Monde / Culture

Lady Columbia, la super-héroïne dont les États-Unis ont besoin

Universitaires et artistes militent pour le retour de la figure de Columbia, déesse de la liberté, égérie du suffrage universel et porte-parole des minorités.

L'actrice Hedwig Reicher en costume de Columbia lors de la Woman Suffrage Parade, le 3 mars 1913 à Washington. | <a href="https://www.loc.gov/item/97510759/">Via Library of Congress</a>
L'actrice Hedwig Reicher en costume de Columbia lors de la Woman Suffrage Parade, le 3 mars 1913 à Washington. | Via Library of Congress

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Liberté, égalité, patriotisme et marketing: son histoire rocambolesque dessine en creux celle des États-Unis. Avant d'être récupérée et adoubée par le peuple américain, Columbia était représentée dès le XVIe siècle sous les traits d'une exotique créature en pagne, parfois parée de bijoux symbolisant les richesses locales.

Une gravure la représente alanguie dans un hamac, son sommeil interrompu par un fringant Amerigo Vespucci fraîchement débarqué. Dans une autre, la beauté indigène lève sur Christophe Colomb un regard empreint de respect et de gratitude. Columbia (ou America), docile et pétrie de bonté, prête ses traits féminins au mythe du bon sauvage.

 


Allégorie de l'Amérique, gravure de Jan Galle d'après Jan van der Straet (1638). | Via Wikimedia Commons

D'un poème à la capitale

Il n'est plus question d'une femme soumise, deux siècles plus tard, quand elle devient le sujet d'un poème adressé à George Washington. L'anecdote historique a des accents hollywoodiens: l'autrice, Phillis Wheatley, est une esclave. En 1775, elle décrit une Columbia blonde comme Apollon et aussi combative qu'Athena, évoque une déesse personnifiant promesse de liberté et toute-puissance de l'Amérique.

La guerre d'indépendance bat alors son plein et, quelques mois plus tard, les États-Unis d'Amérique voient le jour. Entre-temps, Washington a tellement apprécié le poème qu'il l'a fait publier dans la presse. Émancipée, Phillis Wheatley devient la première Afro-Américaine à trouver un éditeur. Ses recueils de poésie sont plébiscités jusqu'en Angleterre.

Avec l'indépendance, Lady Columbia gagne ses lettres de noblesse. La capitale porte bientôt son nom (Washington, District of Columbia), tout comme une vingtaine de villes à travers les États-Unis. En 1784, le King's College de New York est rebaptisé Columbia University.

«Hail Columbia» s'impose comme hymne national officieux; détrônée en 1931 par «The Star-Spangled Banner», la chanson devient la marche d'entrée cérémonielle du vice-président des États-Unis.

On représente Columbia vêtue à l'antique, à l'instar de Britannia, de Marianne et d'autres allégories nationales féminines de l'époque. Quand elle n'a pas le front ceint d'une classique couronne de lauriers ou d'un diadème étoilé, elle emprunte d'ailleurs à Marianne le bonnet phrygien, symbole de liberté par excellence, qui coiffait déjà les esclaves affranchis à Rome.

À l'image de la Liberté guidant le peuple français sous le pinceau de Delacroix, Columbia guide le peuple américain vers l'ouest, portant aux nues les progrès techniques et les valeurs fondamentales du pays.

 


American Progress, de John Gast (1872). | Via Wikimedia Commons

Aux côtés des victimes d'injustice

La figure s'avère un séduisant outil de propagande de l'exceptionnalisme américain. Elle accompagne la nation dans sa mission divine, prêchant la bonne parole (entre principe égalitaire, liberté individuelle, démocratie représentative et laissez-faire économique, le tout teinté de puritanisme protestant) pour montrer l'exemple au reste du continent, et au-delà.

Un message parfois confus, qu'elle ne s'approprie pas complètement. Mais Lady Columbia va bientôt trouver sa place. En la désacralisant, le caricaturiste Thomas Nast va remettre les pieds sur terre à la déesse; celle-ci va y gagner en humanité, ainsi qu'en popularité.

