Boire & manger

La seconde vie de l'auberge étoilée de Paul Bocuse

Dépoussiérer, repenser la carte, imposer des plats nouveaux, c'est ainsi que le restaurant mondialement célèbre a évolué depuis le début 2020, sans rien trahir mais en s'ouvrant sur la créativité.

Paul Bocuse. | Stéphane de Bourgies
Paul Bocuse. | Stéphane de Bourgies

Temps de lecture: 9 minutes

Monté au paradis des cuisinièr·es et des gourmets en janvier 2018, Paulo des bords de Saône avait préparé la transmission de l'ex-trois étoiles lyonnais avec l'accord des siens. Sa fille Françoise Bernachon gère le restaurant de légende et son frère Jérôme, installé à Epcot en Floride, l'autre volet de l'empire: les brasseries lyonnaises, la parisienne à l'Hôtel du Louvre, le pôle développement et la marque –300 employé·es dont les trois grands chefs MOF ont été recrutés par Paul lui-même.

L'équipage du restaurant Paul Bocuse. | Bocuse

Ces professionnel·les de la cuisine, des salles à manger, de la gestion restent animé·es par l'esprit Bocuse, c'est-à-dire la fidélité à un homme, à un génie de la restauration française considéré comme le patriarche de la Maison Bocuse née en 1924.

La grande majorité des personnels ont connu l'élève de Fernand Point, l'ami des Troisgros, de Georges Dubœuf, de Bernard Pivot, le chasseur de bécasses et le fondateur du Bocuse d'Or, les jeux olympiques de l'art culinaire tous les deux ans à Lyon.

Au piano le grand Paul était rigoureux, il avait un cœur d'or. L'auberge bien située le long de la Saône était une seconde famille pour les personnels attachés à la pérennité de la fabuleuse maison de Collonges.

La soupe VGE aux truffes noires et foie gras. | Patrick Rougereau

Le créateur de la soupe aux truffes noires VGE mitonnée pour sa Légion d'honneur à l'Élysée en 1975 était intransigeant sur la composition des plats, de la poularde en vessie (sublime recette), du loup en croûte sauce Choron (tomatée) en passant par l'île flottante aux pralines. On ne touchait pas à ces préparations quasi éternelles, elles plaisaient et correspondaient à l'éthique du maître: du beurre, de la crème, du vin, des os, des arêtes et des goûts vrais.

Le dessert aux pralines. | Patrick Rougereau

«Quand je ne serai plus là, faites comme bon vous semble», avait-il dit à Françoise et aux trois chefs: Christophe Muller –MOF à 27 ans en 2000, chef exécutif depuis 1991, un record–, Gilles Reinhardt –MOF en 2004 venu de l'Auberge de l'Ill, chef exécutif depuis 1995– et Olivier Couvin –MOF en 2015, venu d'un Relais & Châteaux à Autun, promu chef de cuisine de Collonges en 2001 par Paul Bocuse.

Les trois chefs MOF. | Bocuse

Au déjeuner du dimanche à 11 heures, Paul, son épouse Raymonde et Françoise partageaient le foie gras chaud aux raisins (grande recette), le poulet de Bresse crémé, le gratin de pommes de terre, le pot de crème au chocolat façon Bernachon, et le grand Paul lampait du Beaujolais gouleyant «vite bu, vite pissé».

Après ces agapes dominicales, le fils de Georges Bocuse (restaurateur aussi) arpentait les deux salles à manger aux tableaux kitsch, sa toque immaculée bien plantée sur sa tête, il saluait toute la clientèle, signait les cartes-menus et se prêtait à toutes les photos que l'on voulait –cela aux deux repas.

Ravie, l'assistance pouvait contempler la star en chair et en os, l'empereur des gones si familier, si amical. Paul aimait les gens, et pas seulement les femmes. Aucun cuisinier n'a été plus proche de ses client·es.

