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Et si les médias anglo-saxons contribuaient (sans le savoir) à la réélection de Donald Trump?

Quatre ans après leur autocritique à l'issue de la victoire inattendue du président américain en 2016, il semblerait que les journalistes retombent dans le même travers.

Donald Trump le 30 juillet 2020. | Jim Watson / AFP
Donald Trump le 30 juillet 2020. | Jim Watson / AFP

Temps de lecture: 4 minutes

Imaginons qu'il faille, en ces temps pour le moins troublés de pandémie mondiale, choisir une personne pour diriger la planète, et que trois options s'offrent à vous:

  • La première travaille avec des politiciennes et des politiciens véreux, consulte des astrologues, a deux maîtresses, fume plusieurs paquets par jour et boit entre huit et dix Martinis par jour.

  • La seconde a déjà été renvoyée deux fois, ne se lève pas avant midi, a fumé de l'opium à l'université et boit une bouteille de Brandy tous les soirs.

  • La troisième, végétarienne et non-fumeuse, a été décorée pour faits de guerre. Elle ne boit que très occasionnellement de la bière, et n'a jamais eu d'histoires extraconjugales.

À lire ces descriptions, le choix de la troisième paraît assez évident, n'est-ce pas? Et pourtant… La première personne est Franklin D. Roosevelt, la deuxième est Winston Churchill, tandis que la troisième n'est autre qu'Adolf Hitler.

Cette petite devinette, que vous connaissez peut-être déjà (elle n'est pas nouvelle et est aisément trouvable sur le net), est révélatrice de ce que l'on appelle les biais cognitifs.

Cette expression renvoie à la distorsion de traitement à laquelle une information peut être sujette, et qui donne lieu à des interprétations non rationnelles et non logiques de celle-ci. Ces interprétations peuvent être liées à des informations dont la présentation elle-même sera (délibérément ou non) biaisée et/ou incomplète –comme c'était d'ailleurs le cas dans notre énigme introductive, volontairement orientée et incomplète pour donner l'impression d'une prise de décision rationnelle.

Des biais cognitifs aux multiples conséquences

En d'autres termes, un biais cognitif conduira tout acteur (individu ou organisation) à interpréter de manière (quasi) systématique une information et à la retranscrire à l'aune de son propre filtre. Ces biais amènent un acteur à surpondérer l'importance de certains événements par rapport à d'autres, ou à y chercher des motivations ou des explications que d'autres ne verraient pas.

Ces biais et leurs conséquences sont bien documentés et font l'objet de publications dans des champs aussi divers que les désordres émotionnels, l'intelligence artificielle (quelle éthique dans la conception et l'utilisation d'algorithmes?), l'analyse de la performance des marchés financiers ou encore la perception du risque par les entrepreneurs.

Il en existe une quantité impressionnante. Les plus connus sont certainement les biais de confirmation. Ceux-ci résultent d'un enfermement dans un système de croyances qui tendra à s'auto-renforcer si l'on s'expose toujours au même type d'informations –typique de ce qui se passe sur les réseaux sociaux, où se développent des bulles de filtre.

Les bulles de filtres et biais de confirmation dans les réseaux sociaux.

L'impact des biais cognitifs des journalistes sur l'élection de Trump en 2016

Dans les heures qui suivirent la victoire de Trump à l'élection présidentielle américaine de 2016, le Washington Post publia un éditorial saignant de réalisme quant à la manière dont les médias anglo-saxons, et tout particulièrement américains, avaient traité la campagne de Trump.

Cet éditorial au titre révélateur («The media didn't want to believe Trump could win. So they looked the other way» [Les médias ne voulaient pas croire que Trump pouvait gagner. Ils ont donc regardé dans l'autre direction]), listait un ensemble d'erreurs révélatrices des multiples biais cognitifs auxquels avaient cédé les journalistes.

Ces professionnel·les avaient eu tendance à accorder trop d'importance à certaines informations et à en négliger d'autres contraires à leurs croyances (effet de focalisation), comme celles révélant le désarroi des classes moyennes inférieures blanches et non ou peu diplômées.

Leur type et niveau de formation, leur lieu de résidence et leurs orientations politiques les ont aussi amenés à avoir les mêmes convictions et attentes vis-à-vis de l'élection, lesquelles ont affecté leur traitement de l'information (biais de perception sélective). De même, ces traits communs ont généré un biais d'excès de confiance dans leur capacité à prévoir les résultats de l'élection. Dernier exemple, enfin: ces journalistes n'étaient pas conscients de leurs biais cognitifs (ou les réfutaient), ce qui est un biais en soi (biais dit de la tache aveugle).

Si cruelle, mais juste, cette analyse accompagnée d'une telle surprise électorale –rendue possible également, ne l'oublions pas, au système électif du président américain, basé sur un collège électoral de grands électeurs– laissait supposer que toutes les leçons avaient été retenues et que pareilles erreurs ne sauraient survenir à nouveau. C'est oublier à quel point il est difficile de se départir de ses biais cognitifs –dont, rappelons-le, on ne s'aperçoit généralement pas.

Des techniques pour prendre conscience de ses biais

Si certaines techniques peuvent aider à prendre conscience de ses biais au plan individuel, le mieux reste cependant de les affronter de manière collective. Il faut pour cela s'entourer de personnes aux profils et idées suffisamment diversifiées afin de limiter le risque de biais. Or, il est permis de douter que ce soit le cas. Mi-juillet, Bari Weiss, éditorialiste au New York Times, a quitté le journal avec fracas en y dénonçant la radicalité et l'homogénéité des idées de la rédaction, dans laquelle il était devenu impossible d'exprimer des opinions contraires. Quelques heures plus tard, Andrew Sullivan annonçait son départ du New York Magazine pour des raisons similaires.

Comment éviter les biais cognitifs pour prendre les bonnes décisions.

De plus, la lecture de plusieurs médias anglo-saxons au cours de ces derniers mois soulève quelques interrogations. Sous couvert de fact-checking, certains journalistes n'hésitent pas à critiquer Trump quand bien même il prendrait des décisions allant dans le sens de leur propres préconisations (par exemple les live de l'édition américaine du Guardian) et ferait ce qu'ils lui reprochaient de ne pas faire (campagnes de testing, port des masques, etc.).

Une nouvelle «trumpisation» de l'info

En outre, la crise du Covid-19 les amène aussi à donner à Trump une exposition maximale quelques mois avant l'élection. Bien qu'elle soit le plus souvent négative, elle semble pourtant lui avoir plutôt bénéficié jusque maintenant.

Cette surexposition se fait au détriment de Joe Biden, dont les idées sont relativement peu mises en avant. Cela rappelle ce qui s'était passé pour Hillary Clinton en 2016, phénomène qui avait contribué à l'élection de Trump.

À ce stade, les médias américains semblent pris au piège. Analyser et mettre en avant –à raison!– les erreurs et mensonges de Trump (par exemple cette analyse de ses briefings sur le coronavirus par le New York Times) ne fait qu'accroître son exposition médiatique. Le tout ne contribuant finalement que peu à la prise de conscience desdits mensonges –le lectorat du journal étant en majorité anti-Trump, tandis que les biais cognitifs des pro-Trump les renforcent dans leurs croyances dès lors que ces personnes sont exposées à des faits, certes avérés, mais contraires à leurs croyances.

Une prise de conscience semble donc nécessaire pour éviter qu'une majorité de médias américains ne se réveille de nouveau avec la gueule de bois au lendemain de l'élection de 2020. Mais le peuvent-ils seulement dans la situation actuelle? Cela ne semble pas évident.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.

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