Égalités / Santé

Le ressenti corporel de la ménopause est aussi culturel

Bouffées de chaleur et troubles de l'humeur ne sont pas systématiquement associés à l’arrêt des règles.

<em>«Pour penser le corps, on ne peut pas uniquement le réduire à de la biologie.»</em> | Marcos Paulo Prado via <a href="http://unsplash.com/@tiomp?utm_source=unsplash&amp;utm_medium=referral&amp;utm_content=creditCopyText">Unsplash</a>
«Pour penser le corps, on ne peut pas uniquement le réduire à de la biologie.» | Marcos Paulo Prado via Unsplash

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«Venant d'une culture non occidentale, j'ignorais que la ménopause provoquait une dépression ou tout autre trouble psychologique ou physique», écrit l'anthropologue éthiopienne Yewoubdar Beyene, dans son ouvrage From Menarche to Menopause, paru en 1989. Ses recherches au Mexique auprès d'une centaine de villageoises mayas ont également mis en lumière que la plupart de ces femmes ne se plaignaient pas de bouffées de chaleur et qu'elles n'avaient d'ailleurs aucun mot pour désigner cette manifestation corporelle. Or ces fluctuations ménopausiques ne sont pas qu'une question de vocabulaire ni même de génétique. De nombreuses recherches ont révélé la variabilité des sensations corporelles autour de la ménopause entre pays et entre femmes de différentes origines au sein d'un même pays mais aussi entre femmes d'une même origine vivant dans des pays différents. «Pour penser le corps, on ne peut pas uniquement le réduire à de la biologie. Le corps et ses manifestations sont toujours inscrites dans un contexte social», appuie Cécile Charlap, autrice de La Fabrique de la ménopause (Éd. du CNRS, 2019).

Si «la ménopause est un phénomène biologique universel –l'arrêt de la fonction reproductive et l'arrêt des règles– qui est commun à toutes les femmes, définit l'anthropologue et psychiatre Daniel Delanoë, notamment auteur de l'ouvrage Sexe, croyances et ménopause (éd. Hachette, 2006), d'autres éléments, les symptômes et processus biologiques associés, sont issus d'une construction sociale, qui diffère beaucoup selon les époques et les cultures».

Mais ces représentations sociales autour de la ménopause agissent plus ou moins directement sur les signes cliniques, et l'état physiologique ménopausique est donc grandement culturel. «Le grand enseignement de l'anthropologie médicale est que la culture locale influe sur la signification que l'on donne à des sensations corporelles –le fait, par exemple, qu'on les interprète comme des symptômes, des signes de maladie– mais aussi sur ce ressenti corporel lui-même», synthétise l'anthropologue Tanya Luhrmann dans un article sur la ménopause paru dans The Times Literary Supplement et traduit en français pour Books.

«Biologies locales»

Déjà, certains comportements et modes de vie, qui varient d'une culture à l'autre, peuvent modifier le vécu corporel de la ménopause en agissant directement sur l'état de santé et, de la sorte, l'amplitude de certains signes biologiques ménopausiques. C'est ce que l'anthropologue canadienne Margaret Lock appelle «biologies locales». «Le régime alimentaire, l'âge à la ménarche, les antécédents génésiques, la prise de contraceptifs oraux ou d'autres médicaments, le tabagisme –pour ne nommer que les facteurs les plus évidents– sont tous impliqués dans l'âge à la ménopause et potentiellement dans la symptomatologie associée. En d'autres termes, il est important de tenir compte de l'influence de la culture sur le corps pendant toute la durée de la vie», écrit-elle, avec ses consœurs Melissa K. Melby et Patricia Kaufert dans un article de 2005.

