Économie / Culture

Agatha Christie, une approche économique du crime

Pour l’autrice de «Dix petits nègres», qui publiait son premier roman il y a 100 ans, l'acte criminel reste un choix délibéré et résulte d’un calcul rationnel coût-bénéfice.

Les intrigues imaginées par la reine du crime restent de bons moyens pour comprendre les théories microéconomiques centrées sur le comportement des individus. | Jack Taylor / AFP
Les intrigues imaginées par la reine du crime restent de bons moyens pour comprendre les théories microéconomiques centrées sur le comportement des individus. | Jack Taylor / AFP

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En 1920 paraissait le premier roman d'Agatha Christie, La Mystérieuse affaire de Styles. Le centenaire de cette publication est l'occasion de mettre en exergue une dimension méconnue de l'œuvre de la reine du crime: son travail d'économiste.

Agatha Christie (1890-1976) est une autrice populaire à la bibliographie imposante: 66 romans, 154 nouvelles, 20 pièces de théâtre, édités en 100 langues, vendus à 2 milliards d'exemplaires et publiés dans 153 pays. Tout le monde l'a probablement déjà lue, la lira ou regardera un film ou une série tirés d'un de ses livres.

Pour autant, l'accessibilité et la simplicité apparente de son œuvre ne doivent pas occulter le fait qu'elle se prête à plusieurs lectures: ludique (un coupable qu'on ne découvre qu'à la fin), féministe (des réflexions sur la place des femmes dans la société), psychologique (une attention portée à la psyché humaine), médicale (une connaissance fine des poisons), sociologique (une étude des comportements des classes supérieures britanniques), philosophique (un diagnostic posé sur la question du mal), politique (un anticommunisme viscéral), historique (une nostalgie de l'ère victorienne), patriotique (des considérations sur la place du Royaume-Uni dans le monde et sur les charmes de la langue anglaise), religieuse (des personnages empreints de morale chrétienne) et, à mes yeux, économique.

Le criminel recherche son intérêt avant tout

Certes, l'œuvre de Christie n'évoque pas les thématiques économiques traditionnelles que sont par exemple la croissance, le chômage, l'inflation ou les inégalités. Christie se concentre sur le crime. Or, c'est justement son approche du crime qui est économique.

Pour elle, tout un chacun est un criminel potentiel. Ses personnages tuent par intérêt. Mais qui dit intérêt ne dit pas forcément matérialisme étroit. Dans les romans de Christie, on trouve certes quantité de vols de bijoux, de meurtres motivés par un héritage ou de personnes éliminant un·e conjoint·e dont elles ou ils ne peuvent divorcer. Mais comme on le voit dans Dix petits nègres ou Le Crime de l'Orient-Express, les motivations des protagonistes peuvent aussi être d'une autre nature.

Qu'est-ce que cela a d'économique? Tout. Christie ne se penche pas sur le crime comme Conan Doyle ou Gaston Leroux, sous un angle purement analytique, voire rationaliste (le «whodunit», contraction de l'anglais «Who has done it?», littéralement «Qui l'a fait?»).

Elle ne l'aborde pas non plus comme le ferait un·e sociologue qui mettrait en avant l'influence des structures sociales. La personne qui commet un crime n'est pas la victime d'une société injuste. Elle n'est pas impliquée dans des conflits de classe. D'ailleurs, Christie élude tout déterminisme social dans ses romans. Le crime résulte d'un choix individuel et n'a pas de signification sociale.

La romancière Agatha Christie chez elle dans le Devonshire en mars 1946.
| Planet News LTD/AFP

Notons que pour Ernest Mandel, spécialiste d'économie politique, qui examine l'histoire du roman policier avec des lunettes marxistes, c'est ce qui fait la faiblesse de son œuvre. Pour lui, les romans de Christie ne font que légitimer l'ordre bourgeois (opinion qu'elle n'aurait d'ailleurs probablement pas démentie). On ne trouve pas non plus chez elle de criminel·les aux motivations parfois troubles et pour lesquel·les on pourrait avoir de la compassion (une des marques de fabrique de l'auteur belge Georges Simenon).

