Culture

Les films de super-héros sont beaucoup moins fun qu'avant

La récente propension à explorer l'intime a conduit à une psychologisation permanente et à une navigation dans des univers pessimistes.

Nouvelle variation autour de l'homme chauve-souris, <em>The Batman</em>, dont la sortie est prévue à l'automne 2021, semble trempé dans l'encre noire. | Capture d'écran <a href="https://youtu.be/O2XDOjoYxgw">via YouTube</a>
Nouvelle variation autour de l'homme chauve-souris, The Batman, dont la sortie est prévue à l'automne 2021, semble trempé dans l'encre noire. | Capture d'écran via YouTube

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Toujours costumés et masqués, les super-héros des comics qui embouteillent les écrans de cinéma ces dernières années n'ont plus grand-chose à voir avec leurs prédécesseurs apparus dans les années 1960. Exit le fun et les couleurs pop du siècle dernier. Aujourd'hui, fini de rigoler.

Plus sérieux et premier degré, ces personnages sont devenus, au fil des films, les sujets d'une psychologisation permanente et naviguent dans des univers sombres et rudement pessimistes.

S'agit-il d'un changement radical de paradigme ou les adaptations cinématographiques reflètent-elles plus fidèlement de nos jours les directions prises par les comics hier? De quand date cette évolution? Et doit-elle s'entendre comme un écho à nos angoisses contemporaines?

Pow, blop, wizz

Nés dans les années 1930, les comic books, nom donné aux bandes dessinées américaines, rencontrent rapidement un vif succès. La maison d'édition DC, à l'origine de la création de Superman en 1938 et de Batman, Green Lantern et Flash l'année suivante, devient ainsi le pilier de cette nouvelle culture. Les concurrentes ne se font pas attendre et dès 1939 est fondée Timely Comics, l'ancêtre de Marvel. Alors que la Seconde Guerre mondiale éclate, Timely pressent que fiction et histoire peuvent s'entremêler et décide d'exalter le patriotisme de son lectorat avec la création d'un de ses premiers personnages: Captain America.

Mais la fin de la guerre, et donc la disparition d'ennemis réels qui alimentaient l'imaginaire des scénaristes et dessinateurs des deux maisons d'édition, fait marquer le pas aux super-héros de DC et de Timely, devenu entre-temps Marvel. Durant les années 1950, alors que DC réussit le lifting de deux de ses héros et accouche de son premier cross-over (La Ligue de justice d'Amérique), c'est Marvel qui prend le leadership. Sous l'impulsion de son directeur de publication (et aussi scénariste) Stan Lee, Marvel lance une flopée de nouveaux personnages qui conquièrent rapidement le public: Hulk, Thor et Spiderman en 1962, Iron Man et les X-Men en 1963.

C'est dans ce contexte effervescent que la première adaptation télévisuelle de Batman arrive sur les écrans américains en 1966. Alors que les comics développaient déjà une veine plus dramatique (rappelons que Bruce Wayne est orphelin, rongé par un sentiment de vengeance vis-à-vis de ce crime), la série se veut délibérément humoristique et divertissante. Les combats sont rythmés par des onomatopées incrustées à l'écran, les costumes de la chauve-souris et de son acolyte Robin rivalisent de couleurs éclatantes et les trucages sont absolument risibles (mais assumés comme tels). Bref, la série est une bulle pop, légère et distrayante qui offre une vitrine inestimable à une DC en perte de vitesse.

 

 

Douze ans plus tard, la sortie sur les écrans de Superman confirme la suprématie de DC à Hollywood. Si Marvel domine les librairies, DC s'installe au cinéma. Mais encore une fois, le ton demeure badin et l'esthétique pop (cet audacieux justaucorps bleu moulant porté avec un slip rouge).

Bien que le Kryptonien soit le dernier survivant de sa planète (un trauma conséquent, donc) et que son père adoptif meure lorsqu'il est adolescent, le traitement du héros par le réalisateur Richard Donner s'inscrit dans le divertissement pur. Romance avec Loïs Lane, présence d'un méchant à l'excentricité outrancière mais aux méfaits de petite envergure, rédacteur en chef hystérique... Superman n'est pas un personnage torturé par son passé, englué dans des problèmes existentiels. Il incarne la face glorieuse de l'Amérique, fière de sa toute-puissance, quitte à frôler l'excès et le ridicule parfois (le slip rouge, on en parle?).

