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Et si les écolos autrichiens avaient raison de s'allier avec la droite?

L'alliance entre les Grünen autrichiens et la droite incarnée par l'ÖVP doit être comprise dans le contexte national autrichien, et s'émanciper des schémas courants de la vie politique française.

Le chancelier fédéral d'Autriche Sebastian Kurz (ÖVP), et le porte-parole des Verts, Werner Kogler, le 7 janvier 2020. | Hans Klaus Techt / APA / AFP
Le chancelier fédéral d'Autriche Sebastian Kurz (ÖVP), et le porte-parole des Verts, Werner Kogler, le 7 janvier 2020. | Hans Klaus Techt / APA / AFP

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Tout récemment, Guillaume Peltier, numéro deux de Les Républicains, envisageait dans Le Point de «regarder ce qu'a réalisé, en Autriche, Sebastian Kurz [chancelier fédéral et président du Parti populaire autrichien, ndlr], avec l'alliance d'une droite forte et des écologistes de bonne volonté».

Cette main tendue d'un des responsables de la droite française jugé les plus «droitiers» a de quoi intriguer. Pourtant, l'imitation de la coalition noire-verte autrichienne risque de se heurter à l'analyse des faits. L'Autriche n'est pas la France, et les Grünen autrichiens (Les Verts) ont d'autres enjeux brûlants que ceux des Français·es.

L'Autriche troque le bleu contre le vert

En septembre dernier, à la suite de l'Ibizagate –un scandale impliquant le vice-chancelier d'extrême droite Heinz-Christian Strache (FPÖ, «bleu»), filmé en pleine négociation avec une fausse milliardaire russe–, et de la rupture consécutive de la coalition entre le Parti populaire autrichien (ÖVP) et le Parti de la liberté d'Autriche (FPÖ), de nouvelles élections ont eu lieu en Autriche.

Ces élections ont donné une avance nette aux chrétiens-sociaux de l'ÖVP sur les sociaux-démocrates du SPÖ, avec respectivement 37,5% et 21,2%. Avec ses 16,2%, le FPÖ, passablement décrédibilisé, était talonné par les Grünen qui, faisant ainsi leur retour au NationalRat, le Parlement autrichien, réalisaient un score d'environ 14%.

Le FPÖ n'avait guère intérêt, en partenaire aussi minoritaire, à participer de nouveau au pouvoir. Reconstruire sa crédibilité après la fin piteuse de la précédente coalition impliquait de miser sur l'oubli et la mansuétude du temps qui passe. Le SPÖ ne voyait que trop les risques d'une coalition avec une ÖVP comptant près du double de ses parlementaires.

Restait donc l'hypothèse d'une coalition «noire-verte», ou plutôt «turquoise-verte», Kurz ayant repeint le noir des chrétiens sociaux en turquoise. Au terme de longues semaines de négociation, c'est donc ce qui se passa. Un accord de coalition fut signé le 1er janvier 2020. Depuis, il ne cesse d'agiter le landerneau vert européen.

Un effet Greta?

On peut s'interroger sur l'influence de la dramatisation des enjeux liés au climat qui a précédé et accompagné la signature de cet accord. Privé de son allié droitier du FPÖ, et de son ancien partenaire du SPÖ, le chancelier Kurtz aurait bien pu trouver politiquement rentable de faire rentrer les Grünen –pourtant pas le parti le plus modéré et droitier de l'UE– dans sa coalition, en lui confiant des ministères.

Dans cette perspective, cela s'apparente à un troc politique, fruit d'un habile marchandage visant à confier les questions environnementales aux Grünen, et à conserver l'essentiel de ce qui fait les fondamentaux de l'ÖVP kurzienne. Avant la naissance de la coalition précédente, le patronat autrichien avait fixé sa doctrine: plutôt des coalitions noir-bleu (ÖVP-FPÖ) que noir-vert, qui pourtant existaient dans trois Länder.

C'est de là que croît au sein des Grünen une réflexion qui permet de penser que leur choix récent ne relève pas simplement de l'opportunité ou de l'opportunisme, mais de l'impérative nécessité, au regard de l'évolution politique de la région.

Réorientation de la vie politique sur le long terme?

Les questions sociales et environnementales ont évidemment une réelle importance dans la vie politique autrichienne; mais, comme les autres politiques – économique, de sécurité et d'immigration, si importantes aux yeux de l'ÖVP de Kurz–, elles sont l'objet de négociations lors de la formation des coalitions au NationalRat, et donc d'une forme de court-terme à l'échelle de l'histoire.

