Culture

Rentrée littéraire 2020: des femmes, des hommes, et tant d'animaux

De l'écrevisse à la méduse, le règne animal est partout dans cette sélection de sept livres incontournables, à choisir sans hésiter parmi les 511 titres de cet automne.

Lola Lafon, Hugo Lindenberg, Camille Brunel, Rachid Zerrouki, Oriane Jeancourt Galignani, Faïza Guène et Julien Dufresne-Lamy. | DR
Lola Lafon, Hugo Lindenberg, Camille Brunel, Rachid Zerrouki, Oriane Jeancourt Galignani, Faïza Guène et Julien Dufresne-Lamy. | DR

Temps de lecture: 9 minutes

Six romans et un récit: voici sept conseils de lecture aussi variés que complémentaires, où les animaux occupent souvent une place importante, voire prépondérante.

«Chavirer», les jeunes filles et les loups

 


Lola Lafon. | Lynn SK

C'est un roman qui fonctionne par strates, comme certains processus thérapeutiques. Chavirer s'ouvre sur une jeune fille de 13 ans, qui rêve d'être danseuse. À la sortie d'un cours, Cléo est abordée par une émissaire de la Fondation Galatée, qui lui propose de postuler à une bourse d'études. En acceptant, Cléo ne sait pas encore qu'elle va devenir la proie, puis la rabatteuse, d'un réseau pédophile.

Incroyablement fort, le nouveau Lola Lafon (La Petite Communiste qui ne souriait jamais) observe avec tact la façon dont ses héroïnes tentent de reconstruire leurs vies sur des champs de ruines, avec une superbe dont elles n'ont pas forcément conscience.

Délaissant le point de vue de Cléo pour épouser celui d'autres protagonistes, Chavirer évite les pièges du livre à thèse, ce qui ne l'empêche pas de dénoncer la dégueulasserie d'une société qui ferme les yeux sur les actes les plus monstrueux et en minimise les conséquences.

Extrait

«La Cléo hagarde de 1984 était une marionnette dont on aurait tranché les fils, démantibulée, petit tas dysfonctionnel que ses parents montraient, tel un paquet de linge mystérieusement malodorant, à des médecins: un gastro-entérologue pour ses vomissements, une dermatologue pour une urticaire de plaques dures et violacées, un allergologue pour un asthme nocturne.
La nuit, accrochée à la couverture turquoise, ses haut-le-cœur la secouaient, des sanglots, sa mère lui tenait la main, son frère se blottissait contre elle, qu'est-ce que t'as Cléo?
Ce qu'elle avait était une peine que multipliait une autre; des mensonges multipliés par d'autres.
Une honte qui en dissimulait une autre. La honte de s'être laissée faire et la honte de ne pas avoir su se détendre pour se laisser faire.

On ne va pas en faire toute une histoire avait dit Marc, après.»

Chavirer

de Lola Lafon

 

Actes Sud

352 pages

20,50 euros

Paru le 19 août

«Un jour ce sera vide», l'été des méduses

 


Hugo Lindenberg. | Alexandre Guirkinger

En vacances en Normandie avec sa grand-mère, le très jeune narrateur d'Un jour ce sera vide ne tarde pas à rencontrer Baptiste, plagiste du même âge que lui, pour lequel il va développer une fascination immédiate et absolue.

Le premier roman du journaliste Hugo Lindenberg décrit à merveille le trouble qui s'empare du héros, l'ennui salé qui rythme ses journées, les méduses qu'on triture et les fourmis qu'on malmène.

Captivé par Baptiste, le jeune garçon l'est encore davantage lorsqu'il découvre ses parents, leur belle maison, la vaisselle qui impose le respect. Idéalisant l'existence de son nouvel ami, il finit par développer une envie teintée d'amertume.

L'écriture, elle, est au contraire d'une douceur folle, y compris dans les moments les plus sombres. Lindenberg crée toute une gamme de contrastes, nous réchauffant le cœur avant de nous prendre aux tripes.

