Santé / Société

Cessons de faire du gaz hilarant une affaire d'État

Des artistes du XIXe siècle en raffolaient, les jeunes d'aujourd'hui l'ont adopté. Ce produit qui fait rire n'est pas plus nocive que d'autres substances psychotropes: en la consommant raisonnablement elle le serait même moins.

Ce mode de défonce coûte peu et est de plus en plus en vogue chez les ados. | drugs station via <a href="https://www.youtube.com/watch?v=EJfIfr3-mmQ">YouTube</a>
Ce mode de défonce coûte peu et est de plus en plus en vogue chez les ados. | drugs station via YouTube

Temps de lecture: 9 minutes

Cela fait maintenant plusieurs années que les habitants des grandes villes françaises ont pris l'habitude d'observer la présence de nombreuses petites cartouches de gaz argentées usagées et négligemment jetées par terre dans leurs rues. C'est un des signes les plus visibles de l'usage du protoxyde d'azote, aussi appelé «gaz hilarant» chez les jeunes.

Le 21 juillet, Le Parisien se faisait également le relai d'une «panique» qui s'est emparée de l'avenue des Champs-Elysées suite à des rodéos en trottinettes électriques par des garçons adolescents enivrés par ce psychotrope.

De l'amusement à la chirurgie

Bien que le protoxyde d'azote (N₂O) soit parfois présenté comme une nouvelle drogue, la découverte de ses effets psychoactifs remonte en réalité à 1799 lorsque le chimiste Humphry Davy découvrit que le gaz produisait un état d'excitation associé à d'intenses rires. L'expérience fut comparée à un état d'ébriété suite à une consommation d'alcool, avec toutefois la différence majeure que ce composé chimique produit ses effets au bout de quelques secondes après inhalation et décline rapidement en intensité après seulement deux ou trois minutes.

Cette disparition rapide des effets et l'absence d'une gueule de bois à la suite de son inhalation est l'une des caractéristiques très appréciée des usagers, comme le décrivait le poète britannique Samuel Taylor Coleridge dans une lettre adressée à Humphry Davy en 1799: «La première fois que j'ai inspiré du protoxyde d'azote, j'ai ressenti une sensation hautement désirable de chaleur sur l'ensemble de mon corps… Le seul geste que je me sentis poussé à faire, était celui de rire au nez de ceux qui me regardaient. Mes yeux me paraissaient distendus, et vers la fin, mon coeur battait comme s'il sautait de haut en bas. En retirant le chiffon de ma bouche, toute la sensation disparut presque immédiatement.»

Le chimiste remarqua dès cette date que le protoxyde d'azote avait des effets anesthésiants et suggéra qu'il devrait être utilisé dans le cadre d'opérations chirurgicales, mais cette idée resta initialement sans suite. Le gaz continua d'être utilisé de manière récréative pendant tout le XIXe siècle, particulièrement à l'occasion spectacles et performances dans des théâtres ou festivals. Le protoxyde d'azote était alors administré à des membres de l'audience à qui on proposait d'agir spontanément sous son influence. C'est à cette époque qu'apparut son surnom de «gaz hilarant».

«Le seul geste que je me sentis poussé à faire, était celui de rire au nez de ceux qui me regardaient.»
Samuel Taylor Coleridge, poète britannique du XIXe siècle

Lors de ces performances publiques, des médecins réitérèrent l'observation de Humphry Davy concernant l'effet anesthésique du protoxyde d'azote. Dans la seconde moitié du XIXe siècle le gaz est alors massivement utilisé dans le cadre de chirurgies, en particulier en matière dentaire, et est administré à l'aide de masques chirurgicaux. Bien que l'usage récréatif de ce gaz ait perduré le long du XXe siècle, ce n'est que récemment que sont apparues les petites cartouches qui permettent grâce à leur grande praticité d'en massifier la pratique.

