Santé / Société

Les politiques sur le travail du sexe doivent être conçues avec les personnes concernées

[TRIBUNE] Par sa posture de lutte contre le travail du sexe en lieu et place de lutte contre l'exploitation, le gouvernement évite d'aborder des questions plus complexes.

Une manifestation à Paris, le 14 avril 2018, demandant le retrait de la loi de pénalisation des clients. | Christophe Archambault / AFP  
Une manifestation à Paris, le 14 avril 2018, demandant le retrait de la loi de pénalisation des clients. | Christophe Archambault / AFP  

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Cette tribune accompagne la sortie du contre-rapport sur l'évaluation de la loi 2016, cosigné par quatorze associations dont ACCEPTESS-T, AIDES, ARCAT, Autres Regards, la Fédération Parapluie Rouge, Grisélidis, Itinéraires ENTR'ACTES, Médecins du Monde, Paloma et le STRASS, entre autres.

Depuis trente ans, Médecins du Monde est engagé en faveur de l'accès à la santé et aux droits des travailleur·ses du sexe. L'enjeu n'est pas d'être pour ou contre le travail du sexe, mais de s'assurer que les personnes concernées puissent le faire dans les meilleures conditions possibles. Cette approche s'inscrit dans une démarche de réduction des risques qui, de façon pragmatique, interroge notamment l'impact sur la santé des cadres législatifs. Notre longue expérience du terrain nourrit notre plaidoyer en faveur de la décriminalisation du travail du sexe.

La loi du 13 avril 2016, en mettant en place la pénalisation des clients des travailleur·ses du sexe, a paradoxalement mis en place une pénalisation indirecte de tou·tes les travailleur·ses du sexe, qu'elles et ils souhaitent changer d'activité ou non. Cette logique répressive augmente considérablement les risques sanitaires: exposition au VIH et autres IST, exposition aux violences, santé mentale dégradée, éloignement des structures d'accès aux soins, etc. Auparavant, l'enjeu était seulement d'éviter la police. Dorénavant, s'ajoute à cela l'enjeu de trouver un client. Afin d'échapper aux contrôles, les négociations doivent aller plus vite et il est plus difficile de définir les termes du contrat en amont.

C'est dans ce contexte que nos associations ont choisi de produire un rapport alternatif d'évaluation de la loi en se basant sur les retours des personnes concernées et non sur une quelconque idéologie.

L'épidémie de Covid-19 aurait dû, encore davantage, nous conduire à réfléchir à l'impact de la pénalisation des clients sur les travailleur·ses. En effet, l'épidémie et le confinement ont poussé à son paroxysme le tarissement de la clientèle visé par la pénalisation des clients et cela a démontré, si besoin en était, les conséquences catastrophiques pour les premières concernées de cet objectif.

Le coût de la stigmatisation

Un autre effet pervers de la loi de 2016 est l'augmentation des violences à l'encontre des travailleur·ses du sexe, qu'il s'agisse de leur fréquence ou, plus récemment, de leur intensité. Pas moins de huit meurtres ont ainsi été commis lors de la seule année 2019 et nous constatons que les vols et viols à l'encontre de travailleur·ses du sexe sont de plus en plus souvent accompagnés de violences physiques.

Face à ce durcissement des conditions d'exercice et à cette recrudescence des risques, certain·es ont reporté –partiellement ou totalement– leur activité sur internet. Cette solution n'est cependant pas accessible à tous. Elle exige une certaine maîtrise du numérique, la possession d'un ordinateur ou d'un smartphone et un niveau suffisant de français. Or, nombre de travailleur·ses du sexe sont des migrant·es pour lesquel·les cette transition ne peut se faire qu'au prix d'un recours à des intermédiaires, donc avec une moindre autonomie dans l'exercice de l'activité.

Dans le même sens, loin de favoriser la lutte contre l'exploitation du travail du sexe, la pénalisation des clients peut conduire à l'entraver. En effet, qu'il s'agisse de la précarisation des personnes concernées ou des déplacements des lieux d'exercice de l'activité, cela accroît la dépendance des travailleur·ses du sexe vis-à-vis des intermédiaires et des parties tierces et, donc, leur exposition à l'exploitation.