Pour Agatha Christie, l'acte criminel n'est pas non plus la conséquence de troubles mentaux. Aborder le problème sous cet angle mène à une impasse comme le démontre son héros Hercule Poirot dans le roman ABC contre Poirot. Il convient de rappeler que, pour elle, le crime reste un choix conscient et délibéré. La personne qui commet un crime est vue comme un être rationnel dont le choix est motivé par un calcul coût-bénéfice. Or, cette démarche est éminemment économique.

La microéconomie éclaire la criminalité

C'est ainsi que l'économiste américain Gary Becker et à sa suite d'autres membres de l'École de Chicago (groupe d'économistes libéraux, pour beaucoup en poste à l'université de Chicago) tels que George Stigler, Isaac Ehrlich et Steven Levitt se sont attaqués à ce problème. En 1992, Becker était nobélisé «pour avoir étendu le champ de l'analyse microéconomique à un large éventail de comportements et interactions humains, y compris hors marché».

Il avait appliqué les outils de l'économie standard à des comportements aussi divers que les discriminations, le mariage, le divorce, la décision de poursuivre ses études, mais aussi et surtout les comportements délinquants quels qu'ils soient et qu'il rangeait sous le vocable de crime.

L'être humain est rationnel et cherche à maximiser une fonction d'utilité sous contraintes (l'utilité étant la mesure de la satisfaction obtenue par la consommation). Il compare les bénéfices anticipés de son acte et les coûts et sacrifices qu'il exige de lui. La personne qui commet un crime passe à l'acte si les premiers excèdent les seconds.

L'acteur qui incarne Hercule Poirot, détective et personnage principal de nombreux romans d'Agatha Christie dans la série britannique qui porte son nom. | Jose Camões Silva via Flickr

Bien sûr, il existe des personnes honnêtes et respectueuses des lois. Le capitaine Arthur Hastings, personnage des romans de Christie et partenaire du détective Hercule Poirot, en est un archétype. Mais même lui est tenté de commettre un meurtre dans le roman Hercule Poirot quitte la scène.

Chacun·e peut donc être amené·e à faire certains choix pour peu que les circonstances l'y contraignent. Pour le dire dans le langage des économistes: l'individu réagit aux incitations.

Cette démarche se veut universelle, valable en tout lieu et à toute époque. Agatha Christie conçoit le comportement humain de la même façon. Miss Marple, détective intervenant dans douze romans de Christie, ne répète-t-elle pas inlassablement que «la nature humaine est partout la même»?

La morale selon Agatha Christie

Ainsi, à quarante ans d'intervalle, Agatha Christie (1890-1976) a plagié Gary Becker (1930-2014) «par anticipation», selon la formule heureuse du professeur de littérature française Pierre Bayard. C'est en effet la lecture de Becker qui permet de comprendre la spécificité de Christie qui a peut-être inspiré Becker tout en l'ayant lu. Mais à vrai dire, on ne sait pas si, de même que Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, Christie faisait du Becker ou Becker faisait du Christie.

Cela dit, elle se démarque toutefois de lui sur un point. En bon utilitariste (doctrine qui prescrit d'agir de manière à maximiser le bien-être collectif), Becker raisonne de façon conséquentialiste et considère qu'il ne faut lutter contre le crime que si le coût social de cette lutte n'est pas trop élevé.

Ce n'est pas le cas de Christie qui au comportement utilitariste du criminel oppose une éthique déontologique stricte. Chaque action humaine doit être jugée selon sa conformité à certains devoirs comme en témoigne cet échange dans le roman Un, deux, trois…:
– Mais, Poirot, vous ne comprenez donc pas que, dans une très large mesure, la sécurité et le bonheur de la nation dépendent de moi?
– Je ne m'occupe pas des nations, Monsieur Blunt, mais des individus. Ce bien inestimable qui leur appartient, la vie, personne n'a le droit de le leur enlever!

Pour finir, on peut aussi contester un élément de la vision du monde d'Agatha Christie. Il n'est pas certain que les motivations de l'acte criminel soient aussi claires qu'elle le dit. Et il n'est pas non plus certain que le crime n'ait que des causes rationnelles et objectives et soit dépourvu de signification sociale. C'est probablement le cas dans les classes favorisées où Christie situe ses intrigues. C'est moins évident pour les couches inférieures de la société.

La version originale de cet article a été publiée dans The Conversation.

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