Mieux vaut inhaler par ballon

Disponible en vente libre du fait de son utilisation comme gaz propulseur dans les siphons de cuisine, le produit chimique n'est pas pour autant sans danger. Les risques associés à sa consommation sont doubles: ceux issus d'accidents qui peuvent survenir lors d'une utilisation ponctuelle, et ceux issus d'une utilisation massive du produit (cinquante à 100 ampoules en l'espace de trois heures) sur une période courte ou d'une utilisation répétée du gaz sur une période plus longue (plus de dix à vingt ampoules par jour pendant dix jours).

Le plus grand danger du protoxyde d'azote est l'asphyxie que le gaz peut provoquer, explique le site scientifique ScienceDirect: «L'asphyxie qui résulte d'un sac sur la tête ou de l'ouverture d'une bouteille dans un espace clos comme une voiture sont les principales causes de mort d'une utilisation récréative du protoxyde d'azote.»

Sur internet des vidéos expliquent comment utiliser le gaz. | Moon Yang via YouTube

Ces morts par asphyxie, aussi dramatiques soient-elles, sont toutefois très rares. En effet, la consommation récréative de protoxyde d'azote se fait dans la très grande majorité des cas à l'aide d'un ballon qui produit une dose réduite. Une étude publié en 2015 dans le British Journal of Anesthesia indique par ailleurs que la consommation par ballon élimine le risque d'accident tragique:

«L'air, et donc l'oxygène, peut être entraîné le long du gaz lors de l'inhalation, et si l'utilisateur devient hypoxique [diminution de la quantité d'oxygène délivrée aux tissus, ndlr] et perd conscience, il va perdre le ballon, le propulsant ailleurs. En supposant que la voie respiratoire reste non obstruée, un entraînement hypoxique va conduire l'utilisateur à commencer à respirer de l'air extérieur de nouveau, inversant ainsi l'asphyxie.»

D'après un rapport de 2015 du Advisory Council on the Misuse of Drugs britannique, les ballons sont de très loin la méthode d'inhalation préférée de celles et ceux qui l'aspire (94,2%), suivis des siphons de chantilly (4,8%).

Un autre type d'accident lié à l'utilisation du protoxyde d'azote peut survenir du fait que le gaz, hautement pressurisé, sort extrêmement froid de sa bouteille ou cartouche. Lorsque qu'il est consommé directement à sa sortie, «il peut entraîner des traumatismes cutanés hypothermiques (des brûlures par le froid) dans la bouche, les cordes vocales et les poumons». Le consommer à l'aide d'un ballon permet d'éviter ce danger.

Rien ne sert de s'affoler

Concernant les dangers associés à une utilisation massive du gaz sur une période courte ou à une utilisation répétée sur une période plus longue, ceux-ci sont dûs à des carences en vitamine B12 que le gaz provoque dans ces contextes d'abus. Ces insuffisances nuisent à la synthèse d'ADN, ce qui peut mener à des anémies mégaloblastiques.

En outre la vitamine B12 a pour rôle de maintenir la gaine de myéline qui sert de protection aux nerfs au niveau du système central nerveux. Une carence en vitamine B12 peut donc conduire à un phénomène de démyélinisation dont la conséquence est une neuropathie périphérique. Les symptômes peuvent alors aller d'un engourdissement des extrémités à une paralysie aiguë des membres inférieurs ou encore des psychoses. Aussi graves ces symptômes puissent-ils être, l'administration de cette vitamine associée à l'arrêt de prise de protoxyde d'azote permettent de rapidement améliorer la situation des patient·es.

Ces troubles liés à un déficit de vitamine B12 sont-ils fréquents? Les utilisateurs et utilisatrices de ce gaz hilarant limitent généralement leur consommation à cinq ampoules par session. Dans une enquête menée par le Global Drug Survey en 2015, la grande majorité des personnes en consommant (78%) avaient inhalé le gaz moins de dix fois l'année précédente, tandis qu'une très faible minorité (3%) en avait consommé au moins une fois par semaine.

L'administration de la vitamine B12 associée à l'arrêt de prise de gaz permettent d'améliorer la situation des patient·es.

Dans sa récente étude de cas sur le protoxyde d'azote, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) fait état de quarante-six cas d'intoxications en France en 2019. 63% des cas avaient entre 18 et 25 ans, ce qui, appliqué à l'année 2019, donnerait vingt-huit cas de jeunes adultes intoxiqués au protoxyde d'azote cette année-là.