On fait le tri entre les «bonnes» victimes, qui veulent arrêter, et les «mauvaises» qui n'arrêtent pas, alimentant encore davantage la stigmatisation.

En tout état de cause, il ne s'agit pas de la panacée: les travailleur·ses du sexe qui exercent en ligne sont vulnérables à autant de comportements prédateurs, même s'ils diffèrent de ceux de la rue. Le cyberharcèlement est monnaie courante, ainsi que les tentatives d'extorsion (souvent liées à des menaces d'outing). La question de l'isolement est également cruciale. Elle augmente la vulnérabilité d'un·e travailleur·se qui rencontrera son client seul.

Il convient donc de s'interroger sur l'objectif véritable de ces mesures: s'agit-il de lutter contre l'exploitation et d'améliorer les conditions de vie des personnes concernées ou de mener une lutte idéologique et superficielle contre le travail du sexe? Le budget ridicule consacré au dossier par le gouvernement (5 millions d'euros pour environ 35.000 travailleuses du sexe donc moins de 150 euros par an et par personne) donne des éléments de réponse.

La priorité n'est clairement pas de protéger les personnes qui en ont besoin ni d'améliorer les conditions de vie des travailleurs du sexe, mais de s'assurer que la répression les pousse à arrêter d'exercer. Quitte à causer quelques «dommages collatéraux», comme l'ont concédé certains dirigeants politiques en off. On fait donc le tri entre les «bonnes» victimes, qui veulent arrêter, et les «mauvaises» qui n'arrêtent pas, quelle qu'en soient les raisons, alimentant encore davantage la stigmatisation.

Un sujet trop complexe pour les solutions proposées

Cette posture de lutte contre le travail du sexe en lieu et place de lutte contre l'exploitation évite d'aborder des questions plus complexes. Le travail du sexe est un sujet multidimensionnel, et la seule approche répressive ne peut tout simplement pas être adaptée. Les travailleur·ses du sexe ont souvent un champ des possibles professionnel très restreint par des facteurs de vulnérabilité très larges: racisme, sexisme, homophobie (de nombreux jeunes homosexuels sont contraints au travail du sexe après avoir été chassés de chez leurs parents), transphobie (la société n'offre guère d'alternatives professionnelles aux personnes transgenres et les conditions pour transitionner sont encore très difficiles en France), inégalités sociales et précarité. Et la logique de fermeture des frontières elle-même contribue au problème.

À cela, il faut ajouter des parcours de sortie totalement inadaptés: remise de titre de séjour précaire aux travailleur·ses étrangers, systématiquement trop courts pour pouvoir suivre une formation; allocations honteuses, calquées sur les allocations de demandeurs d'asile (350 euros, soit 1/3 du seuil de pauvreté); difficultés d'accès au logement social… Il ne faut pas se tromper: plutôt que la création d'un parcours spécifique, l'enjeu est bien ici de garantir à toutes les personnes l'accès au droit commun.

Voilà pourquoi il est urgent d'associer les travailleur·ses du sexe aux politiques qui les concernent. Leur syndicat, leurs associations et leurs allié·es avaient d'ailleurs prévenu des effets contre-productifs –hausse de la stigmatisation et des violences– dès les premières discussions autour de la pénalisation des clients, mais personne ne les avait écoutés.

La voix des travailleur·ses du sexe est encore aujourd'hui systématiquement et radicalement disqualifiée. Pourtant, en tant qu'association de santé qui travaille avec les plus vulnérables et les plus précarisés, nous le savons: aucune politique publique ne fonctionne si elle n'est pas travaillée avec les personnes concernées. Associer les travailleur·ses du sexe à l'élaboration des politiques qui les concernent est un enjeu majeur de santé publique et plus globalement de respect des droits humains. «Rien sur nous sans nous», disent les travailleur·ses du sexe. En tant qu'acteurs de santé, nous ne pouvons que nous associer et soutenir cette parole de bon sens.

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