Extrait

«L'unique chose qui compte est désormais cette présence entre le soleil et moi. Un garçon de mon âge. Je me cramponne au bâton, orteils griffés dans le sable mouillé à la recherche d'un appui, tandis que la vague qui ruisselle sur la vague qui se retire me donne le vertige. “Tu la retournes?” Nulle trace de défi dans la voix qui m'invite à poursuivre mes investigations. Mais je sais qu'il suffit d'une maladresse de ma part, un geste trop craintif par exemple, pour que cesse ce moment de grâce où rien n'existe entre nous sinon un peu de curiosité et cette masse compacte et urticante qui ressemble à un extraterrestre. Chaque seconde nous rapproche du moment où il faudrait dévoiler plus de soi qu'on ne voudrait. Alors sans un mot, profitant de la poussée du ressac, j'exécute la manœuvre: voilà l'animal sens dessus dessous, ses longs filaments offerts à la morsure du soleil et à notre innocente cruauté.»

Un jour ce sera vide

de Hugo Lindenberg


Christian Bourgois Éditeur

250 pages

16,50 euros

Paru le 20 août

«Les Métamorphoses», animaux après tout

 


Camille Brunel. | Coline Sentenac

C'est un roman-catastrophe sur lequel Hollywood aurait raison de se pencher. Dans Les Métamorphoses, le deuxième roman de Camille Brunel après La Guérilla des animaux, se produit un phénomène hallucinant: les uns après les autres, sans crier gare, les hommes et femmes du monde entier se transforment en animaux.

Tandis que l'espèce humaine semble de plus en plus menacée, les animaux sont soudain vus d'un autre œil –et pour cause: chacun d'entre eux est peut-être un ancien être humain.

Comme dans ses blockbusters favoris, qu'il dissèque dans l'incontournable recueil Le Cinéma des animaux, l'intarissable Brunel signe une réflexion poussée et dérangeante sur la condition animale, qu'il intègre dans un récit absolument haletant faisant coexister l'intime et l'épique à chaque instant. Un véritable page-turner qui pourrait bien en pousser plus d'un·e sur la voie du végétarisme... ou du véganisme.

Extrait

«Isis vit les jambes de son ancienne amante disparaître du fond de l'image. Des lignes claires apparurent sur la peau de son dos, en segments qui s'assombrirent puis gonflèrent, gonflèrent jusqu'à surmonter la forme de son crâne qui, lui, rétrécissait. Aussi vite que ses dents ses cheveux se décrochèrent, révélant une peau qui ne dérivait pas encore de l'animal, mais n'était plus humaine non plus. Sur tout son corps, les formes tracées se rigidifièrent par îlots, tandis que bras et jambes fusionnaient en nageoires, et bientôt il n'y eut plus, au milieu de l'écran entre les mains d'Isis, que le bec entrouvert d'une tortue marine –avec au-dessus, au centre d'yeux cernés d'écaille anthracite, le regard de Dounia, qui suppliait encore.»

Les Métamorphoses
de Camille Brunel


Alma Éditeur

208 pages

17 euros

Parution le 27 août

«Les Incasables», lions en cage

 


Rachid Zerrouki. | Joëlle Fucito

Les Incasables est le seul livre de cette sélection qui n'est pas un roman. Enseignant en Segpa pendant plusieurs années, Rachid Zerrouki (que l'on a pu lire sur Slate.fr) partage son expérience, ne cachant rien des difficultés rencontrées, des échecs essuyés, des dilemmes qui l'ont contraint à se réinventer sans cesse.

D'une humilité bouleversante, ce récit n'a rien d'une auto-hagiographie, sensation qui traverse parfois les livres d'enseignant·es de façon si gênante: après un chapitre autobiographique destiné à expliquer sa relation avec l'école, l'auteur se tourne vers ses élèves, dont il dépeint les trajectoires avec respect et justesse.

D'entrée, Rachid Zerrouki prévient: son livre «a l'humilité de n'apporter aucune solution», mais tente en revanche, citant les mots du sociologue Bernard Lahire, de «donner à voir et à ressentir».

