Égalités / Société

Pour un universalisme antiraciste

L'antiracisme est un engagement quotidien pour un universel réellement républicain et une France capable de s'inventer un avenir en regardant son histoire coloniale en face.

Manifestation Black Lives Matter, le 13 juin 2020, place de la République à Paris. | Anne-Christine Poujoulat / AFP
Manifestation Black Lives Matter, le 13 juin 2020, place de la République à Paris. | Anne-Christine Poujoulat / AFP

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À en croire Tania de Montaigne, Alain Finkielkraut, Caroline Fourest, Raphaël Enthoven, Anne Rosencher, Emmanuel Macron et bien d'autres, les choses sont d'une simplicité biblique.

Comme dans Le Bon, la Brute et le Truand, le monde se divise en deux catégories:

Il y a d'un côté les gentil·les universalistes, garant·es de l'unité nationale et de l'indivisibilité de la république, esprits sages et tempérants éclairés par les immortels rayons des Lumières; de l'autre, un ramassis de méchantes profiteuses et apprentis-sorciers, idiot·es utiles du soft power américain et (tour de force) de la gauche radicale, entrepreneurs et entrepreneuses sans scrupules de la race et de l'identité.

Les termes du débat sont aussi faciles à identifier que les forces en présence: la raison contre les passions incendiaires; la réflexion et l'analyse critique contre la dictature d'une émotion mimétique, politiquement correcte, nourrie par le combustible des réseaux sociaux.

Et si antiracisme et universalisme traduisaient une seule et même exigence vis-à-vis de la république?

Dans ce storytelling manichéen, la vieille garde des associations (la Lica devenue Licra, MRAP, SOS Racisme) est hors-jeu et son antiracisme universaliste –lutter en même temps contre toutes les haines collectives en intégrant tout le monde– est supplanté par un nouvel antiracisme dit «décolonial», «indigéniste» ou «catégoriel», dont la grille de lecture serait «racialisante».

Celui-ci jouerait avec le feu communautariste, tantôt par pulsion sécessionniste, tantôt dans le cadre d'un business plan dont les minorités seraient la clientèle captive, tantôt par soif de faire le buzz –ou pour toutes ces raisons à la fois. Il serait un racisme déguisé, utilisant des concepts «essentialisants» qui ne valent guère mieux que les théories de la suprématie blanche, dont les propres doctrinaires seraient en fait des individus alliés objectifs pour renverser l'ordre républicain en déclenchant rien de moins qu'une guerre des races.

Et si cette polarisation extrême, pleine de bruit et de fureur médiatiques, n'était qu'un rideau de fumée? Et si antiracisme et universalisme, loin d'être des entités irréconciliables, forces antagoniques de la tragicomédie française, traduisaient en réalité une seule et même exigence vis-à-vis de la république?

Et si, dans un univers parallèle à celui des talk-shows, dans un discours politique à la fois plus complexe et nuancé, à rebours des anathèmes et des exagérations, des effets de manche et des petites phrases, ces deux termes que l'on se plaît à opposer pouvaient redevenir synonymes l'un de l'autre?

Postulat: «Le racisme est une trahison de l'universalisme républicain»

Ce n'est pas parce qu'il s'agit d'une phrase d'Emmanuel Macron qu'elle est fausse. Cette déclaration offre même une excellente base pour la discussion et la réflexion sur ce que doit être un universalisme de notre temps, dans la mesure où il est raisonnable de penser qu'elle fait l'objet d'un consensus assez large.

Mais on se heurte ici à une première tension: pour le chef de l'État, l'antiracisme tel qu'il s'exprime en France depuis deux semaines, notamment dans les manifestations à l'appel du Comité Adama, est lui aussi une trahison de l'universel républicain.

«Ce combat noble, a dit Emmanuel Macron dans son allocution télévisée du 14 juin, est dévoyé lorsqu'il se transforme en communautarisme, en réécriture haineuse ou fausse du passé. Ce combat est inacceptable lorsqu'il est récupéré par les séparatistes.»

Ce qui est frappant, dans ces paroles, c'est que l'antiracisme devient antirépublicain dès lors qu'il ne s'inscrit plus dans le cadre originel de l'universalisme, paradigme dont les valeurs et les limites ont pour particularité d'avoir été définies, sous l'Ancien Régime comme sous la Troisième République, en rapport avec la mission dite civilisatrice de la France.

