Culture

«Tout simplement noir», pour rire de l'infernal chaudron identitaire

La comédie de Jean-Pascal Zadi et John Wax convie un grand nombre de têtes d'affiche issues des dites «minorités visibles» pour interroger les impasses du communautarisme.

J.-P. (Jean-Pascal Zadi) en plein appel à la mobilisation. | Gaumont
J.-P. (Jean-Pascal Zadi) en plein appel à la mobilisation. | Gaumont

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Face caméra, J.-P. galère. Acteur comique noir, faute de rôle à la hauteur de ses ambitions, il prend l'initiative d'une manifestation de rue, «une marche de l'homme noir pour la dignité».

Essayant d'enregistrer le message d'appel, il est sans cesse interrompu par sa femme, blanche et la tête bien sur les épaules (l'actrice Caroline Anglade), qui lui rappelle les tâches domestiques qui lui incombent.

J.-P. s'adresse à la caméra, c'est-à-dire à une équipe de tournage de deux personnes, dont on n'entreverra qu'un des membres, équipe qui le suit partout et enregistre ses faits et gestes, et ses multiples tentatives de mobilisation pour son grand projet.

 

 

J.-P. pour Jean-Pascal, joué par Jean-Pascal. Jean-Pascal Zadi, rappeur, réalisateur et acteur, et cosignataire du film. Zadi a vraiment fait ce que fabrique son personnage dans le film, circuler dans la ville en faisant un film de multiples rencontres.

Pour le «Before du Grand Journal» de Canal + et sur le fil YouTube de la chaîne de radio Le Mouv', il animait au pied des cités des rencontres avec des personnalités locales, brèves discussions à l'emporte-pièce aujourd'hui réunies dans #LESBAYEZER.

Tout simplement noir joue constamment sur cette circulation entre le personnage de fiction (le J.-P. du film) et les activités qui ont déjà valu à Zadi une certaine notoriété.

La crème des guests renoi… ou pas

Voici donc le vaillant, quoique novice, organisateur de manifestation en chemin pour susciter une vaste mobilisation. Il va croiser de nombreuses figues du spectacle français, qui ont pour la plupart un rapport –mais pas toujours le même…– avec le fait d'être noir.

 

J.-P. et la journaliste Kareen Guiock, qu'il s'obstine à vouloir identifier comme journaliste noire. | Gaumont

Les humoristes Fary et Claudia Tagbo, le rappeur Soprano, les footballeurs Lilian Thuram et Vikash Dhorasoo, la journaliste Kareen Guiock, les réalisateurs Fabrice Eboué, Lucien Jean-Baptiste et Mathieu Kassovitz, les artistes aux multiples casquettes Joey Starr, Éric Judor et Ramzy Bedia, d'autres encore, dont des célébrités de première magnitude, apparaissent dans leur propre rôle.

En une succession de sketches menés avec vivacité, voire une bonne dose de loufoquerie, ils incarnent l'infinie diversité des attitudes vis-à-vis d'une question que tout le monde invoque tout en se gardant bien de la définir: l'identité.

Engueulades vigoureuses ou vannes en coin, incompréhension navrée ou remise à sa place sans ménagement, le malheureux J.-P. va de déconvenue en déconvenue dans sa tentative.

Pour toute une flopée de bonnes ou mauvaises raisons, son entreprise, étayée par un mélange de naïveté et de ruse intéressée, est exposée par ses interlocuteurs comme saturée de clichés.

Son antiracisme au ras des pâquerettes se révèle ainsi déplacer ou masquer les multiples formes d'oppression à l'œuvre dans une société qui ne se définit pas plus par la seule opposition blanc/noir que par quoi que ce soit d'autre. Le moteur du film est moins «noir» que la critique du «tout simplement».

Avec une telle approche, et même si les militants les plus engagés sont montrés comme rigides mais sérieux et sachant ce qu'ils veulent (ce qui est loin d'être le cas de J.-P.), il est probable que Jean-Pascal Zadi ne se fera pas que des amis parmi les activistes de la cause noire.

Incorrect et sophistiqué

Zadi et son complice, le réalisateur de clips John Wax (ainsi que leur coscénariste Kamel Guemra), jonglent en permanence avec un humour qui ne cesse de mettre les pieds dans le plat de la correction politique. Sans doute les gags ne rechignent pas à un premier degré parfois convenu. Mais, ensemble, ils participent d'une construction qui, séquence après séquence, se révèle aussi audacieuse que sophistiquée: prendre en considération la diversité de ceux que tend à uniformiser l'approche communautariste.

La présence des nombreuses personnalités ayant participé au film n'est pas de trop pour appuyer ce vigoureux refus de toute forme d'essentialisation.

