermination pour tout prendre en main, des corrections à la maquette, en passant par le service de presse, les envois des exemplaires et la gestion de sa promotion en ligne.

Sur les réseaux sociaux, d'âpres échanges ont suivi l'annonce de cette future harmonisation. Certain·es s'insurgent à l'idée que l'on puisse mettre sur un pied d'égalité les auteurs et autrices qui ont une maison d'édition et les autres qui s'autoéditent. Sous-entendu: les «vrais» écrivain·es versus celles et ceux qui rêvent de le devenir mais qui n'ont pas été adoubés par le tout-puissant monde de l'édition.

Une vision qui agace Samantha Bailly: «Des gens nous expliquent que nous ne sommes pas de vrais auteurs, mais là, on ne parle pas de talent, on parle de protection sociale! On n'accorde pas le droit à un congé maladie à quelqu'un en fonction du jugement que l'on fait de la qualité de son travail.» Avec une trentaine de livres à son actif –certains autoédités d'autres parus chez des maisons d'édition–, elle est actuellement en train de se battre pour faire valoir ses droits les plus élémentaires. «Je n'ai toujours pas touché mes indemnités de congé maternité, déplore-t-elle. Alors que j'ai commencé mes démarches quand j'étais enceinte de quatre mois. On me balade d'une caisse à une autre. Le régime est tellement fragmenté qu'il en devient illisible.» Le statut d'artiste-auteur reste méconnu et encore très flou pour l'administration.

S'autoéditer n'est pas un pis-aller

L'idée selon laquelle les personnes qui s'autoéditent auraient forcément été recalées du circuit de l'édition classique a la peau dure. Elle est pourtant largement dépassée. Florian Lafani a dirigé le département numérique chez Michel Lafon avant de devenir directeur éditorial de Fleuve Éditions. C'est lui qui a déniché certains talents connus parmi les plus belles success stories de l'autoédition, comme Agnès Martin-Lugand en 2013. Celle qui a publié sur Amazon son premier roman, Les gens heureux lisent et boivent du café, caracole désormais dans le top 10 des meilleures ventes en France.

Florian Lafani reconnaît dans l'autoédition un «moyen de trouver de nouvelles voix». «C'est un complément au service des manuscrits, détaille-t-il. On s'est aperçu qu'un certain nombre d'auteurs autoédités n'envoyaient pas leurs textes aux maisons d'éditions.» Il estime toutefois que cette démarche n'est pas toujours assumée, peut-être parce que cette manière de diffuser les œuvres reste méprisée par des maisons d'édition: «Certaines le disent et peuvent en faire un argument de vente, mais les maisons d'édition un peu plus littéraires n'en parlent pas forcément.»

D'ailleurs, l'autoédition n'est plus nécessairement un choix par dépit pour qui n'aurait pas été choisi·e par l'édition traditionnelle. Maliki, par exemple, a opté pour le financement participatif comme un choix éthique après avoir été publié chez Ankama et Bayard. Moins d'intermédiaires pour plus de liberté, explique-t-il sur son site, lui qui a bénéficié cette année du soutien d'une solide communauté lui permettant d'atteindre haut la main son objectif de financement participatif avec plus de 12.000 préventes de sa BD et près d'un millier de contributions.

Cordélia, qui navigue entre les deux modèles et a aussi fait un crowdfunding pour son premier roman, constate que le monde de l'édition traditionnelle fait toujours figure de «Graal» contre lequel l'autoédition ne peut rivaliser, que ce soit en matière d'exigence ou de valeur artistique: «L'image de l'autoédition est associée à des livres de mauvaise qualité, plein de fautes, et oui il y a en a, mais ce n'est pas parce qu'on est édité chez un éditeur traditionnel que c'est un gage de qualité.»

Un statut qui reste précaire

La résistance à faire bénéficier les auteurs et autrices autoéditées du régime social des artistes-auteurs tient aussi à une image romancée des écrivain·es. Cette activité n'est pas perçue comme un vrai métier, mais plutôt comme une occupation annexe qui relèverait du loisir, estime Samantha Bailly. «Le rapport Racine le pointait en disant que cette vision idéalisée de l'auteur et la non-rémunération de notre travail participent à préserver une certaine classe sociale et une représentation de l'auteur qui fait ça à côté, qui ne travaille pas parce qu'il n'en a pas besoin ou parce que c'est salissant», commente-t-elle. Un vrai paradoxe, selon elle: «Les plus grandes figures littéraires de notre pays ont porté l'idée que c'était un travail d'écrire. Balzac avait une représentation très laborieuse de l'écriture.»

Elle souligne qu'une étude du ministère de la Culture publiée en 2016 portant sur la situation économique et sociale des auteurs et autrices du livre montre bien les écarts de revenus entre les personnes qui écrivent à temps plein, en majorité les plus précaires, et celles qui exercent une activité professionnelle (notamment dans l'enseignement, la recherche ou la presse), dont les revenus sont plus élevés. «L'étude montre que les écrivains qui ont accès au régime social sont très majoritairement des propriétaires immobiliers et sont dans une situation sociale aisée, mais pas grâce à leurs droits d'auteur», souligne-t-elle.

Reste que la seule extension du statut d'artiste-auteur aux personnes autoéditées ne suffira pas à remédier à la précarité globale qui touche le secteur, ni aux contradictions qui subsistent. «Le régime des artistes-auteurs n'est pas encore consolidé, rappelle Samantha Bailly. Il a de nombreux dysfonctionnements. L'idée, c'est que ce ne soit pas un cadeau empoisonné pour les auteurs autoédités.» Le symbole fait déjà date: la fin d'une conception désuette du statut d'artiste-auteur, qui sera désormais déterminé par la création d'une œuvre et non plus par la présence d'un éditeur. «C'est nous qui sommes à l'origine de nos œuvres, et on reprend la main dessus.»

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