Économie

Exonérations fiscales et suppressions de postes, le «en même temps» de Sanofi et Nokia

La politique d'attractivité fiscale de la France ne fonctionne pas. Les deux multinationales paient de moins en moins d'impôts et suppriment pourtant des emplois.

Au siège de Sanofi à Paris, le 27 mars 2020. | Franck Fife / AFP
Au siège de Sanofi à Paris, le 27 mars 2020. | Franck Fife / AFP

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En pleine pandémie de Covid-19, les vieux démons de la crise économique de 2008 ressurgissent. Renault, Airbus, Air France, les annonces de plans de sauvegarde de l'emploi (PSE) ou de plans de départs volontaires (PDV) se succèdent chez les grandes entreprises qui subissent la crise de plein fouet.

Certains de ces plans sont plus difficilement acceptés. C'est notamment le cas de ceux annoncés par le groupe pharmaceutique français Sanofi et par le géant des télécoms finlandais Nokia, deux multinationales qui ne semblent pas connaître de déroute économique.

Toujours plus de profits

L'entreprise transnationale française spécialisée dans la santé a annoncé le 26 juin la suppression de 1.700 postes, dont 1.000 en France, majoritairement dans les fonctions de support et de recherche et développement (R&D) –alors même que le dernier plan social, datant de 2019, n'est pas terminé.

Nokia a pour sa part fait connaître le 22 juin sa volonté de sabrer 1.233 postes dans sa filiale Alcatel-Lucent, plus de 1.000 dans la R&D, remettant en question l'existence même de l'usine de Lannion. La pilule est difficile à avaler pour les employé·es du groupe.

En 2015, lors du rachat d'Alcatel-Lucent par Nokia, l'entreprise finlandaise s'était engagée devant le ministre de l'Économie de l'époque, un certain Emmanuel Macron, à conserver 4.200 salarié·es en France, dont 2.500 emplois dans la recherche. L'accord est arrivé à terme mi-juin, quelques jours donc avant l'annonce du PSE. Pas de temps à perdre, visiblement.

«C'est un effet d'aubaine, on fait de l'argent et on ne respecte les règles que le temps imposé.»
Olivier Pastré, économiste

Une annonce surprenante que Nokia tient à remettre en contexte: «Il s'agit d'engagements pris avec le gouvernement au moment du rachat d'Alcatel-Lucent fin 2015. Nous sommes mi-2020, quatre ans et demi après, le marché a évolué et notre organisation également. Dans tous les cas, Nokia a respecté ses engagements», détaille Soizick Lamandé, directrice de la communication chez Nokia France.

Pour Olivier Pastré, membre du Cercle des économistes et président de la banque d'affaires IM Bank, il aurait fallu «mettre des conditionnalités extrêmement strictes au moment du rachat. Sinon, c'est un effet d'aubaine, on fait de l'argent et on ne respecte les règles que le temps imposé».

La nécessité de ces plans interroge. De fait, le chiffre d'affaires de Sanofi a crû de 6,9% au premier trimestre 2020 –une hausse en partie portée par le Covid-19– pour s'établir à 8,973 milliards d'euros, soit le plus élevé des quatre dernières années!

Et malgré l'appel d'Emmanuel Macron, cette fois-ci président de la République, à une «modération des dividendes» en cas d'effort demandé aux salarié·es, les actionnaires du groupe ont empoché près de 4 milliards d'euros de dividendes en 2020. Il s'agissait de la 26e année consécutive de croissance du dividende. Les grandes entreprises seraient-elles indisciplinées?

Concernant Nokia, le chiffre d'affaires du premier trimestre 2020 est certes en léger recul par rapport à l'année précédente, 4,913 milliards contre 5,032 milliards en 2019, mais le groupe ayant été choisi comme équipementier de Orange pour le lancement de la 5G en France, un important rebond de l'activité est prévisible. L'entreprise confirme la signature de soixante-dix-neuf contrats 5G.

Rien à voir avec la crise

Selon David Cayla, enseignant-chercheur en économie politique à l'université d'Angers et membre des Économistes atterrés, il s'agit «d'une réorganisation stratégique indépendante de la crise [du Covid-19]. Ils auraient licencié de toute façon, dans une logique d'économies et d'augmentation des bénéfices». La crise économique actuelle ne serait donc qu'une aubaine pour annoncer de nouveaux plans sociaux. Pratique!