Tentons de comparer ce chiffre au nombre d'usagers. L'année scolaire 2018-2019 comptait 2,7 millions étudiant·es. D'après une étude de 2019 du CEIP-A de Paris, sur les 30.000 filles et garçons étudiants interrogés (âge médian de 21 ans), 6,2% des garçons et 3,0% des filles indiquaient un usage de protoxyde d'azote en 2018.

Faisons une estimation conservatrice et appliquons le taux de 3% au nombre total de ces jeunes scolarisés. Nous obtenons ainsi 81.000 étudiant·es qui consomment du protoxyde d'azote pour vingt-huit cas d'intoxications. Sans rien retirer de la gravité de chacune de ces regrettables intoxications. Il faut donc savoir raison garder: en 2019 seuls 0,03% de ces jeunes ont subi une intoxication.

Bien loin de démontrer la grande dangerosité de ce gaz hilarant et la nécessité de l'interdire –comme l'ont avancé des articles alarmés de presse suite à la publication du rapport de l'Anses–, ce dernier montre au contraire le très faible risque réel associé à la consommation de cette drogue.

Interdisons plutôt l'alcool

La consommation par inhalation de ce composé chimique, comme n'importe quelle autre drogue (y compris l'alcool), comporte des dangers bien réels. Il s'agit néanmoins de ne pas tomber dans la panique: le profil de risque réel reste extrêmement favorable. La faible nocivité de cette drogue est particulièrement remarquable en matière d'addiction. En effet, comme l'expliquent des scientifiques des Pays-Bas passant en revue la littérature scientifique à propos du protoxyde d'azote:

«Il n'existe que des preuves anecdotiques que le N2O induirait une dépendance physiologique et des cas d'addiction (pure) au N2O n'ont pas été rapportés dans les centres de traitement d'addiction, suggérant que le N2O ne peut être raisonnablement vu comme une substance addictive. Par ailleurs, le taux et la quantité de consommation de N2O sont très modestes pour la plupart des utilisateurs et l'abus de N2O est limité.»

S'il est évidemment légitime de restreindre l'accès de cette drogue aux personnes mineures, faudrait-il aller plus loin? Valérie Létard, vice-présidente du Sénat, nous explique que «vu l'ampleur que prend le phénomène, il faudrait réfléchir à une interdiction totale». «C'est une question de santé publique», explique-t-elle, et ce alors que les preuves scientifiques existantes pointent dans la direction opposée. Les recherches précédemment citées, constatent que le protoxyde d'azote «est utilisé de manière très modeste (>90% l'utilise une fois par mois ou moins)» et que «son utilisation est relativement sûre». Et de conclure «qu'il ne semble pas nécessaire de prendre plus de mesures légales et interdire la drogue».

Il s'agit néanmoins de ne pas tomber dans la panique: le profil de risque réel reste extrêmement favorable.

Comme le résume le neuropsychopharmacologue britannique David Nutt, le composé chimique est «moins toxique et moins addictif» que l'alcool. D'un point de vue de santé publique, une prohibition du gaz hilarant impliquerait donc, dans un esprit de cohérence, de prohiber également l'alcool. Une telle prohibition totale serait non seulement incohérente vis-à-vis de l'alcool légal, extrêmement paternaliste vis-à-vis des libertés individuelles, mais aussi très nocive du point de vue de ses conséquences sanitaires.

En effet une telle décision entraînerait la fin de l'utilisation du gaz comme alternative à cette drogue plus nocive que constitue l'alcool. Comme l'explique Charlotte dans une interview pour Le Parisien: «Je préfère tester ça que de boire de l'alcool.» Ce choix est d'autant plus judicieux pour les conducteurs: contrairement à l'alcool, les effets du protoxyde d'azote disparaissent entièrement après quelques minutes. L'inhaler plutôt que boire des boissons alcoolisées est donc une excellente stratégie pour rentrer en voiture de manière sûre après une soirée.