Pour l'Autriche, une autre question fondamentale se pose, et elle concerne l'idée que l'Autriche se fait d'elle-même. Ce n'est pas une question anecdotique puisqu'elle implique l'affirmation que l'Autriche soit comme une nation politique, soit comme une entité aux fondements ethniques, parfois désignés comme culturels, et partie intégrante du «Volk» (le peuple) allemand. Question primordiale, elle ne se règle pas par une dissertation théorique mais par un dessein politique national incarné. Or, l'Autriche en manque depuis plus de trente ans.

Très avertis des évolutions de fond de la société autrichienne, les Grünen ont tôt compris que la bataille pour la définition de l'identité autrichienne les opposait davantage au FPÖ qu'elle n'opposait aucun autre parti entre eux.

Il faut lire et relire cette œuvre magistrale qu'est La Prise de conscience de la nation autrichienne de Félix Kreissler pour bien saisir ce qui se joue de façon différente aujourd'hui en Autriche, mais dans le droit fil des questions qui se sont posées de 1918 aux années 1970. Hier, de 1970 à 1983, ce sont les socialistes de Bruno Kreisky qui modernisèrent l'Autriche concrètement, et permirent d'affirmer un modèle social autrichien en pleine mutation, entre les Blocs, progressiste sur le plan social et sociétal.

Depuis, la Seconde République a eu un parcours chaotique. Intégrée progressivement à la Communauté économique européenne, les bases politiques de l'Autriche née du traité d'État de 1955 furent ébranlées. Apparut sur la scène Jörg Haider, qui tira parti de cette crise latente et qui, au passage, utilisa la thématique écologiste (notamment contre une centrale nucléaire tchèque) pour progresser.

C'est donc une course de vitesse qui, depuis quelques années, s'était engagée entre FPÖ et Grünen pour tenter d'orienter le chemin que prendrait la nation autrichienne. Moins opposés sur les questions environnementales que sur le dessein géopolitique de Vienne, la conception des droits humains et des libertés publiques ou l'idée d'une nation politique et non ethnique, les deux partis ont chacun cherché à conserver ou accéder au pouvoir.

Le «patriotisme autrichien» partagé par le FPÖ et une partie du patronat du pays, qui séduit sur un mode identitaire-populiste de larges franges ouvrières du pays, consiste à considérer que les Autrichien·nes sont «les meilleurs des Allemand·es», pointant au besoin les «trahisons» de Berlin, et misant sur la musique völkisch. Les Grünen ont compris qu'en contrepoint de cette vision de l'Autriche, il leur fallait définir une autre vision et une stratégie s'appuyant sur une «autre Autriche».

Idéologiquement, les Grünen savent de longue date que le FPÖ étant une extrême droite dépourvue de racines chrétiennes, son alliance avec les chrétiens sociaux de l'ÖVP était bien plus fragile que dans d'autres pays européens. Les enquêtes montraient de surcroît un passage du vote «noir» au vote «vert», dans chaque famille, des anciennes générations aux jeunes générations. Un passage susceptible de s'accélérer grâce à l'instauration d'une coalition noire-verte, et qui garantit potentiellement à la coalition une cohésion plus grande qu'ailleurs en Europe...

L'Autriche, un chemin à part pour les écologistes

La question des alliances entre écologistes et droite se pose fréquemment en Europe. On se souvient des conseils d'alliance avec Berlusconi formulés par Daniel Cohn-Bendit. Lui-même soutint et soutient encore le pouvoir macronien en France. Pour les raisons évoquées, l'Autriche ne peut servir de modèle à transposer tel quel dans d'autres pays, même en Allemagne.

L'illusion d'un accord entre les écologistes et la droite se fonde sur une mauvaise analyse, ou une non-analyse de la situation réelle en Autriche. Journaliste à Mediapart, Romaric Godin estime que «les Verts payent au prix fort leur alliance avec la droite». Si l'analyse est, de prime abord, séduisante, elle n'est que trop francocentrée.

Il ne s'agit pas simplement d'une «envie de gouverner», mais d'une stratégie élaborée depuis longtemps et qui vise à faire muter l'Autriche sur le long terme. Au prix de concessions, mais en tordant l'accord de coalition, et en inversant le courant idéologique qui emportait jusqu'alors le pays. Après trente ans d'emprise «libérale», «national-libérale» ou «nationale-allemande» (les courants du FPÖ) sur la vie politique autrichienne, le pari des Grünen autrichiens est risqué, mais pas dépourvu de vision.

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