Aimé Césaire avait pointé cette contradiction dans le Discours sur le colonialisme: «C'est là le grand reproche que j'adresse au pseudo-humanisme: d'avoir trop longtemps rapetissé les droits de l'homme, d'en avoir eu, d'en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste.»

Les esprits antiracistes traditionnels et ceux tenants de l'universalisme classique, qui aiment tant rappeler que Césaire fut un élu de la république, ont-ils seulement lu ces lignes et ce que les pages suivantes disent au sujet de l'humanisme d'Ernest Renan? Ou y a-t-il un bon et un mauvais Césaire, dont il faudrait alors nous indiquer les deux visages, le républicain fréquentable d'une part, l'infréquentable anti-Français de l'autre?

Idée reçue n°1: le racisme systémique est un concept importé des États-Unis

C'est la litanie de l'universalisme classique: le racisme n'a pas d'histoire française, le racisme policier n'existe pas en France et celles et ceux qui prétendent le contraire déforment le réel en appliquant un schéma hors sol pour promouvoir leurs intérêts.

La France et les États-Unis ont des histoires et des cultures différentes, c'est entendu. La prolifération des armes à feu légales permet notamment sur le territoire américain la perpétuation d'une violence qui a commencé avec le génocide des populations amérindiennes et qui s'est poursuivie avec l'esclavage.

Mais d'où sont venu·es les esclaves? Qui les a transporté·es aux Amériques et aux Antilles? Quelle était la fonction économique et géopolitique du commerce triangulaire?

La mythologie de l'importation repose sur un aveuglement et un impensé qui sont une forme de négationnisme: le racisme, à l'origine, est un produit made in Europe, d'où il a été exporté par les puissances coloniales au fil de leur expansion. À la lumière de ce fait historique, qui réécrit le passé?

Inconscient·es de cette histoire, par ignorance ou refus de s'y confronter, beaucoup de Français·es ne savent littéralement pas pourquoi il y a des Noir·es, des Arabes et des Asiatiques en France aujourd'hui; ni que des populations non-européennes vivaient en France hier et que leur statut de sujets coloniaux fut longtemps réglementé par le régime de l'indigénat.

L'énormité du racisme américain ne doit pas être un paravent pour occulter la spécificité du racisme français.

Objectif de ce refoulement, dont les exemples ne manquent pas dans notre histoire: peindre le racisme comme un objet postcolonial, lié au phénomène de l'immigration Nord-Sud, résultat de facteurs mécaniques sur lesquels on pourrait agir: démographie, inégalités en matière de développement économique, crises environnementales, instabilité politique et conflits.

C'est oublier non seulement la part décisive que la pensée universaliste canonique a prise dans l'invention politique de la race à l'époque des Lumières, mais aussi la longue histoire des violences policières et militaires contre les populations colonisées en Afrique, puis contre des citoyen·nes français·es en outre-mer.

Cette amnésie à géométrie variable est la gymnastique intellectuelle qui permet aux pseudo-universalistes de s'indigner lorsque certaines statues vacillent sur leur piédestal. Le discours n'est pas très rigoureux, surtout quand on se pose en garant·e de la vérité historique face à des hordes révisionnistes et des «iconoclastes-censeurs», mais il est politiquement efficace dans un pays où le déni est un sport national: faut-il rappeler combien d'années il a fallu attendre avant qu'un président considéré comme gaulliste brise le dogme gaullien –la France n'était pas à Vichy, elle était à Londres– et reconnaisse la responsabilité de l'État dans la rafle du Vel d'Hiv?

La colonisation a été un viol et le racisme auquel nous faisons face aujourd'hui est une des conséquences de ce viol. Tenir le racisme à distance, tout comme l'antisémitisme, refuser de les assumer comme un élément de notre histoire, une partie de nous-mêmes, c'est accepter qu'ils se perpétuent.

Il n'y a pas d'importation qui tienne et l'énormité du racisme américain ne doit pas être un paravent pour occulter la spécificité du racisme français. Bien au contraire: si la mobilisation antiraciste dans le sillage d'Assa Traoré a pris une nouvelle ampleur après la mort de George Floyd, c'est parce que la vidéo virale de Minneapolis a donné le sentiment à beaucoup de jeunes Français·es de voir ce qui s'était passé, hors-champ, ce 19 juillet 2016 à la gendarmerie de Persan.

Idée reçue n°2: le privilège blanc est une fiction culpabilisatrice

La réflexion sur le privilège blanc, «ineptie dangereuse», serait à la fois une racialisation du débat et la porte ouverte à une soumission de la majorité blanche à la tyrannie des minorités.

