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Aux États-Unis, les anti-avortement prennent les jeunes d'assaut sur les réseaux sociaux

De TikTok à Instragram, tous les moyens sont bons.

Tous les ans, les anti-avortement défilent le temps d'une Marche pour le vie. | Caroline Ernesty
Tous les ans, les anti-avortement défilent le temps d'une Marche pour le vie. | Caroline Ernesty

Temps de lecture: 7 minutes

À Los Angeles.

«Les jeunes sont le cœur de la Marche pour la vie, c'est votre génération qui rend l'Amérique pro-famille et notre nation “pro-vie”», clamait le président Trump le 24 janvier dernier devant une foule de plusieurs milliers de personnes. Pour la première fois en quarante-sept ans, le président des États-Unis était présent lors de la manifestation annuelle des anti-avortement. Dans leurs rangs, des groupes religieux (beaucoup de catholiques) et parmi eux énormément de jeunes, venus en autocar depuis tout le pays. Ils se sont regroupés par paroisses, lycées ou universités, pour clamer: «L'avortement, c'est du meurtre.»

«Nous sommes passionnément “pro-vie” et l'on vient dénoncer cette pratique holocaustique qu'est l'avortement.» Eric, Abigail, Abby, Bella et Elise de l'université catholique Thomas Aquinas, en Californie. | Caroline Ernesty

Avec son implication de plus en plus poussée en faveur des opposant·es à l'avortement, le candidat à sa réélection en novembre 2020 remet le sujet sur le tapis, dans un pays plus divisé que jamais sur la question. Depuis l'arrêt de 1973, ordonné par la Cour suprême lors du procès Roe v. Wade, le droit à l'avortement n'a cessé d'être contesté aux États-Unis. Même très récemment, durant la crise du coronavirus, plusieurs États en majorité républicains ont profité du chaos engendré par la crise sanitaire pour passer des lois encore plus restrictives. C'est le cas notamment du Tennesse (État républicain de la Bible Belt), où le Congrès local a voté le 19 juin une loi réduisant la durée de recours à l'interruption volontaire de grossesse (IVG) aux premiers battements de cœur, soit plus ou moins six semaines.

Dans ce contexte de crise sanitaire et sociale, et en période de campagne électorale, le mouvement «pro-vie» semble plus organisé que jamais. Avec près de 7 millions de primo-votant·es en novembre prochain, ces militant·es sont parti·es en croisade pour séduire les plus jeunes.

«Pro-vie» sur TikTok, comment ça marche?

Lancé en juillet 2019, le compte TikTok du groupe anti-avortement Live Action compte presque 105.000 abonné·es, et 4 millions de mentions «j'aime» sur ses courtes vidéos. Entre extraits de discours, vidéos promotionnelles ou chorégraphies orchestrées par Bella Bryant (l'ambassadrice du groupe), le compte est alimenté plusieurs fois par jour et engrange des milliers de réactions sous chaque publication, faisant de ce groupe «pro-vie» le plus influent de la plateforme.

 

Live Action a su prendre le tournant numérique grâce à une stratégie d'ambassadeurs et d'ambassadrices sur différentes plateformes, qui assurent la promotion de leur contenu et diffusent un discours lissé et préparé. Parmi ces petites mains, Mary-Logan, 21 ans. Originaire de Floride, elle est devenue «pro-vie» au début de ses années lycée, en découvrant le parcours de Lila Rose, porte-parole et fondatrice du groupe militant Live Action. «Son histoire et son expérience dans une clinique d'avortement à 18 ans m'ont choquée. Je me suis passionnée pour ce sujet grâce à elle, j'ai commencé à la suivre sur Instagram, puis j'ai découvert Live Action», explique-t-elle. Depuis, elle a créé plusieurs pages Instagram et blogs «pro-vie», avant de postuler pour devenir ambassadrice de l'association. Deux mois après sa création, sa page Instagram fonctionne plutôt bien avec plus de 4.000 followers.

Même constat du côté de Cierra, bientôt 18 ans et plus de 14.000 abonné·es sur TikTok, où elle «partage l'amour de Jésus, un jour à la fois». Entre deux vidéos de danse sur l'application chinoise, elle poste aussi des messages sur Dieu et sur ses engagements. Face caméra, elle évoque son écœurement quant au pourcentage de bébés handicapés avortés. Si leur approche est différente –Cierra met davantage en avant sa religion que Mary-Logan– les deux jeunes femmes revendiquent leur engagement sur les réseaux sociaux. Et toutes deux font aussi partie de la génération Z. Nées entre 1995 et 2010, elles ont grandi avec internet et maîtrisent les codes des réseaux sociaux. C'est cette génération, arrivée après les millennials, qui est visée via TikTok ou Instagram.

