Culture

«Tenet», spectaculaire explosion du récit spectaculaire

Le nouveau Christopher Nolan poussait très loin le sabotage de l'intérieur de la mécanique du blockbuster. Ironiquement, la pandémie lui a donné un rôle comparable à celui de son héros.

Du bon usage d'un Boeing comme véhicule-bélier pour paraître remplir le contrat du hold-up sur le box-office mondial. | Capture d'écran <a href="https://www.youtube.com/watch?v=oscLrUZG7CA&amp;feature=emb_logo">via Youtube</a>
Du bon usage d'un Boeing comme véhicule-bélier pour paraître remplir le contrat du hold-up sur le box-office mondial. | Capture d'écran via Youtube

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On se souvient de la séquence saisissante dans Inception où une rue de Paris se repliait sur elle-même. Avec Tenet, Christopher Nolan fait avec le temps ce qu'il faisait alors avec l'espace.

Si ce n'est assurément pas la première fois que le réalisateur de Memento et d'Interstellar met en jeu le cours naturel du temps, les paradoxes temporels sont ici mobilisés d'une manière à la fois plus systématique et plus complexe –et surtout selon une logique, si on peut dire, tout à fait singulière.

 

À la différence des circulations dans les espaces gigognes d'Inception, qui faisaient l'objet d'explications méticuleuses et vraiment logiques, la manière dont le temps va se mettre à s'écouler simultanément dans deux sens à la fois, et les effets (visuels, psychologiques, narratifs voire métaphysiques) que cela entraîne, font cette fois l'objet d'explications parfaitement et délibérément absconses.

Un gigantesque tour de prestidigitation

Alors qu'on accompagne l'agent secret joué par John David Washington dans son combat contre un richissime mafieux russe décidé à détruire la planète, alors qu'à ses côtés se matérialisent des alliés dont le scénario ne se donne jamais la peine de justifier la présence ni de garantir la loyauté, se déploie une farandole de bagarres impressionnantes, de jeux de conflits et de séduction, de références à la géopolitique, de cascades improbables entre Bombay, Londres, Oslo, les côtes italiennes et vietnamiennes, et la Sibérie.

La virtuosité de leur enchaînement, qui tient lieu de légitimation à leur présence, n'est nullement une ruse de réalisateur esbroufeur. Elle est le cœur du long-métrage, dont le véritable cousin dans la filmographie de Nolan est Le Prestige, ce grand film sur les effets de croyance et le désir de magie du public –tout le monde, et pas seulement en tant que spectateurs et spectatrices de cinéma– comme ressource de pouvoir.

 

Le protagoniste (John David Washington) d'une histoire dont il n'est jamais assuré d'être le héros. | Capture d'écran de la bande-annonce

«Tenet» signifie «principe» ou «précepte» en anglais, et c'est bien de cela dont il s'agit: de ce que l'on appelle d'habitude, à tort, un «concept»; une idée abstraite qui décide d'une organisation formelle.

Mais le choix du titre est d'abord lié au fait qu'il s'agit d'un palindrome, approprié à ce récit qui se raconte d'avant en arrière tout autant que du début à la fin. Comme il est dit dans le film (où tout est énoncé, ce qui n'arrange rien), «si tu penses de manière linéaire, tu es fichu».

Si les justifications des péripéties sont incompréhensibles, ce n'est nullement une maladresse de scénario: c'est le sujet même de Tenet. C'est-à-dire une méditation –trépidante et pétaradante, mais méditation tout de même– sur ce qui fait tenir ensemble une histoire si on lui enlève son socle le plus commun, le déroulement du temps.

Mille films ont joué avec le fil du temps, en proposant de multiples modes de circulation, des fragments pas dans l'ordre, des répétitions compulsives avec ou sans variations, des accélérations trépidantes ou des étirements vertigineux (ce que commentait, non sans humour, le dispositif d'Inception). Aucun n'avait auparavant expérimenté de dynamiter le temps, à l'exception éventuellement de ce que l'on nomme justement des «films expérimentaux», voués à une extrême confidentialité et revendiquant ouvertement la rupture avec tous les codes dramatiques.

Nolan, lui, fait mine de jouer le jeu de la fiction, et même de la fiction à grand spectacle. L'enjeu de Tenet devient dès lors la question: que reste-t-il du spectacle sans la fiction? Où peut encore agir la magie?

 

Aux côtés du protagoniste, un partenaire au statut pour le moins incertain (Robert Pattinson). | Warner Bros

Dans l'immense, et au fond assez rieur, tour de prestidigitation géant auquel se livre le réalisateur figurent bien sûr les apparences de la fiction telle que connue et repérée.