Soumission: hier c'était l'islam, aujourd'hui Black Lives Matter. Il serait intéressant de psychanalyser cette paranoïa très française qui consiste à se convaincre que des forces extérieures ont pour projet de mettre la France à genou. Les universalistes classiques rejoignent ici leurs ennemi·es identitaires, pour qui le monde se divise également en deux camps nettement opposés: les collabos islamo-gauchos et les résistant·es patriotes.

Les un·es et les autres confondent sciemment avec la honte de soi la conscience des avantages divers que confère le fait d'être blanc·he; le symbole de mettre un genou à terre, en référence au combat pour les droits civiques et en hommage aux victimes des violences policières, avec la posture consistant à s'agenouiller devant quelqu'un qui n'a pas la même couleur de peau, dans un ridicule rituel de repentance visant à expier des crimes ancestraux.

Un des symptômes du privilège blanc consiste à nier que la domination saute aux yeux.

Si les deux comportements ont été observés, notamment aux États-Unis, faire l'amalgame est une façon de décrédibiliser l'antiracisme et de laisser croire que, chez celles et ceux qui s'en réclament, l'identité raciale serait l'unique critère de légitimité pour parler de racisme: la race existerait aux yeux des antiracistes non comme construction politique à analyser et à déconstruire, mais comme réalité biologique dont seraient prisonniers leur discours et leur vision du monde.

C'est évidemment absurde: n'importe qui peut parler de racisme. Le problème n'est pas que les Blanc·hes en parlent ni s'en excusent publiquement ou pas –personne d'un tant soit peu sérieux ne leur demande de se couvrir la tête de cendres.

Ce qui cloche, en revanche, c'est par exemple que la présence simultanée de deux personnes issues de minorités sur un plateau soit perçue comme un «doublon» par la rédaction de la chaîne ou qu'on feigne de croire que la seule intervenante noire dans une émission de radio argue de sa couleur pour ne pas être interrompue.

Comme sur le voile islamique, l'immense majorité des personnes qui ont voix au chapitre sont blanches et le déficit de diversité dans la mise en perspective de l'information est flagrant. La domination, en l'occurrence, n'a pas besoin d'être décrite: elle existe à l'état brut, non verbal. Un des symptômes du privilège blanc consiste à nier qu'elle saute aux yeux.

Idée reçue n°3: l'allié·e est une position judicieuse

Dans la phraséologie antiraciste qui circule aux États-Unis et ailleurs depuis le meurtre de George Floyd, un mot semble néanmoins donner raison aux critiques du nouvel antiracisme: «allié·e».

À première vue, le mot a tout pour plaire. Il fleure bon les heures glorieuses de la Seconde Guerre mondiale, la mise à mort de la bête immonde, l'union sacrée des forces de la paix. Il renvoie aussi, non sans une certaine théâtralité, à la convergence «spontanée et nécessaire» de deux luttes, l'antiracisme et le féminisme.

Mais se déclarer allié·e, c'est aussi valider le schéma belliciste de l'extrême droite, de Trump aux identitaires français·es: s'il y a deux camps, c'est donc qu'il y a des fractures raciales, des tensions ethniques et que les torts sont partagés. Après tout, n'y a-t-il pas des délinquants noirs qui tirent sur la police ou la caillassent? Le meurtre d'un homme peut, dans ces conditions, devenir ce qu'on qualifiera de «malheureuse bavure», de «tragique fait divers». À l'issue de cette hyper-simplification, les rapports et les structures multiséculaires de domination passent à la trappe.

À ces alliances, toujours provisoires, souvent renversées, ne faut-il pas préférer une communauté à la fois plus large et plus permanente?

Ensuite, être allié·e peut devenir une façon de s'innocenter, au sens de James Baldwin. Lire Colson Whitehead et Toni Morrison, regarder I Am Not Your Negro et Twelve Years a Slave, écouter Sam Cooke et Billie Holiday: et voilà le travail. À quoi bon toutes ces ressources antiracistes, ces manuels de conscientisation vendus à la pelle sur Amazon depuis début juin, si leur fonction est non pas de changer le système mais de rétablir le bien-être individuel des honnêtes gens qui ont été dérangés dans leur confort?

«Now let me go back to my latte»: c'est la phrase d'un ami américain pour tourner en dérision la mobilisation superficielle et passagère des progressistes blanc·hes, dont beaucoup risquent de retourner vite fait à leur aveuglement volontaire une fois dissipé le choc de la vidéo de la mort de George Floyd.