Cierra, par exemple, utilise Instagram depuis l'âge de 10 ans et TikTok depuis quatre ans. Elle poste tous les jours, parle de son quotidien, mais passe aussi beaucoup de temps à s'y informer, via des pages qu'elle a choisi de suivre. Un relai d'information marqué idéologiquement, puisque sélectionné par la principale intéressée. C'est pourquoi de nombreuses institutions ou associations ont migré une partie de leur communication sur ces réseaux. Le but est de sensibiliser ces jeunes (futur·es) électeurs et électrices via des canaux consultés quotidiennement.

Live Action se targue d'avoir fait plus 129 millions de vues sur une vidéo fallacieuse mettant en scène le démembrement des foetus lors des avortements tardifs. D'après Lauren Enriquez, responsable de la communication, que nous avons contactée, «par son solide rayonnement sur les réseaux sociaux, Live Action joue un rôle éminent dans le renforcement des positions “pro-vie”». Une façon de dire que l'idéologie anti-avortement trouve dans les réseaux sociaux un nouveau souffle, mais aussi un nouveau public.

 

Instagram, le choix de la neutralité

«J'ai commencé mon blog [Instagram] il y a un an, j'avais 300 followers environ, puis j'ai posté un contenu sur Miley Cyrus qui faisait l'apologie de l'avortement en condamnant ses propos. Ça a explosé, j'ai eu plein de gens et de messages. Trois jours plus tard mon compte était suspendu. Depuis, je suis soutenue par Live Action, pour aider juridiquement les détenteurs de comptes suspendus. C'était très décourageant de se sentir censurée, on m'a enlevé ma liberté d'expression», explique Mary-Logan.

La jeune femme, qui a ouvert une nouvelle page «pro-vie» durant le confinement, reste sur ses gardes quant à une possible censure de la part d'Instagram et se bat dans les commentaires consécutifs à chaque publication: «Avec ce qu'il s'est passé l'année dernière en Géorgie et en Alabama [en 2019 les deux États républicains ont considérablement réduit le droit à l'avortement, ndlr], ça a explosé. J'étais complètement découragée par les virulences de l'autre camp. Je pleurais et mon grand-père me dit: “C'est ce à quoi gagner ressemble”.» Que ce soit sur Instagram ou TikTok, les échanges d'informations, les débats ou querelles entre les deux partis deviennent parfois violentes.

C'est là qu'intervient la modération. Sur Instagram, l'utilisation de contenu explicite (comme des vidéos mettant en scène des foetus ensanglantés) n'est pas prohibée par le réseau social, mais encadrée et parfois balisée pour avertir l'internaute. Pour ce qui est de prendre part au débat, Facebook-Instagram assure ne pas censurer les contenus anti-avortement, à moins que ceci violent leur politique. D'après la représentante interrogée, seuls les comptes contrevenant de nombreuses fois aux règles sont supprimés. Nous avons envoyé à TikTok une liste de comptes «pro-vie», parmi lesquels Live Action ou Pro Life for Babies où l'on trouve en story l'image d'une main ensanglantée sortant d'un corps. Violent mais non-censuré. Le réseau social n'ayant pas répondu à nos questions, nous pouvons néanmoins nous baser sur les retours d'expériences vécues sur la plateforme chinoise.

Le 31 janvier 2020, un communiqué de presse émanant de Live Action dénonçait la censure du réseau social après la suppression de leur page. Rétropédalage dans la journée, la page est remise en ligne et une «erreur humaine» est invoquée pour justifier le cafouillage. D'après la politique d'utilisation, Live Action serait dans les clous et peut continuer de diffuser ses vidéos sur la plateforme et ses plus de 800 millions d'utilisateurs et utilisatrices. La raison de cette suppression expresse pourrait être le grand nombre de signalements de la part des «pro-choix», la nouvelle arme dans cette guerre de territoires numérique.