Pire encore, les individus friands de protoxyde d'azote pourraient alors se tourner vers des sources industrielles ou médicales du gaz. Dans ces contextes, le gaz est utilisé sous forme de grandes bouteilles et de masques chirurgicaux qui accroissent drastiquement les risques d'accidents:

«Le protoxyde d'azote est un produit avec de nombreux usages industriels et de nombreuses sources commerciales: d'autres formes, comme les bouteilles utilisées comme carburant pour le dragster, contiennent des adultérants toxiques. La population des utilisateurs qui ont utilisé le gaz de manière relativement sûre serait exposée à des méthodes d'administration bien plus risquées, et avec une mauvaise compréhension des risques accrus.»

«Je préfère tester ça que de boire de l'alcool.»
Charlotte

Enfin, les consommateurs et consommatrices de gaz hilarant pourraient se tourner vers des gaz alternatifs aux risques bien plus élevés. Ces derniers sont notamment responsables du tragique décès de Yohan, 19 ans, qui succombait en 2018 d'un arrêt cardiaque suite à l'inhalation d'aérosols, à base de butane et de propane, pour nettoyer les claviers d'ordinateurs. Le protoxyde d'azote acheté sur le marché noir suite à une prohibition totale pourrait être mélangé à de tels actifs nocifs, sans que les consommateurs en aient connaissance.

Il suffit d'informer

Outre l'interdiction du produit pour les mineur·es, n'y a-t-il donc rien à faire? Si une prohibition totale paraît incohérente, liberticide et nocive, faut-il pour autant passivement accepter les accidents et intoxications qui surviennent suite à l'usage de protoxyde d'azote? Il n'en est rien. En effet il paraît essentiel de mener une politique forte de réduction des risques, centrée autour de l'information

La consommation de protoxyde d'azote, bien que peu risquée, n'est néanmoins pas sans danger. Il est urgent de faire en sorte que ceux et celles qui en usent, en particulier les jeunes, aient connaissance des dangers et des manières de les réduire: 

 

  • Il est essentiel de ne jamais inhaler le produit d'une autre manière qu'à l'aide d'un ballon. Ce mode d'administration permet d'éliminer le danger bien réel de mort par asphyxie. L'usage d'un ballon permet également d'éviter les risques de brûlure qui surviennent lors d'une inhalation du gaz directement depuis une ampoule ou une bouteille. Des recommandations pour une consommation sécure à l'aide d'un ballon peuvent être trouvées ici (en anglais).

 

  • Étant donné le danger d'insuffisance en vitamine B12 peut provoquer des conséquences potentiellement graves, il est d'importance critique de ne pas en abuser: ne pas consommer un trop grand nombre d'ampoules lors d'une session, ou ne pas en consommer des quantités importantes de manière quotidienne pendant plus d'une semaine. Si toutefois un tel usage abusif est fait du protoxyde d'azote, alors il devient recommandé d'espacer de plusieurs jours les prises de grandes quantités, et de démarrer une supplémentation de vitamine B12.

 

  • Même si les effets du gaz hilarant sont très courts, ils peuvent malgré tout être de nature intense. Il est donc essentiel de ne jamais conduire un véhicule motorisé, même de type trottinette électrique, sous l'influence de cette drogue. À haute dose, l'inhalation du protoxyde d'azote peut conduire la personne en ayant consommé à s'évanouir ou simplement perdre le contrôle de ses fonctions motrices. Il est donc recommandé de consommer le produit assis dans un environnement sûr, afin de ne pas se blesser.

Des campagnes de prévention efficaces permettraient de grandement réduire les risques, et donc de réduire le nombre d'accidents et intoxications. Il est urgent de sortir du paradigme du tout-répressif dont la France est victime en matière de drogues, et dont les conséquences dramatiques sont chaque jour plus visibles et documentées.

Bien que les dangers du protoxyde d'azote existent, les paniques morales à visée prohibitionniste n'ont pas lieu d'être face à cette drogue qui reste relativement peu risquée, en particulier quand les précautions ici évoquées sont suivies. Interdisons l'accès au gaz hilarant pour les plus jeunes, oui, mais préservons la liberté des Français·es adultes et assurons nous que ces derniers soient bien informés, plutôt qu'infantilisés.

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