«Il est important de tenir compte de l'influence de la culture sur le corps pendant toute la durée de la vie.»
Margaret Lock, anthropologue canadienne

Dans ce même article, les trois anthropologues mentionnent longuement le cas du régime alimentaire japonais, riche en soja et donc en isoflavones, molécules naturellement présentes dans cette plante et ayant des propriétés de type œstrogénique, atténuant donc (sans la compenser intégralement) l'arrêt de la production ovarienne hormonale. Dans plusieurs études, on a retrouvé que «les bouffées de chaleur étaient inversement associées avec la consommation de soja et d'isoflavones». Ainsi, comme l'avait précédemment énoncé Margaret Lock, dans son ouvrage Encounters with Aging. Mythologies of Menopause in Japan and North America, paru en 1993, «les graines de soja sont une source de phytoestrogènes et pourraient bien contribuer du moins en partie au signalement moindre de bouffées de chaleur parmi les Japonaises».

Attention médicalisée

Ce n'est toutefois pas la seule façon dont la culture impacte l'expérience corporelle ménopausique. La preuve, entre 2001 et 2003, soit vingt ans après les travaux de Margaret Lock au Japon auprès de 1.225 femmes entre 45 et 55 ans, sa collègue Melissa K. Melby a aussi conduit une recherche sur des Japonaises (péri)ménopausées: la prévalence de bouffées de chaleur au cours des deux dernières semaines avait plus que doublé par rapport aux taux rapportés au début des années 1980, quand bien même la proportion de bouffées de chaleur au Japon était toujours bien inférieure à celle dont faisaient état les Américaines (caucasiennes ou d'origine japonaise) du même âge.

Ces changements temporels peuvent notamment s'expliquer par l'occidentalisation du régime alimentaire. Mais ce n'est pas la seule évolution qui a eu lieu pendant ce laps de temps au Japon. Alors qu'auparavant le terme de konenki englobait le vieillissement en général, il désigne désormais plus particulièrement la ménopause, dont la vision a par ailleurs été considérablement médicalisée, «au point que la plupart des gens (y compris les hommes et les femmes plus jeunes) évoquent le moment délicat qu'est le konenki, comprennent que des hormones sont impliquées, et associent les bouffées de chaleur comme l'irritabilité à cette période de la vie», écrivent les trois anthropologues dans leur article, avant de conclure: «Étant donné l'attention croissante portée au konenki, il n'est pas surprenant que les déclarations de symptômes vasomoteurs aient crû.»

Attributions indésirables

Il est en effet possible que ces symptômes aient préexisté à ce changement culturel de focale. Que celui-ci ait juste attiré l'attention dessus, de la même manière que l'on a réalisé, avec les mesures sanitaires individuelles recommandées dans le cadre de la pandémie de Covid-19, que l'on portait souvent, sans toujours s'en rendre compte, les mains à son visage. «La fin des menstruations est un événement qui a une importance considérable pour certaines femmes et il existe une tendance à attribuer des symptômes physiques et psychologiques de toutes sortes à cette expérience», pointent les chercheuses. Ce qui veut dire que ces derniers ne sont pas réservés aux femmes ménopausées. Y compris pour les bouffées de chaleur, qui concernent ainsi un tiers des hommes de plus de 55 ans.

«Il existe une tendance à attribuer des symptômes physiques et psychologiques de toutes sortes à cette expérience.»
Chercheuses en anthropologie

Dans les années 1990, retrace Daniel Delanoë, lors de la grande campagne de promotion des laboratoires pharmaceutiques pour les traitements hormonaux substitutifs de la ménopause, «la moindre bouffée de chaleur était considérée comme insupportable». Changement de paradigme une décennie plus tard. En 2002, la Women's Health Initiative, qui consistait en trois essais cliniques et une étude observationnelle portant sur plus de 100.000 femmes aux États-Unis afin d'évaluer l'efficacité et l'innocuité de ces prescriptions d'œstrogènes associés à des progestatifs, a interrompu son versant «thérapie hormonale» en raison d'effets indésirables trop importants (AVC et cancer du sein comme du côlon). Forcément, il a fallu être plus prudent et les gynécologues ont alors traité les bouffées de chaleur de manière symptomatique. Résultat: «les femmes ont prêté moins d'importance aux bouffées de chaleur», complète le chercheur en anthropologie médicale.