Un gloubiboulga d'idéaux

Jusqu'à présent, les anti-avortement aux États-Unis étaient principalement des Républicain·es conservateurs et conservatrices, et généralement chrétien·nes. Très souvent cette vision clichée du «pro-vie» s'est vérifiée et s'affirme, en manifestation comme sur les réseaux. En étudiant les hashtags utilisés à côté du #prolife ou #abortionismurder (l'avortement est un meurtre), on trouve bien souvent le populaire #maga [Make America Great Again (rendre sa grandeur à l'Amérique), slogan de campagne de Donald Trump en 2016, ndlr] ou le plus récent #kag [Keep America Great, le slogan version second mandat, ndlr], voire le très parlant #protrump.

 

Depuis la prise à partie du président en janvier dernier, la convergence entre conservateurs et «pro-vie» est plus visible, notamment dans les États du sud du pays, très WASP. Mais d'autres alliances voient le jour, à coups de hashtags et de vidéos communes. De nombreuses jeunes filles ou femmes, fortes du mouvement #MeToo, se considèrent comme «pro-vie» et féministes, voire «pro-women».

C'est le cas d'Alayna, pour qui les deux crédos ne sont pas antinomiques: «Je dirais qu'être “pro-vie” est le seul vrai féminisme. Parce que comment pouvez-vous être féministe si vous militez pour que la prochaine génération de filles soit tuée dans le ventre de leur mère?» Carter Sherman, journaliste de l'édition américaine de Vice, analyse la mutation des militant·es «pro-vie», qui se détachent de plus en plus du militantisme hargneux façon Juno. Si les militant·es qui scandent des slogans culpabilisant les femmes devant les cliniques du Planning familial n'ont pas disparu, elles et ils ne sont plus la vitrine de ce mouvement.

Les jeunes femmes photogéniques et aux arguments bien construits de TikTok et Instagram sont considérées comme un relais idéologique bien plus porteur. Elles se sont construites avec #MeToo et revendiquent leur part de féminisme. Enfin, celle qui les arrange, avec l'héritage d'Alice Paul, suffragette et accessoirement anti-avortement, au début du XXe siècle –époque où il semblait encore difficile de militer pour.

En plus d'être très présent·es sur les réseaux sociaux, les militant·es «pro-vie» sont aussi très au point sur l'actualité. Hyper-connectées, les dernières générations consomment l'information par des médiums et biais différents de leurs aînées, notamment via les réseaux sociaux.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

“Racism is not pro life.” #abortion #prolife #prochoice #racism #blm

Une publication partagée par @ pro.life.babe le

 

Depuis la mi-mai et le meurtre de George Floyd, la question du racisme aux États-Unis est de nouveau au cœur de l'actualité. Avec le #Blacklivesmatter (les vies des Noir·es comptent), une déferlante de contenus antiracistes a envahi les réseaux sociaux, de Twitter à Instagram. Même TikTok est devenu un lieu d'expression pour les personnes qui défendent une Amérique plus juste pour les personnes racisées, avec plus de 10 milliards de vidéos et de publications portant le fameux hashtag.

Cette vague n'a pas échappé aux militant·es «pro-vie», qui ont participé sur Instagram au «Blackout Tuesday» ou ont relayé des contenus antiracistes. Certain·es iront même plus loin, en défendant l'argument que la majorité des avortements concernant des foetus noirs, les «pro-vie» seraient plus à même de défendre les Afro-Américain·es que les Démocrates. Argument confirmé par Alayna: «Comment pouvez-vous vous dire féministe si vous utilisez l'avortement pour [...] encourager les femmes noires à se faire avorter en instrumentalisant les peurs liées au haut taux de mortalité maternelle?»

Des supporters de Trump et des vendeurs à la manifestation Marche pour la vie, contre l'avortement, devant l'hôtel de ville de San Francisco, en janvier 2020. | Caroline Ernesty

Il est vrai que le taux de mortalité au moment de l'accouchement, pour la mère comme l'enfant, est plus important aux États-Unis pour les communautés non-blanches, et spécifiquement pour les Afro-Américaines. Cet argument a été mis en avant ces dernières semaines, mais n'a pas (encore) été repris par le candidat Trump, nouveau pourfendeur des «pro-vie» (malgré son passé assumé de «pro-choix» dans les années 1990). Parmi les jeunes militantes «pro-vie» interrogées, Cierra, Mary-Logan voteront pour le président sortant.

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