 

 

Évidemment, il est nécessaire de comprendre quelle cible visent les producteurs du film. Les ados et enfants biberonnés aux comics peuvent enfin déguster du pop-corn en découvrant une toute nouvelle aventure de leur héros sur grand écran.

Quand Tim Burton, à la tête d'un projet avorté autour de Superman, réalise en 1989 son Batman, on assiste au chant du cygne de cette vision pop. Le Joker est un clown blagueur de mauvais goût, Bruce Wayne un milliardaire frivole et le commissaire Jim Gordon un simple flic. Malgré la noirceur inhérente de Gotham City, la proposition burtonienne s'ingénie à conserver la dimension ludique de l'univers créé par Bob Kane. L'invraisemblance des situations et l'absence totale de psychologie des personnages font de ce film (et des trois suivants, qui bien qu'incomparables en matière de réalisation partagent une même filiation de ton), l'ultime Batman pop.

 

 

De la psychologie... à la psychiatrie

On l'aura compris, les super-héros traînent des traumas souvent massifs et ce depuis leur origine. Bruce Wayne (Batman) est orphelin, tout comme le Professeur Xavier (X-Men), Peter Parker (Spider-Man) ou Clark Kent (Superman) qui, lui, a carrément à gérer le syndrome du survivant après l'explosion de sa planète. Tony Stark (Iron Man) combat un penchant pour l'alcool, le Spectre Soyeux I (Watchmen) a été violée, Rorschach (Watchmen) était un enfant battu, Magnéto (X-Men) a survécu à la Shoah. Bref, des passifs propres à envoyer quiconque en psychanalyse pour une paire d'années.

Si, pendant des lustres, les cinéastes ont évité d'évoquer les troubles induits par de telles biographies dans leurs films, ils se rattrapent depuis deux décennies. Cette propension récente à explorer l'intime des super-héros pourrait bien être un calque de nos propres désirs d'introspection et une conséquence du bouleversement politique mondial de la fin du XXe siècle. Si le bloc communiste interdisait de se penser individuellement pour mieux se penser en tant que groupe, la dissolution de cette idéologie au tournant des années 1990 a ouvert la voie à l'individualisme réflexif. En devenant le seul modèle économique, le capitalisme et par corrélation le consumérisme, ont installé l'idée que seul le sujet prévaut.

Dès lors, on se doit d'inspecter les recoins de sa conscience comme l'ont bien compris plusieurs réalisateurs au rang desquels Zack Snyder. Quand il réalise Man of Steel (2013), il ne se contente pas d'assombrir le costume de son personnage (couleurs nettement moins vives qu'en 1978), il met en scène la mort de son père adoptif, réactivant de fait le deuil initial et impossible que Superman doit surmonter. Ce double décès paternel dessine en creux le portrait psychologique et émotionnel du héros, proposition inédite sur grand écran.

 

 

D'autres super-héros suivent ce chemin psychologisant, comme c'est le cas de Wolverine en 2017. Dans Logan, l'homme aux griffes d'acier avoue une moitié d'Œdipe en endossant le meurtre de son père. Crime suprême, le parricide se double ici de la découverte de sa paternité alors qu'il expire. Fils ayant tué son père, devenant père lui-même au seuil de la mort, autant dire que les scénaristes n'ont pas mégoté sur l'épaisseur psychologique qu'ils souhaitaient donner au personnage. Quitte à caricaturer le pauvre Wolverine.

 

 

Cette tendance psychologisante dépasse dans certains cas le périmètre de l'intime pour s'aventurer en terre psychiatrique. L'intérêt populaire croissant pour les maladies mentales au cinéma (psychopathie, schizophrénie, paranoïa...) n'est plus à démontrer. Le monstre tapi dans l'être humain fascine, qu'il se nomme Hannibal Lecter (Le Silence des agneaux), John Doe (Seven) ou Kevin Wendell Crumb (Split). On veut observer les comportements, comprendre les motivations, deviner la mécanique du mal.

Or, quel meilleur catalogue de pathologies psychiatriques que les comics qui débordent de personnages bordeline à la personnalité trouble? Ainsi, Thanos (Avengers) ne serait-il pas atteint d'un syndrome d'hubris, impression de surpuissance, d'invulnérabilité et d'invincibilité?