Bienveillant mais pas candide, Les Incasables dessine cependant les contours de l'enseignement de demain, que certain·es pratiquent fort heureusement depuis bien longtemps: modeste mais ambitieux, ne craignant aucune remise en question, faisant tout son possible tout en ayant conscience de ne pas tout pouvoir.

Extrait

«Je fais passer les élèves un par un dans mon bureau pour tenter d'extirper de leur vécu des choses qu'ils estiment dignes d'intérêt. Je découvre à cette occasion que Nour aime planter des fleurs, que Damien rêve d'ouvrir un refuge pour défendre les animaux et que Chaïma prévoit de s'engager plus tard en politique. Je sais bien qu'ils ne sont pas des coquilles vides, il faut creuser. Et creuser ne consiste pas simplement à demander: “Qu'est-ce que tu aimes faire dans la vie?”, parce que la réponse est souvent: “Rien” ou: “Jouer à Fortnite”. Il faut puiser dans leurs rêves, dans les choses auxquelles ils pensent le soir en fermant les yeux ou dans leurs souvenirs de petite enfance.»

Les Incasables

de Rachid Zerrouki


Robert Laffont

270 pages

19 euros

Parution le 27 août

«La Femme-écrevisse», itinéraire d'une chimère

 


Oriane Jeancourt-Galignani. | Jean-François Paga

Corps de femme et tête de crustacé: La Femme-écrevisse montre comment une obsédante gravure du XVIIIe siècle va conditionner l'existence de trois personnes, liées par le sang mais vivant à trois époques bien différentes.

Cela commence en 1620, à Amsterdam, avec Margot, engagée comme nourrice par un peintre célèbre dont elle va devenir la maîtresse, avant d'être elle aussi happée par la création artistique. Dans le Berlin des années 1920 et le Paris de la fin du XXe siècle, deux hommes vont eux aussi prendre des décisions radicales, sous l'apparente influence de cette femme-écrevisse.

Le roman d'Oriane Jeancourt Galignani (Hadamar) réussit le pari d'une écriture immersive, nous plongeant notamment dans la Hollande de Rembrandt avec un talent qui rappelle Le Parfum de Patrick Süskind. D'où un roman ambitieux sur l'incidence, plus ou moins cartésienne, plus ou moins vénéneuse, de l'art sur nos vies.

La Femme-écrevisse nous enjoint à travailler notre sensibilité de spectateur ou spectatrice et à écouter cette force invisible qui nous enjoint parfois à créer, quitte à déplaire.

Extrait

«La Femme-écrevisse semble toujours plus neuve, aguerrie. Même lorsque Margot ne la voit plus, lorsqu'elle s'applique à ne pas la regarder pendant plusieurs jours, elle se repointe, invulnérable. La chose se multiplie, suit le même processus que l'hydre à neuf têtes d'une vieille histoire que lui racontaient ses frères pour lui faire peur avant qu'elle s'endorme: on coupe une tête, une autre repousse. Si tu ne supportes plus de te battre contre ces têtes immortelles, tu n'as pas d'autre choix que de te laisser dévorer. On coupe une tête, et elle repousse: plus grosse, plus souriante. Tenace comme un dieu qui réclamerait, à chaque faute, une nouvelle pénitence.»

La Femme-écrevisse

d'Oriane Jeancourt Galignani


Grasset

400 pages

22 euros

Parution le 2 septembre

«La Discrétion», accueil à la française



Faïza Guène. | Philippe Matsas

Révélée à 19 ans par Kiffe kiffe demain, Faïza Guène signe avec La Discrétion son sixième roman. Elle y conte l'histoire de Yamina, née en Algérie colonisée à la fin des années 1940.

Le récit navigue entre deux époques, relatant les jeunes années de l'héroïne dans son pays natal, mais aussi sa vie à Aubervilliers, dans une France qui l'a poussée, depuis son arrivée, à raser les murs et à vivre dans le silence. Un art de la discrétion qu'elle tente de transmettre à ses enfants, convaincue que c'est la meilleure solution pour eux.

À travers un portrait de groupe souvent tendre, l'autrice livre un tableau acéré d'une France hypocrite, pas si accueillante, faussement bienveillante, où l'égalité des chances n'est qu'un miroir aux alouettes.

