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Le clan Trump est au moins aussi responsable que lui du naufrage de l'Amérique

Dans son livre paru mi-juillet, la nièce du président américain raconte qu'il est entouré depuis toujours de gens qui entretiennent ses illusions de grandeur et l'empêchent de voir la vérité en face.

Prestation de serment de Donald Trump, en présence de sa femme Melania et de ses enfants Barron, Ivanka, Eric et Tiffany, le 20 janvier 2017 à Washington, D.C. | Jim Bourg / Pool / AFP
Prestation de serment de Donald Trump, en présence de sa femme Melania et de ses enfants Barron, Ivanka, Eric et Tiffany, le 20 janvier 2017 à Washington, D.C. | Jim Bourg / Pool / AFP

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Too Much and Never Enough, la mise en accusation dévastatrice par Mary Trump de la manière dont sa famille a créé «l'homme le plus dangereux du monde», comme elle le qualifie dans son sous-titre, est paru le 14 juillet aux États-Unis [et sortira en octobre en France].

Comme elle l'avait prédit, sa publication coïncide avec un nombre de cas de Covid-19 qui bat tous les records, une économie fragile et un projet gouvernemental ni fait ni à faire prévoyant la réouverture des écoles cet automne, et ce à n'importe quel prix.

Santé mentale compromise

Vous avez sûrement déjà absorbé les plus croustillants détails de ses révélations familiales: Donald Trump a reluqué sa propre nièce en maillot de bain et cherché à remplir l'un de ses livres avec le palmarès des femmes «immondes» qui ont repoussé ses avances; Donald Trump a payé quelqu'un pour passer son examen d'entrée à la fac à sa place; Maryanne Trump Barry, juge à la cour d'appel fédérale à la retraite, a un jour qualifié son frère de «clown» dénué de principes; même enfant, Donald Trump était une méchante petite brute; Freddy Trump (le père de l'autrice) est mort seul à l'hôpital pendant que Donald était au cinéma.

Certes, ce sont des détails crus et inédits, mais ils n'ont rien de bien surprenant: le président est un menteur et un tricheur depuis toujours, soutenu par un père dont le besoin de réussir était aussi constant que celui de Donald Trump d'obtenir son approbation. Ce sera tout, merci.

Mais non, il y a autre chose. Ce qui est nouveau et surprenant, c'est que Mary Trump, qui est titulaire d'un doctorat en psychologie clinique, nous offre aussi un portrait détaillé du profond handicap de Trump: elle explique que les cinq critères cliniques du narcissisme se manifestent chez son oncle, tout en insistant sur le fait que ce diagnostic n'est que la partie émergée de l'iceberg psychologique –il souffre peut-être également de trouble de la personnalité antisociale, de sociopathie et/ou de trouble de la personnalité dépendante, ainsi que d'un trouble des apprentissages non diagnostiqué qui interfère avec sa capacité à traiter les informations.

Je laisse aux experts de la santé mentale le soin de déterminer si tout ou partie de ces constatations est exact. Mais ce que Mary Trump ajoute indéniablement à l'interminable litanie littéraire qui égrène que «Trump ne va pas bien» ne se limite pas aux ragots familiaux ou aux diagnostics sur sa santé mentale.

Au fond, Too Much and Never Enough pourrait être le premier livre qui énonce, dès ses premières pages, que le président est irrémédiablement abîmé puis, d'un œil clinique, s'attache à disséquer les autres: nous, les électeurs, les complices, les flatteurs, les parasites et les adorateurs. C'est en cela que le livre de Mary Trump est peut-être la contribution la plus durable à la pile chancelante de livres qui ont exposé trop peu et trop tard, tout en nous racontant ce que nous savions déjà.

Mary Trump commence en partant du principe qui est généralement la conclusion des autres analyses: Donald Trump est mortellement dangereux, étonnamment incohérent et ne se soucie de personne d'autre que lui. Et voici ce qu'elle cherche à savoir: mais qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez les gens qui l'entourent? Comme elle l'écrit dans son prologue, «très peu d'efforts ont été faits pour comprendre non seulement pourquoi il en est arrivé à devenir un tel personnage, mais comment il a constamment progressé dans la vie en allant d'un échec à l'autre et malgré son absence flagrante de compétences».

Abandon fondateur

En réalité, ce livre n'est pas tant à charge contre Donald Trump que contre celles et ceux qui lui ont permis d'en arriver à sa position actuelle et de s'y maintenir. Son exergue est une citation des Misérables, et ce n'est clairement pas à Donald John Trump qu'elle s'en prend: «Cette âme est pleine d'ombre, le péché s'y commet. Le coupable n'est pas celui qui fait le péché, mais celui qui fait l'ombre.»