 

L'entrain militant de J.-P. face à la perplexité des réalisateurs Lucien Jean-Baptiste et Fabrice Eboué, avant que leurs propres différences fassent dégénérer la situation. | Gaumont

À chaque étape de son initiation, J.-P. est confronté à la mise en tension de «La Dignité de L'Homme Noir» bardée de majuscules telle qu'il veut la promouvoir et les enjeux bien réels concernant l'héritage colonial, l'instabilité de l'utilisation des référents historiques, l'inégalité entre les sexes, la diversité d'origine des Noirs…

Sans oublier les effets d'intensité de la coloration de peau (plus ou moins noire) enjeu qui n'a rien d'anecdotique comme l'avait si bien explicité Pap Ndiaye dans La Condition noire. Essai sur une minorité française, qui demeure d'une entière pertinence douze ans plus tard.

Les dents de la différence

Au cours de scènes à la fois savoureuses et au bord du malaise, Jean-Pascal Zadi et John Wax se frottent sans faiblir aux troubles des rapports entre races, entre minorités racisées, dans une société, la France de 2020, où il n'est jamais question d'oublier que le racisme existe.

 

Chez Ramzy, débat houleux entre un Noir, quatre Arabes (Ramzy Bedia, Melha Bedia, Rachid Djaïdani, Amelle Chahbi) et un Juif (Jonathan Cohen). | Gaumont

Un environnement où un acteur noir continue de se voir proposer des rôles caricaturaux, où un citoyen noir est en permanence exposé aux violences des «personnes détentrices de l'autorité», ce que le film n'oublie pas non plus.

Une des dimensions les plus singulières, et finalement les plus riches de cette étonnante proposition, concerne l'apparence physique du personnage principal… en ce qui concerne sa dentition.

Comme des cadrages frontaux et insistants ne le laissent ignorer à personne, J.-P. a les dents de devant très proéminentes, et très écartées. Cette différence-là engendre un ostracisme face auquel aucune grande cause ne mène combat.

Pourtant, comme le film l'évoque avec un courage qui ne manque pas de subtilité dans son recours à l'autodérision, les «petites» différences physiques, les handicaps même mineurs et les écarts à la norme des apparences produisent de l'inégalité, fabriquent de la souffrance et de l'exclusion, entretiennent les injonctions à ressembler à des modèles dominants.

Les contrôles au faciès systématiques ne ciblent pas les personnes à la dentition irrégulière, et Trayvon Martin, Michael Brown, Eric Garner et tant d'autres ont été tués du fait de la couleur de leur peau, comme de si nombreuses autres personnes, dans tant de pays. Les dents de J.-P. ne relativisent pas la violence et la réalité du racisme quotidien, ni ne minimisent les horreurs du colonialisme. Elles inscrivent ces réalités massives dans la singularité des expériences.

Oui, les Noir·es sont largement sous-représenté·es dans le cinéma, à la télévision et en politique. Et combien de personnes à la dentition irrégulière pour présenter le JT? Combien de personnes admises à une place visible qui louchent, ou d'une taille ou d'un poids hors des normes d'airain? Cette affaire de dents, qui peut sembler anecdotique, est le plus inclusif, le plus démocratique des appels à l'égalité et à la dignité.

Gags et mise en question inquiète

Pour toutes ces raisons, rien ne serait plus faux que de voir Tout simplement noir comme le pendant côté minoritaire de Qu'est-ce qu'on a fait au Bon Dieu?

 

Quand Fary donne une douteuse leçon de business à J.-P. | Gaumont

C'est même exactement l'inverse: non pas capitaliser sur l'accumulation des stéréotypes dans un jeu faussement transgressif et qui renvoie tout le monde dans sa case, mais, avec les ressources de la comédie, la mise en question inquiète des troubles qui sont le lot de chacune et de chacun, et de tous.

Ni héros, ni salaud, ni idiot, mais avec en certaines circonstances un peu des trois, J.-P. est un personnage qui ressemble... au cinéma français dans ce qu'il a de radicalement différent avec le cinéma hollywoodien. Cette différence n'est pas l'opposition entre universalisme et communautarisme, devenue le pont-aux-ânes des commentaires sur la question raciale. Elle est la proposition, plus fragile mais plus féconde, que les films ont vocation à poser des questions plutôt qu'à asséner des réponses. Y compris ce qu'il est convenu d'appeler des comédies populaires.

Évidemment conçu avant l'affaire George Floyd et le retour au premier plan de celle concernant Adama Traoré, ou la vandalisation de statues de personnalités liées au commerce négrier et les polémiques qui s'en sont suivies, le film prend place dans ce contexte avec un à-propos particulier.

Célébrer ainsi la diversité, et même les contradictions, de ceux qui sont les plus directement concernés par la condition noire s'avère en effet une manière très stimulante de signifier que «les vies noires comptent».

Tout simplement noir

de Jean-Pascal Zadi et John Wax

Avec Jean-Pascal Zadi, Caroline Anglade.

Durée: 1h30.

Sortie: 8 juillet 2020

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