Bien que nés sur le territoire français, les enfants de Yamina sont sans cesse invités à se rappeler qu'en raison de leurs origines, ils feraient mieux de ne pas être trop exigeants, et que faire profil bas serait un minimum. Un roman d'une justesse folle, traversé par une amertume terriblement légitime.

Extrait

«Yamina s'est accroupie au pied du figuier mort, elle est restée ainsi un instant, traversée par la mélancolie.
Son beau figuier ne bourgeonnerait plus.
La jeune fille de bientôt quatorze ans en paraît dix ou onze, tout au plus. Elle et ses frères ont été longtemps sous-alimentés. Elle pose ses frêles mains sur le tronc sec de l'arbre de son enfance.
Comment va-t-elle annoncer à sa mère que, cette fois, Sid Ahmed, l'épicier, a refusé catégoriquement de faire crédit?
L'ardoise de ton père est trop chargée! Il faut qu'il me paie d'abord! Rentre chez toi! L'homme a dit ça de sa voix grasse, devant les autres clients de l'épicerie. Yamina a baissé les yeux, elle a senti ses joues inondées de larmes. Elle a fait demi-tour, le cœur lourd et son panier désespérément vide. Maintenant, il lui faut trouver le courage de faire tous ces kilomètres à pied pour revenir à la maison.
C'est épuisant de rentrer vaincu.»

La Discrétion

de Faïza Guène


Plon

256 pages

19 euros

Parution le 27 août

«Mon père, ma mère, mes tremblements de terre», aux premières loges

 

 


Julien Dufresne-Lamy. | Collection personnelle

Comme dans le film A Perfect Family, en salle depuis le 19 août, le cinquième roman de Julien Dufresne-Lamy (sans compter ses œuvres de littérature jeunesse) porte sur une famille dans laquelle le père décide de changer de genre.

En attendant sa sortie du bloc opératoire, où une opération de chirurgie plastique vient d'être pratiquée, Charlie, 15 ans, se remémorre la façon dont il a vécu l'épiphanie et la transition de celle qu'il faut désormais appeler Alice.

Pour reprendre l'auteur dans les remerciements du livre, Mon père, ma mère, mes tremblements de terre «est une histoire parmi tant d'autres, éminemment nécessaires, sur la transidentité et la communauté trans». Il décrit à la fois le parcours d'Alice et le ressenti de Charlie, montrant que tous les séismes ne sont pas systématiquement vecteurs de traumatismes.

Julien Dufresne-Lamy refuse aussi bien le sensationnalisme que l'angélisme: si son roman secoue, c'est parce qu'il évite le manichéisme et la binarité.

Extrait

«Au bahut, ça ne jacassait qu'après mon passage. On me traitait de fils d'homo, de pédophile et de zoophile, et même si ça me démangeait de filer à tous ces culs sournois deux-trois définitions sur l'attirance des micro-organismes, j'ai vu surtout que tous mes amis aussi prenaient la fuite.
Lily et Clément ne m'adressaient plus un regard et, après la cantine et les menaces qui tombaient dans la sauce au miel du supposé rosbif, j'acceptais mon sort en déguerpissant direct au CDI. Là-bas, je lisais les menaces et il me suffisait d'imaginer des lettres d'amour à la place.
Pendant six mois, j'ai reçu des lettres d'amour.
“On va venir te chercher chez toi, on te regardera vivre avec ton psychopathe de père, on sera à la fenêtre, on sera toujours là, tu ne seras plus jamais tranquille.”
“Demain, je vais te scalper le corps, t'arracher la peau au couteau et te déshabiller la gueule.”
Je crois que, comme toutes les plus belles déclarations d'amour, il y a des mots qui restent à jamais, pour peu qu'on change ou qu'on se relève des ruines, des mots qui creusent en soi, qui à perpétuité se nichent dans l'ADN, des mots tissés dans les fils de la chair, pour toujours indélogeables.»

Mon père, ma mère, mes tremblements de terre

de Julien Dufresne-Lamy


Belfond

256 pages

17 euros

Parution le 27 août

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