Les États-Unis étant un pays fondé par des immigré·es (Nast est lui-même d'origine allemande), il décide de faire de Columbia une égérie anti-racisme, virulente défenseuse du suffrage universel et des victimes d'injustice.

 


Le dîner de Thanksgiving de l'Oncle Sam, de Thomas Nast (1869). | Via Wikimedia Commons

Le plus célèbre des political cartoonists de l'époque aura, de 1864 à 1884, une puissante influence sur l'histoire politique du pays –que reconnaîtront les présidents Lincoln et Grant. Et si elle ne porte pas de bracelets magiques, l'allure valeureuse et l'éloquence que Nast prête à Lady Columbia en font plus que jamais une héroïne.

À la fin du XIXe siècle, son costume est le favori des célébrations patriotiques, à tel point que la presse dispense toutes sortes de conseils pour s'habiller et se comporter comme elle.

 


The San Francisco Call, 1er juillet 1900. | Via Library of Congress

Égérie toute désignée des suffragettes, Columbia est à l'honneur lors de la marche de 5.000 femmes sur Washington en mars 1913, à la veille de l'investiture du président Woodrow Wilson. La Woman Suffrage Parade portera ses fruits: le dix-neuvième amendement sera voté six ans plus tard par le Congrès, avec le soutien de Wilson, avant d'être ratifié en 1920 par l'ensemble des États.

Lady Columbia ne se repose pas sur ses lauriers: la voici promptement mobilisée pour en appeler au patriotisme des citoyens. La Grande Guerre éclate et l'icône (dont la représentation graphique devient plus coquette, voire enjôleuse) exhorte les hommes à défendre leur pays ou à financer l'effort de guerre.

 


Poster de recrutement de l'armée américaine (1916). | Via Library of Congress

«Wonder Woman 1776»

L'allégorie disparaît-elle vraiment après la guerre, ou son image et son message ont-ils simplement été dilués, galvaudés? La déesse brandit le poing sur des milliers de logos commerciaux, prend la pose pour les jeunes studios de cinéma Columbia Pictures en 1924.

 

Ces derniers deviendront rapidement si puissants que la figure iconique de Lady Columbia sera désormais davantage associée à des moments légers (cinéma, musique avec Columbia Records, publicités variées et, en 2013, le jeu vidéo BioShock Infinite) qu'à des sujets de fond. On la confond avec Lady Liberty, la statue pourtant inspirée par le personnage et certaines batailles de Columbia, si bien que celle-ci finit par l'éclipser.

Quand le psychologue William Moulton Marston dévoile le personnage de Wonder Woman en 1941, le lien ne fait aucun doute: Diana, princesse amazone protégée des dieux grecs, est une féministe engagée. La super-justicière est dotée du pouvoir de régénération et résiste au contrôle mental.

Le communiqué de presse accompagnant le lancement de la huitième édition de All Star Comics, dans laquelle elle fait sa première apparition, invoque le fantôme des suffragettes à Washington: «Wonder Woman a été conçue par le docteur Marston dans le but de promouvoir au sein de la jeunesse un modèle de féminité forte, libre et courageuse, pour lutter contre l'idée que les femmes sont inférieures aux hommes et pour inspirer aux jeunes filles la confiance en elles et la réussite dans les sports, les activités et les métiers monopolisés par les hommes.»

Pour l'historienne Jane Hampton Cook, Lady Columbia, c'est «Wonder Woman 1776», année de l'indépendance des États-Unis. Elle n'est pas seule à réclamer son retour –et par extension la sauvegarde des valeurs qu'elle défend.

L'artiste Francis Smith a rendu les clefs de son appartement et consacré quatre ans à visiter et photographier tous les lieux portant le nom de Columbia. Au Washington Post, il confie les motivations derrière sa série America by Another Name: «Nous sommes tous les héritiers de la liberté et des aspects de l'identité américaine que Columbia a représentés. Et ce sont ces valeurs qui nous unissent.»

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