Mary Trump impute à son grand-père Fred Trump les pathologies de son oncle Donald, sans prétendre que ce dernier ait été la victime tragique de mauvais traitements. Elle accuse sa famille, qui l'a soutenu (et qui, il convient de le noter, est également sa famille à elle), puis, traçant des cercles concentriques qui vont toujours croissant, les médias qui n'ont pas su l'analyser, les banques qui ont prétendu qu'il était le génie financier qu'il n'est absolument pas, le Parti républicain et la «claque de fidèles» de la Maison-Blanche qui continuent de lui mentir et de mentir pour lui afin d'alimenter son insatiable ego et son aveuglement.

 


Donald Trump en meeting à Lexington, le 4 novembre 2019. | Mandel Ngan / AFP

Même l'expression «trop et jamais assez», le titre du livre, est peut-être délibérément empruntée au vocabulaire de l'addiction, et ce que Mary Trump décrit ici n'est pas simplement l'addiction de son oncle à l'adulation, à la célébrité, à l'argent et à la réussite, mais celle, incompréhensible, d'un pays –ou d'une partie de ce pays– à cet homme.

La plus grande partie de l'ouvrage se concentre sur l'histoire de l'abandon de Mary et de son frère Fritz par le reste du clan Trump. Leur père, Freddy, rejeton et homonyme du patriarche, avait échoué à endosser le rôle d'héritier modèle de l'empire immobilier du grand-père, tombant à la place dans un dramatique trou noir mêlant alcoolisme, maladie et désespoir.

Donald Trump, le petit frère de Freddy, a non seulement contribué à sa chute, mais il s'est même servi de sa tête comme d'un marchepied pour remplir l'espace vide qu'il laissait dans la succession de leur père.

Et tandis que les parents de Freddy et trois autres frères et sœurs modifiaient leur vie et leurs priorités pour graviter autour de Donald, Mary et son frère finirent par être évincés des testaments, de l'empire et de l'histoire familiale, comme si le clan se vengeait de ce qui était perçu comme la faiblesse et les échecs de leur père.

Protection coupable

Ces événements tragiques font de Mary, abandonnée par les soi-disant grandes personnes de son entourage quasiment depuis le berceau, quelqu'un de parfaitement placé pour expliquer et traduire ce qu'il est arrivé à des adultes très capables par ailleurs: sa tante Maryanne, juge fédérale compétente, les avocats et les comptables chargés d'exécuter les caprices de Donald et de masquer ses faillites, les lèche-bottes, les Républicains et les chrétiens évangéliques qui soutiennent inconditionnellement sa campagne et les hauts fonctionnaires qui peuplent désormais le Sénat, le Cabinet et le bureau Ovale.

Toutes ces personnes semblent jouir d'une santé mentale à peu près correcte. Et pourtant, toutes protègent Donald, au prix de véritables souffrances et de vraies pertes humaines, exactement comme lorsque le clan Trump avait ignoré la déchéance et la mort de Freddy. Le traumatisme d'enfance de Mary Trump est devenu celui de l'Amérique, et elle a vraiment envie de comprendre comment une telle chose a pu se reproduire.

Le passage qui a récolté le plus d'attention est probablement celui où Mary avance que Trump ne peut pas être soumis à des tests pour rechercher d'éventuelles pathologies car il est «dans l'aile ouest, interné de fait» et qu'il a été, en réalité, «interné pendant la plus grande partie de sa vie d'adulte. Il n'y a donc aucun moyen de savoir comment il réussirait, ou même s'il survivrait, tout seul dans le monde réel».

 


Donald Trump sur le palier de l'aile ouest de la Maison-Blanche, le 24 juin 2020. | Drew Angerer / Getty Images North America / AFP

Il est assez inhabituel de lire ce genre de description de la Maison-Blanche, montrée ici comme une «cellule capitonnée très chère et bien gardée», un moyen de protéger l'homme brisé qui l'habite plutôt que comme une plateforme d'où un dirigeant est susceptible de changer le monde. Et son ultime argument est que même un psychisme fracassé, protégé du monde réel, peut encore y causer d'irréparables dégâts.

Mais ses jugements les plus intéressants sont réservés à celles et ceux qui peuplent ces «institutions», qui auraient pu sauver les États-Unis et ne l'ont indéniablement pas fait, et qui vont du noyau familial aux entreprises Trump en passant par les banquiers de New York et les élites puissantes, Bill Barr, Mike Pompeo et Jared Kushner. Tous ces individus savaient, et savent toujours, que le roi est nu, ce qui ne les empêche pas de consacrer leurs derniers lambeaux de dignité à louer avec effusion sa parure bordée d'hermine et son élégante couronne.

Liens inextricables

Mary Trump semble éclairer les raisons de ces agissements assez loin dans son livre, dans une partie où elle parle de Fred Trump. Lorsqu'elle décrit comment il en est venu à comprendre que son cher Donald aux cheveux d'or était un imposteur, Mary raconte que Fred lui-même était passé maître dans l'art de garnir son portefeuille avec l'argent des contribuables et qu'il fraudait le fisc au bénéfice de ses enfants (Mary admet que c'est elle qui a transmis en douce les informations fiscales familiales au New York Times en 2018, pour un article qui a connu un grand succès).