La direction de Nokia «comprend que c'est une annonce difficile», mais ces plans «ont été mûrement réfléchis et font suite à des analyses très approfondies de toutes les options possibles», se justifie la multinationale. Et «malgré les mesures déjà prises et les progrès réalisés, des efforts supplémentaires sont encore nécessaires pour atteindre un niveau de rentabilité durable et maintenir notre compétitivité. Il est nécessaire d'améliorer en permanence notre productivité pour gagner en efficacité». Pas de lien avec la crise économique actuelle.

Mêmes éléments de langage chez Sanofi, qui a la volonté d'«assurer le futur du groupe sur des axes stratégiques resserrés pour mieux investir et de renforcer l'efficacité de l'organisation en l'adaptant à l'évolution des métiers». Le groupe assure «que la France reste au cœur de la stratégie de l'entreprise», mais sans ces postes qui «disparaissent parce qu'ils ne servent plus à rien».

«Ils auraient licencié de toute façon, dans une logique d'économies et d'augmentation des bénéfices.»
David Cayla, économiste

Les conditions d'un plan de sauvegarde de l'emploi, que l'on pourrait rebaptiser «plan de rationalisation de l'économie», ont été modifiées via les ordonnances n°2017-1387 du 22 septembre 2017 relatives à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail. Surnommées «les ordonnances Macron», elles ont assoupli les conditions de licenciement pour raison économique.

La situation financière d'une multinationale n'est désormais plus étudiée à l'aune de l'ensemble de son activité, mais simplement sur le territoire français. Une entreprise transnationale à la trésorerie florissante peut donc engager un plan de licenciement si sa filiale française présente une baisse d'activité.

Toujours selon les mêmes ordonnances, un PSE est possible en cas d'«une réorganisation de l'entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité»: tout est dit. Nokia bénéficie de cet assouplissement du droit du travail pour lancer son plan.

Ironie du sort, les deux entreprises profitent de la politique d'attractivité menée par la France, en touchant des exonérations fiscales... censées permettre la conservation des emplois.

Le beurre et l'argent du beurre

Bercy, sous couvert du secret fiscal, a refusé de nous communiquer les montants des crédits d'impôt dont bénéficient Sanofi et Nokia. Mais d'après Le Figaro, l'entreprise de télécoms aurait touché près de 280 millions de crédit d'impôt recherche (CIR) en quatre ans –une information que le groupe a refusé de confirmer.

Le CIR a pour but le «soutien aux activités de recherche et développement des entreprises», selon la description du ministère de l'Économie. Cynique quand on sait que le géant finlandais veut supprimer des postes dans... la R&D.

«Obtenir des crédits pour la recherche et licencier dans la foulée dans ce même domaine, c'est au moins moralement contestable.»
Olivier Pastré, économiste

Du côté de Sanofi, une étude indépendante et confidentielle réalisée par les cabinets Syndex et Cidecos, que Slate s'est procurée, révèle que l'entreprise a touché pas moins de 14,8 millions d'euros de crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), transformé en baisse de charges pérenne, et 112,5 millions d'euros de crédit d'impôt recherche en 2018. Surprise, les suppressions de postes prévues par Sanofi concernent en grande partie les activités de support et de R&D.

Une situation inconcevable pour Olivier Pastré: «Les entreprises qui bénéficient de crédits publics doivent quelque chose à la communauté nationale. Obtenir des crédits pour la recherche et licencier dans la foulée dans ce même domaine, c'est au moins moralement contestable.»

Ce n'est pas la première fois que l'efficacité du CIR est remise en question. En 2015, un projet de rapport sénatorial, piloté par Brigitte Gonthier-Maurin (PCF), sur «la réalité du détournement du crédit d'impôt recherche» avait mis en évidence le dysfonctionnement de cette aide et son utilisation comme simple outil d'optimisation fiscale.

Pourtant, la commission d'enquête a achevé ses travaux sans adopter de conclusions, rendant impossible la publication du rapport (les notes personnelles de la sénatrice sont disponibles ici).