En particulier les bons vieux paradoxes temporels de science-fiction, dans lesquelles Nolan fourre une belle critique de notre époque pourrie, celle qui est en train de finir de bousiller la planète et de saloper irrémédiablement l'existence de notre descendance.

Ce qui justifie dès lors que celle-ci conçoive le projet de nous anéantir –soit une intéressante symétrie avec le schéma matriciel de La Jetée de Chris Marker, sans doute le film avec lequel la symétrie est la plus légitime.

Malgré tout, en dépit de la troisième guerre mondiale qui survenait au début de son film, Marker était moins pessimiste: il croyait encore en l'avenir où il était possible d'aller chercher de l'aide –même si son héros ne le choisissait pas. Cette fois, nos actes malfaisants ont fait du futur un ennemi impitoyable.

Le ressort dramatique du paradoxe temporel ne joue de toute façon qu'un rôle limité dans le récit; il n'est qu'un fragment de sens flottant dans ce torrent au cours indécidable qu'est Tenet.

Christopher Nolan, agent très spécial

Le film se moule dans les oripeaux du blockbuster hollywoodien pour les saboter de l'intérieur, comme le fait Nolan depuis Batman Begins et surtout cette œuvre majeure qu'est The Dark Knight.

Mais le réalisateur va cette fois beaucoup plus loin, la mise en crise du récit autour de ce personnage principal qui ne s'appelle que «le protagoniste» et qui réclame à haute voix de bien être celui qui contrôle l'histoire étant la figure la plus exemplaire, la plus explicite de cette sournoise manipulation des codes du film d'espionnage et de la science-fiction.

De même, le procédé obligé de toute fiction hollywoodienne depuis un quart de siècle, le réflexe familialiste qui met au-dessus de tout la relation entre parent et enfant, est ici méthodiquement montrée pour ce qu'elle est: un artifice dramatique et idéologique.

 

Katherine (Elizabeth Debicki) dans la fonction convenue de la mère prête à tout pour sauver son fils. | Capture d'écran de la bande-annonce

La relation entre la femme du super-méchant et son fils est elle aussi un ressort détaché du mécanisme dramatique, présenté comme une convention qui ne suscite ni acte logique chez les personnages, ni l'ombre d'une émotion chez le public, et qui ne cherche nullement à le faire.

Le véritable agent très spécial, infiltré dans le monde des machines broyeuses hollywoodiennes pour mieux les torpiller, à l'image du héros devant aller faire sauter une mégabombe temporelle réglée pour annihiler la planète, c'est bien sûr Nolan lui-même.

Un paradoxe peut en contenir un autre

Le paradoxe ironique est que la situation sanitaire mondiale, artefact scénaristique qu'il aurait très bien pu inventer, a fait de lui, Nolan, le sauveur attendu du cinéma mondial –à tout le moins dans sa forme la plus établie, l'industrie appuyée sur les multiplexes.

 

Les grands moyens pour faire face à une situation de crise hors norme. | Capture d'écran de la bande-annonce

Tenet, dont la sortie a été repoussée à plusieurs reprises pour cause de pandémie, est en effet devenu LE film supposé redonner des couleurs au box-office planétaire et à l'idée même du cinéma en salle –idée dont le réalisateur est, logiquement et légitimement, un fervent avocat.

Depuis sa conception, Tenet fonctionnait sur une contradiction qui n'est pas temporelle mais sociologique: déclencher un triomphe commercial planétaire avec un objet conceptuel qui sabote les règles de ce succès. Il se trouve du fait de la crise du Covid-19 dans une situation disproportionnée, peut-être intenable.

La proposition de Nolan devait jouer sa partie parmi les blockbusters de l'été, en y instillant ses semences critiques. Le coronavirus, qui a fait le vide autour de lui et lui confère une responsabilité et un statut solitaires et démesurément stratégiques, en a décidé autrement.

À cet égard, la rescue team, soit les bataillons de spécialistes du marketing de Warner, a été assignée à la «mission impossible» de transformer en objet ultra-commercial un produit autrement complexe et retors.

L'ironie et le risque sont donc ici élevés au carré, avec un film qui se retrouve dans la même situation de sauveur que son protagoniste, alors même qu'il ne fonctionne qu'à l'énergie paradoxale de sa négativité corrosive vis-à-vis des règles du spectacle. Suspense…

Tenet

de Christopher Nolan, avec John David Washington, Robert Pattinson, Elizabeth Debicki, Kenneth Branagh

Séances

Durée: 2h30

Sortie le 26 août 2020

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