Le fantastique succès de cet ancien hôtel-bistrot en 1900, une guinguette campagnarde très animée le dimanche où l'on offrait le saucisson chaud, des omelettes et des grenouilles, s'est transformé en restaurant de qualité dans les années 1960-1970 quand Paul a mis en œuvre aux fourneaux à charbon tout ce qu'il avait vu, appris, testé chez Lucas Carton à Paris et chez Fernand Point à Vienne, premier restaurateur de province à avoir obtenu trois étoiles en 1933 grâce au foie de canard aux raisins, au carré d'agneau en croûte, à la sole aux nouilles et au gâteau Marjolaine.

Le loup en croûte. | Patrick Rougereau

L'enfant de Collonges-au-Mont-d'Or sportif, plongeur, résistant en 1940, blessé (il a reçu du sang américain), aubergiste facétieux en bord de Saône était très habile de ses mains. Il emmagasinait vite et bien les grands plats classiques de tradition «indémodable», écrit le Michelin en 2020 qui vante «la délicieuse simplicité de ces produits du terroir». Pas commode de faire simple!

La troisième étoile en 1965 l'a propulsé dans les médias, Paul Bocuse a été le seul chef icône à avoir été deux fois sacré «cuisinier du siècle» en 1989 par le guide Gault & Millau (avec Fredy Girardet et Joël Robuchon) puis «chef du siècle» en 2011 par le prestigieux Culinary Institute of America (CIA).

Les voyages ont été son autre passion et une nécessité. Même avec la troisième étoile, l'Auberge du Pont de Collonges (depuis 2006) n'était pas simple à remplir en semaine: la promotion de son nom, de son grand restaurant, de ses plats phare (la volaille en vessie pour deux) ont été son souci, une exigence drastique que le Bocuse d'Or a provoquée –vingt-cinq nationalités de cuisinièr·es présent·es à Lyon une semaine: quel coup de maître pour la ville!

La volaille en vessie. | Patrick Rougereau

Bocuse a été le roi en Allemagne et aux États-Unis, il a installé son nom en Floride chez Disney et commercialisé des produits signature, saucissons, vins et dîners de haute gastronomie chez des rich and famous en personne aux fourneaux –Bocuse chez vous. Puis ce sera le Japon et les brasseries Bocuse, cuisine lyonnaise de rigueur.

Oui, il a été un formidable promoteur de son nom, de son prestige, de son charisme.

Au dîner, le dimanche soir, l'auberge fait le plein et pas seulement grâce aux Allemand·es. Le restaurant Bocuse est devenu une destination vivante dans la galaxie des monuments de la gastronomie française comme La Tour d'Argent, La Monnaie de Guy Savoy, L'Arpège d'Alain Passard à Paris et Les Prés d'Eugénie-les-Bains de Michel Guérard, octogénaire et créateur de la cuisine moderne et minceur.

Son restaurant près de Lyon est recommandé par des agences de voyages comme le sont le Louvre et Versailles, et le trajet Paris-Lyon en TGV est un plus indéniable, surtout pour les Japonais·es.

La salle du restaurant. | Bocuse

Pas de réussite sans la qualité des hommes. Vincent Le Roux, époux de Stéphanie Bernachon, mère de deux garçons, a été nommé directeur général du restaurant Bocuse par Paul lui-même. C'est un professionnel du métier, ex-hôtelier à Lyon, qui a toute la confiance de Françoise Bocuse. Pour nombre de client·es venus de loin, le repas à Collonges reste un événement dans une existence, un moment d'exception, de partage et de joie d'être là. Il faut avoir cassé la croûte de la soupe aux truffes au moins une fois dans sa vie.

La nécessité d'innover

Cela dit, le grand restaurant triple étoilé pendant cinquante-quatre ans –un record mondial– ne doit pas devenir un musée de la gastronomie française, un conservatoire figé des spécialités bocusiennes même retravaillées, améliorées par le trio des chefs Meilleurs ouvriers de France, concepteurs de recettes historiques. Il s'agit de s'émanciper du legs bocusien, de moderniser le corpus des plats et d'en créer de nouveaux. Les Troisgros, amis de toujours de Paulo le lyonnais, ont modifié trois fois le subtil saumon à l'oseille, quel exemple parfait!