De la même manière, le 6 novembre 2019, un amendement déposé par La France insoumise, proposant une sanction financière correspondant au double du CIR alloué en cas de baisse des dépenses de personnel dans la R&D, a été rejeté. Sur le sujet, la politique de l'autruche est de mise.

État impuissant

Heureusement, Emmanuel Macron a annoncé le 16 juin à Marcy-l'Étoile (Rhône) une aide de 200 millions d'euros à Sanofi pour sauver les empl… Ah non: pour financer la recherche d'un vaccin contre le Covid-19. L'annonce des suppressions de postes n'est intervenue que treize jours plus tard. Encore raté.

David Cayla, économiste atterré, dresse un constat accablant: «C'est la seule politique industrielle menée par Macron, une politique d'attractivité fiscale des territoires au détriment de véritables garanties.» Anecdote (ou non), Franck Riester a inauguré, lors du remaniement du 6 juillet dernier, le tout nouveau poste de ministre de l'Attractivité.

«Ces exonérations fiscales sans conditions vont de pair avec la baisse de l'impôt sur les sociétés. Les impôts disparaissent et les emplois avec», poursuit David Cayla.

Même son de cloche chez son collègue libéral Olivier Pastré, pour qui «ce qui est annoncé est très choquant et doit amener à repenser l'aide publique dans le cadre d'une planification».

 

Évolution et prévision d'évolution du taux d'impôt sur les sociétés sous le quinquennat Macron. | Via impots.gouv.fr

Pourquoi alors ne pas exonérer encore davantage d'impôts ces entreprises en échange de la conservation des postes? Parce que, toujours selon le même rapport confidentiel, les exonérations fiscales dont bénéficie Sanofi seraient supérieures au montant d'impôt sur les sociétés que l'entreprise doit payer!

En 2018, Sanofi aurait ainsi disposé d'un total de 143,6 millions d'euros de divers crédits d'impôt, pour 77,1 millions d'euros d'impôt sur les sociétés dus. Le calcul est vite fait: les crédits d'impôt couvrent l'intégralité de la somme fiscale due.

Selon des sources concordantes, le groupe pharmaceutique disposerait de plusieurs milliards d'euros de déficit reportable –de quoi s'assurer quelques années sans impôt sur les sociétés.

«Ce type de dumping fiscal peut fonctionner pour un petit pays comme l'Irlande, qui parasite une bête plus grosse que lui, l'Union européenne», avance David Cayla. Mais pour un pays comme la France, ce n'est pas possible: «On va baisser les impôts, mais nos voisins italiens et allemands aussi, donc les entreprises seront toujours libres de délocaliser dans le pays le plus avantageux.»

«L'une des solutions serait la mise en place d'appels d'offres publics fléchés ou conditionnés, des investissements ciblés de l'État, comme pour Air France lors de sa création», suggère l'économiste. Seulement, dans le cadre du marché unique européen, ce type d'investissement est prohibé au titre de la sacro-sainte concurrence libre et non faussée.

Cul-de-sac? Pas pour Olivier Pastré: «On s'en moque! Les États-Unis sont le pays le plus protectionniste du monde et leur économie tient la route. Quelle que soit la forme, il existe mille moyens d'intervenir et il faut y réfléchir. On peut espérer que l'Europe réagisse avec des règles moins bêtes demain qu'aujourd'hui.»

Préparer l'orage

Les nuages noirs s'accumulent à l'horizon. Alors qu'en 2008, la crise financière était d'abord boursière avant de toucher l'économie réelle, «en 2020, c'est l'inverse: le confinement a provoqué une crise de l'économie réelle, et cette crise va se répercuter sur le milieu boursier, qui entrera lui aussi en crise. Et comme en 2008, cette crise boursière se répercutera (à nouveau) sur l'économie réelle. Avec des conséquences titanesques», prophétise David Cayla, décidément atterré.

Olivier Pastré n'est pas plus optimiste: «Il va y avoir un bain de sang dans les PME. Il faut un renforcement de leurs fonds propres. Toutes les annonces sont faites et rien n'est préparé. C'est à l'État, à l'Europe et aux régions de réagir. Il faut faire ça de manière intelligente pour, là encore, éviter l'effet d'aubaine.» Ce sera peut-être l'occasion de ressortir certains rapports de leurs cartons.

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