Le cas d'école cinématographique le plus éclatant demeure Joker de Todd Phillips (2019). Construit autour du protagoniste, future Némésis de Batman, le film se concentre sur cet unique individu, épouse ses points de vue et ses délires, ausculte sa folie au plus près. Est-on encore face à un film de super-héros (de super-méchant pour être exact)? Difficile de trancher tant l'angle choisi par le cinéaste est révolutionnaire. Jamais la psyché d'un personnage de comic n'avait été disséquée de la sorte sur grand écran. La proposition de Jack Nicholson pour Tim Burton versait dans le cabotinage. La composition d'Heath Ledger pour Christopher Nolan (The Dark Knight) cherchait à circonscrire les contours de la folie du Joker. Joaquin Phoenix y plonge tête baissée.

 

 

Noir, c'est noir

Non contents de présenter des personnages de plus en plus torturés, les cinéastes en charge d'adaptations de comics aiment à les propulser dans des univers de plus en plus sombres et pessimistes. Si Metropolis ou Gotham n'ont jamais semblé des villes accueillantes, les versions proposées depuis les années 2000 enfoncent le clou. Pour comprendre ce basculement vers les ténèbres, il faut retourner en 1986.

Cette année-là, deux chefs-d'œuvre de la littérature paraissent: Dark Knight de Frank Miller et Watchmen d'Alan Moore. Ces romans graphiques sont le point d'origine du basculement. En plein essor des politiques reaganiennes aux États-Unis et thatchériennes au Royaume-Uni, germent dans l'esprit de ces deux auteurs des visions obscures. Le futur ne sera vraisemblablement pas glorieux pour l'Occident et les personnages de fiction, contaminés par l'air du temps délétère, commencent à arpenter des territoires menaçants.

Dans Watchmen, uchronie pessimiste où Richard Nixon enchaîne trois mandats présidentiels après être sorti victorieux de la guerre du Vietnam, des anciens super-héros à la retraite disparaissent. Ambiance asphyxiante, politiques toxiques, complot généralisé... L'ouvrage compile le pire de son monde fictif pour mieux critiquer la réalité de l'époque, une société bringuebalée entre ses errements et ses faiblesses. Adapté en 2009 par Zack Snyder, devenu le cinéaste officiel de DC, Watchmen libère sa noirceur jusque-là connue du seul lectorat. Le générique, esthétiquement parfait, résume à lui seul le génie visionnaire de Moore.

 

 

Mais les comic books n'ont pas attendu le XXIe siècle pour s'intéresser au côté obscur de leurs héros. Il aura sans doute fallu un événement tragique à l'écho international pour que le cinéma abandonne sa lecture pop de ces œuvres et choisisse de dévoiler les versions plus violentes, dévoyées, désespérées qui existaient depuis près de vingt ans. Le 11-Septembre apparaît comme le catalyseur de ce changement narratif majeur.

L'irruption du terrorisme à une échelle impensable avant et sur les écrans du monde entier simultanément a bouleversé les représentations du mal. Le monde post-11-Septembre est anxiogène, incertain. Captain America et son patriotisme ne suffisent plus à emballer les foules. Le public ne veut plus, ne peut plus se contenter de fables positivistes pour accepter l'inacceptable. Il voulait du rêve il y a quatre-vingts ans, il réclame un miroir aujourd'hui.

Ce miroir tendu par Miller en 1986, Nolan s'en saisit en 2008 quand il réalise The Dark Knight. Gotham est devenue New York, le Joker un terroriste, le public des témoins invités à regarder la fin d'un monde (le leur?) et l'avènement d'un sauveur. Il est loin le temps des bagarres à mains nues du Batman des années 1960. Le monde a changé, les super-héros lui ont emboîté le pas.

 

 

C'est dans ce contexte, où la vision pop a disparu et laissé place à une noirceur fataliste, qu'est sorti le 22 août le teaser de The Batman (en salle à l'automne 2021).

 

 

Nouvelle variation autour de l'homme chauve-souris campé par Robert Pattinson et filmé par Matt Reeves (Cloverfield, film post-11-Septembre par excellence), le long-métrage semble trempé dans l'encre noire. Tout y est obscurci: les visages, les formes, les décors. Sombre jusqu'à l'anéantissement? Peut-être. Les super-héros sur grand écran sont-ils condamnés à guérir leurs blessures intimes, voire leurs pathologies mentales dans des mondes toujours plus inquiétants? Rien n'est moins sûr. D'autres auteurs défrichent d'autres territoires. Tom King ou Brian Bendis, par exemple, exploitent aujourd'hui des facettes inexplorées de Batman. Espérons qu'elles arrivent un jour jusqu'aux salles obscures.

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