Vincent Le Roux, directeur du restaurant. | Bocuse

Vincent Le Roux, directeur général depuis 2006, et l'état-major culinaire se souviennent de la recommandation de leur patron tant estimé: «Quand je ne serai plus là, vous ferez votre cuisine, celle qui vous paraîtra la plus en phase avec le temps et les désirs des clients.»

L'innovation n'a pas été en 2019 une obsession pour les chefs Muller, Reinhardt et Couvin, c'est devenu une nécessité.

Il ne s'agit pas de rayer de la carte le loup en croûte feuilletée sauce Choron ou la fricassée de volaille de Bresse à la crème et aux morilles, le tournedos Rossini au foie gras sauce Périgueux, le rouget barbet en écailles de pommes de terre, des spécialités quasi immuables qui partent aux deux repas.

Le rouget en écailles de pommes de terre. | Patrick Rougereau

Le restaurant Paul Bocuse n'a jamais mieux fonctionné: 50.000 client·es par an, un record pour une table étoilée hélas rétrogradée en 2020 par le Michelin.

Les maîtres queux Bocuse comme Robuchon sont perçus comme une marque d'excellence. Dépoussiérer, repenser la carte, imposer des plats nouveaux, c'est ainsi que l'auberge mondialement célèbre a évolué depuis le début 2020, sans rien trahir mais en s'ouvrant sur la créativité féconde, soutenue par Françoise Bernachon, l'héritière désignée, la référence familiale.

La quenelle de sandre et le homard. | Patrick Rougereau

Les trois chefs savants, performants, créateurs raisonnés ont inscrit sur la carte de l'été 2020 les préparations suivantes:

  • Le marbré de foie gras de canard confit au cassis, brioche feuilletée citronnée (75 euros)
  • La nage de homard glacée, royale d'épinards au caviar Osciètre (85 euros)
  • L'omble de fontaine bio Bellevue (75 euros)
  • Le homard entier à la parisienne (90 euros)
  • Les filets de sole des côtes normandes Fernand Point (90 euros)
  • Les quenelle de sandre et homard sauce Champagne (78 euros)
  • Le carré d'agneau de lait rôti, jus aux olives taggiasche, pommes soufflées (78 euros)

Le homard et sa quenelle. | Patrick Rougereau

La partition sucrée est signée Benoît Charvet, champion du monde des desserts glacés en 2015, nouveau chef pâtissier venu de La Côte d'Or à Saulieu gérée par Dominique Loiseau et ses enfants propriétaires. Il propose:

  • Le jardin végétal, framboises et baies de sansho parfumées à l'agastache
  • Altapaz, un éventail de textures au chocolat noir Grand Cru du Guatemala

En plus, le chariot de créations gourmandes (45 euros) dont le sublime savarin à la framboise mouillé de chartreuse, un dessert trois étoiles.

Le dessert au chocolat. | Patrick Rougereau

Sur une vingtaine de plats salés et sucrés, la moitié sont des nouveautés issues des cadeaux de la saison. À l'automne, les chefs MOF introduiront les coquilles Saint-Jacques, le lièvre à la royale, le chevreuil, les truffes blanches et noires fraîches, la soupe aux truffes VGE, l'oreiller de la belle Aurore, une somptueuse architecture de viandes blanches et rouges dans un feuilletage, une des plus fameuses préparations de la haute cuisine française inventée par Antonin Carême (1784-1833), chef de Talleyrand.

Le lièvre à la royale. | Patrick Rougereau

Côté vins, Éric Goettelmann, très savant en vins de Bourgogne, a été engagé comme chef sommelier, venu du Relais Bernard Loiseau à Saulieu. En cave maturent 30.000 bouteilles de toutes les régions –pas seulement les crus du Beaujolais et de la vallée du Rhône.

La cave de Paul Bocuse. | Bocuse

Reste une énigme inexpliquée: pourquoi le Michelin 2020 a-t-il supprimé la troisième étoile de l'auberge bocusienne? Cette sanction a choqué, ému, révolté la quasi-totalité de la clientèle, pas seulement les abonné·es lyonnais·es mais les confrères, les chefs archi-célèbres de la corporation des toqués: Guy Savoy, Alain Ducasse, Georges Blanc, Yannick Alleno, Christian le Squer, Michel Trama, Michel Guérard, Alain Solivérès... tous redevables des initiatives du grand Paul prises pour la défense et la valorisation des toques sorties des sous-sols fumants, sous-payées et mal considérées (les maître·sses d'hôtel et les directeurs ou directrices étaient plus connu·es que les chef·fes en titre).