Mais à mesure qu'il devenait clair que Donald n'avait pas franchement le sens des affaires (ses casinos d'Atlantic City s'effondraient et son père y injectait des fonds pour les sauver, dans le plus grand secret et en toute illégalité), Mary s'est aperçue que Fred était tout aussi accro au succès à paillettes des tabloïds dont Donald savait si bien jouer.

Il a continué de soutenir l'empire poudre aux yeux de son fils parce que, écrit-elle, «Fred s'était tellement investi dans le fantasme de réussite de Donald que lui et [son fils] étaient inextricablement liés. Affronter la réalité aurait nécessité de reconnaître sa propre responsabilité, ce qu'il n'aurait jamais fait. Il avait tout misé sur lui, et là où n'importe qui de rationnel se serait couché, Fred était déterminé à doubler la mise».

 


Portrait de Fred Trump dans le bureau Ovale, en février 2017. | Saul Loeb / AFP

Les mots de Mary Trump pourraient tout aussi bien s'appliquer à John Kelly, Kellyanne Conway, John Bolton, Mitch McConnell, Susan Collins ou Melania Trump. Et comme Mary Trump s'en rend très vite compte, le simple fait que ses complices se retrouvent coincés signifie que Trump ne tire absolument jamais la moindre leçon de ses erreurs.

Parce qu'on l'a chouchouté, qu'on lui a menti, qu'on l'a défendu et abreuvé d'éloges, Donald Trump sait que «quoi qu'il arrive, quels que soient les dégâts qu'il laisse dans son sillage, lui s'en sortira». En d'autres termes, il progresse d'un échec à l'autre parce que toutes les personnes de son entourage, qui sont des êtres psychologiquement normaux, finissent par être tellement empêtrées dans ses illusions qu'elles sont contraintes de mettre tout en œuvre pour les protéger.

Erreur trop lourde à porter

Le superpouvoir de Trump n'est pas d'avoir une grande vision ou d'exercer un grand leadership, mais plutôt le fait qu'il soit si minuscule. Au départ, il peut sembler anodin de se servir de lui dans un but transactionnel, mais au moment même où vous le mettez dans votre poche, vous devenez son esclave. Il est impossible de s'arracher à son orbite sans devoir admettre avoir commis une spectaculaire erreur de jugement stratégique et morale, que quasiment personne n'est capable de supporter.

La vacuité de Donald Trump est simplement un miroir de la vacuité de toutes celles et ceux qui l'ont soutenu. C'est ce reflet qui devient intolérable. Ce schéma, comme l'écrit Mary, «a assuré une cascade d'échecs consécutifs qui allaient finir par faire de nous tous des dommages collatéraux».

Personne, pas même Mary, qui a brièvement accepté d'être le nègre de son oncle pour l'un de ses livres, ne finit en n'étant qu'un peu redevable à Donald Trump, ce qui comprend aussi ses supporters euphoriques qui continuent de faire la queue, sans masque, pour admirer sa grandeur.

 


Rassemblement de supporters de Donald Trump à Tulsa, avant le meeting du président américain, le 20 juin 2020. | Win McNamee / Getty Images North America / AFP

Comme elle le conclut, sa sociopathie «me rappelle que Donald n'est pas du tout le problème». Ce qui fait de son livre un objet différent des quatorze autres brûlots sur les insondables pathologies de Donald Trump, c'est qu'il s'agit de la première analyse de ces personnes qui «font l'ombre».

Mary Trump est, entre autres choses, une autrice efficace et talentueuse, et c'est à la fois un témoin visuel et la victime d'une famille qui a magnifié un homme médiocre et malfaisant aux dépens de la justice, de l'équité et de la vérité. Ce n'est pas à son oncle Donald qu'elle en veut vraiment, lui a toujours été fidèle à son personnage; c'est pourquoi la poignée de nouveaux détails sur ses échecs commerciaux et sa méchanceté n'est jamais vraiment le sujet. Ce livre-là, on l'a déjà lu.

L'angle de ce livre est rendu possible précisément parce que Mary Trump a été l'un des premiers enfants à être exclus du testament, bannie de la famille et à s'être vu refuser le soutien et l'amour auxquels elle avait droit, tout cela à cause de ce qui était perçu comme les échecs de son père.

C'est cela –le fait qu'elle ait été expulsée plutôt qu'obligée à se mettre en retrait– qui lui permet de voir clairement les raisons de l'immobilisme de tous les autres. Et ce qu'elle révèle est une mise en accusation dévastatrice de l'ensemble des pseudo-adultes qui continuent de graviter autour de Donald Trump, qui se sont unis pour faire défaut à l'Amérique et laisser des populations vulnérables se débrouiller toutes seules, et qui continuent à mentir ou transformer la vérité pour apaiser son ego.

Si ces gens agissent ainsi, c'est parce qu'ils ne peuvent admettre que la récompense n'arrivera jamais, mais aussi pour s'épargner la honte d'être obligés de s'avouer qu'ils se sont lourdement trompés et que c'est une catastrophe.

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