Perte pathologique

Ce que les études soulignent aussi, c'est qu'il ne s'agit pas seulement de remarquer l'existence de manifestations physiologiques et de les considérer comme ménopausiques. La perception culturelle et sociale de la ménopause va clairement jouer sur le ressenti corporel. Logique. «Chaque fois qu'un événement non désiré survient, si on l'associe à quelque chose de très négatif, il prend de l'ampleur», dépeint le chercheur en neurosciences Serge Marchand, spécialiste de la neurophysiologie de la douleur et du rôle des hormones sexuelles dans la douleur. Une même douleur, si elle est associée à la fierté d'avoir couru un marathon, ne fera pas autant souffrir que celle qui est le signe d'un cancer métastasique et de l'annonce de la mort, image-t-il. C'est là que le discours actuel pathologisant, faisant des bouffées de chaleur, des sautes d'humeur ou encore de la sécheresse vaginale des caractéristiques inévitables de ce tournant hormonal, joue le rôle d'un miroir grossissant qui met le feu à la fourmilière.

«Cette grille de lecture pathologisée de la ménopause est tellement intégrée dans nos représentations que des enquêtées m'ont dit qu'elles n'avaient pas eu l'impression de vivre la ménopause parce qu'elles n'avaient pas eu de symptômes, indique Cécile Charlap. C'est vraiment une grille de lecture hyper opérante dans la manière de penser la ménopause, c'est la seule manière proposée aux femmes de la vivre socialement.» La preuve: si vous parlez ménopause, il y aura toujours un médecin et il sera toujours question de symptômes, qui seront donc anticipés. Non seulement les symptômes sont perçus comme un passage obligé mais en plus ils sont assimilés à «un discours de la perte, de la dévalorisation».

Malaise public

La sociologue spécialiste de la ménopause rapporte en outre que les propos portant sur le malaise provoqué par les bouffées de chaleur qu'elle a recueillis lors de ses recherches ont toujours été reliés à la transpiration, à la rougeur et au fait que «cette perte de contrôle advenait dans des situations publiques», alors que, des règles jusqu'à la ménopause, les manifestations corporelles féminines sont encore, dans notre société, majoritairement invisibilisées. Preuve que «le corps est toujours pris dans un registre de normes» et que ce qui compte c'est aussi «le regard de l'autre et les normes corporelles qui sont à l'œuvre». C'est aussi pour cela que la symptomatologie comme la gêne induite varient suivant les milieux sociaux, comme l'a démontré Daniel Delanoë dans ses travaux. Ainsi, chez les femmes au foyer des classes moyennes ou supérieures, pour qui la ménopause est associée à la vieillesse et à la perte de la féminité, les symptômes sont plus intenses. Alors que les femmes qui ont une identité professionnelle valorisée et travaillent ou arrivent à la retraite n'y prêtent guère attention.

«La ménopause est un point d'accroche de la domination masculine»
Daniel Delanoë, anthropologue

Tant que les femmes sont assignées au rôle de mère ou de jolie potiche, elles auront l'impression de perdre toute valeur sociale au moment de la ménopause, percevront l'orée de la cinquantaine comme un «âge critique» et souffriront donc davantage du tableau clinique qui sera le leur, suivant leurs dispositions génétiques ainsi que leur «biologie locale». «La ménopause est un point d'accroche de la domination masculine, affirme l'anthropologue. Plus la domination masculine est sévère, plus la ménopause sera difficile à vivre au niveau de l'expérience sociale et de la valeur attribuée à l'expérience physique.» Encore un coup (de chaud) du patriarcat. Dont il faut continuer de refroidir les ardeurs, tant dans la vision du corps des femmes comme défectueux et pathologique que dans la place qui leur est faite au sortir de leur période de fertilité, si l'on veut que la ménopause soit vécue de moins en moins douloureusement.

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