Les œufs en neige. | Patrick Rougereau

On nous dit que les inspecteurs et les inspectrices du Guide rouge n'ont pas apprécié tel plat, une garniture incongrue, une cuisson trop poussée, un retard dans le service du second plat, un vin blanc tiède... Très bien. C'est leur job d'inspecter et juger.

De là à enlever la troisième étoile à un monument de la restauration française, il y a un grand pas à franchir.

Le dessert au miel. | Patrick Rougereau

Tant que le Michelin et ses cadres salarié·es pour des plaisirs de bouche ritualisés ne donneront pas d'explications claires et circonstanciées sur leurs verdicts, tant que le silence et le mutisme soviétique persisteront, le guide rouge restera en porte-à-faux, contesté, vilipendé et de moins en moins crédible –à peine 50.000 exemplaires vendus aujourd'hui contre 600.000 en 1989, une chute vertigineuse.

La suppression de l'étoile en raison de la disparition de Paul Bocuse, c'est la double peine inique, le chagrin, la douleur et l'injustice. Lamentable déclassement.

Par bonheur, le restaurant familial des bords de Saône n'a perdu aucun·e client·e: 11 millions d'euros de chiffre d'affaires avec L'Abbaye pour les réceptions. Aucune table étoilée au pays de Brillat-Savarin, d'Auguste Escoffier et de Joël Robuchon n'atteint ces chiffres record. C'est un plébiscite. Le public de gourmets reste d'une totale fidélité au grand restaurant bocusien. Qu'en disent les têtes pensantes du Michelin? Menus Classique à 180 euros, Bourgeois à 240 euros et Paul Bocuse à 280 euros.

Le dessert aux fruits exotiques. | Patrick Rougereau

La magie Bocuse s'invite aussi chez vous: l'offre gourmande se conjugue à domicile au prix unique de 280 euros par convive (hors boissons), pour un menu en cinq services au déjeuner ou au dîner (un minimum de huit personnes). Les demandes de réservation se font directement sur le site internet du restaurant Paul Bocuse. Rares sont les grands étoilés à proposer leurs plus beaux menus à l'extérieur de chez eux.

Restaurant Paul Bocuse à Collonges-au-Mont d'Or (69660). À 12 kilomètres de Lyon par les bords de Saône. 40 rue de la Plage. Tél.: 04 72 42 90 90. Vins au verre, Billecart Salmon rosé (26 euros), Condrieu 2018 (21 euros). Pas de fermeture. Parking. Taxi.

 

Adresses de Paul Bocuse à Lyon:

Brasserie Le Nord
18 rue Neuve 69002 Lyon. Tél.: 04 72 10 69 69. Menus à 24,90 et 27,50 euros.

Brasserie L'Ouest
1 quai du Commerce 69009 Lyon. Tél.: 04 37 64 64 64. Menus à 24,90 et 27,50 euros, le dimanche à 32,90 euros (trois plats). Carte de 36 à 68 euros. Terrasse.

Brasserie L'Est
14 place Jules Ferry 69006 Lyon. Tél.: 04 37 24 25 26. Menus à 24,90 et 27,50 euros.

Brasserie Le Sud
11 Place Antonin Poncet 69002 Lyon. Tél.: 04 72 77 80 00. Menus à 24,90 et 27,50 euros, à partir de 32,90 euros le dimanche.

Restaurant Fond Rose
25 chemin de Fond-Rose 69300 Caluire-et-Cuire. Tél.: 04 78 29 34 61. Menus à 27,90 et 31,90 (en semaine), les samedis et dimanches à 34,70 euros (trois plats).

 

À lire: Paul Bocuse – L'épopée d'un chef. Biographie très documentée de Robert Belleret, journaliste lyonnais. Cahier photos. Éditions de L'Archipel. 251 pages. 18 euros.

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