À ces alliances, toujours provisoires, souvent renversées, ne faut-il pas préférer une communauté à la fois plus large et plus permanente, mais qui existe trop souvent de manière incantatoire –la république?

Unifier le temps de la majorité et des minorités

L'antiracisme est un combat de longue durée, qui va de pair avec l'engagement républicain: nous devons être antiracistes par universalisme, universalistes par antiracisme, citoyen·nes français·es pour qui la république est à tout le monde.

Si on attend de l'antiracisme qu'il conforte l'universel républicain, comment la réciproque pourrait-elle ne pas être vraie, non seulement sur le plan des valeurs (où on peut se payer de mots gratuitement), mais dans la vie de tous les jours (où la justice coûte nettement plus cher à organiser)? La république, si elle n'est qu'un slogan édicté par celles et ceux à qui elle profite, n'est pas un bien commun; l'universalisme, s'il n'est qu'un privilège de l'ancienneté, n'est qu'un communautarisme de la majorité.

L'universalisme doit être postcolonial autant que l'antiracisme doit être républicain. Cette double exigence ouvre un questionnement critique qui vise à mettre en lumière le lien entre les blessures du passé et les convulsions du présent dans le but de bâtir un avenir commun. Les violences policières, les discriminations sur le marché du travail, l'inégal accès aux soins ou à l'école forment la partie émergée de l'iceberg; le refoulement de l'histoire coloniale est l'iceberg lui-même.

Séparer les enjeux de l'antiracisme de la recherche historique dans ce domaine, c'est ignorer le sens de l'un et de l'autre. C'est couper le fil intelligible, la continuité organique entre hier et aujourd'hui; c'est, pour finir, hypothéquer demain.

À l'heure où l'antiracisme est accusé de vouloir faire table rase, d'embrasser la repentance ou la concurrence des mémoires, il s'agit au contraire d'explorer l'histoire ensemble, d'élaborer des récits communs en vue de l'assumer. Dans le cadre de ce travail, il est inévitable que l'idée d'universalisme apparaisse comme une construction: le produit d'une certaine époque, le reflet de certaines mentalités, l'expression d'une France qui n'existe plus aujourd'hui.

L'opposition entre antiracisme et universalisme cessera d'être nécessaire le jour où les Blanc·hes n'auront plus peur d'être remplacé·es.

Une fois opéré ce constat, de deux choses l'une: soit on dit que cette construction doit être semblable aux tables de la loi, on la plonge dans un bocal de formol et on n'y touche plus, à l'image des voix conservatrices américaines qui considèrent la Constitution comme un texte sacré. C'est l'universalisme abstrait, statique, fondé sur une clause d'ancienneté. Soit on envisage la république comme un contrat toujours renégociable, un work in progress, et dans ce cas on l'adapte, on affine sa pertinence à nos exigences et à nos défis. C'est l'universalisme fluide et dynamique, jamais achevé, toujours à réinventer.

C'est aussi l'humanisme dont parlait Césaire, le vrai, pas celui de Renan, qui ne vaut pas que pour les Blanc·hes: «Jamais l'Occident, dans le temps même où il se gargarise le plus du mot, n'a été plus éloigné de pouvoir assumer les exigences d'un humanisme vrai, de pouvoir vivre l'humanisme vrai –l'humanisme à la mesure du monde.»

Les statistiques ethniques ont-elles un rôle à jouer dans la transition vers cet universalisme postcolonial? C'est une question valable. Certain·es seront pour, d'autres contre. Il y en aura même peut-être, de part et d'autre, au centre, qui changeront d'avis. Pourquoi s'interdire a priori de la poser, comme si elle faisait trembler le pays sur ses bases?

Dans La prochaine fois, le feu, James Baldwin écrivait que le problème noir cesserait d'exister aux États-Unis le jour où les Blanc·hes auraient appris à s'aimer. En France, l'opposition stérile, tendancieuse et superficielle entre antiracisme et universalisme cessera d'être nécessaire le jour où les Blanc·hes n'auront plus peur d'être remplacé·es. Ce jour-là, universalisme antiraciste et antiracisme universaliste seront devenues des tautologies. Nous serons pour de bon en république.

D'un côté, l'universalisme doit s'assouplir pour que tou·tes les Français·es y prennent réellement part. De l'autre, l'antiracisme doit avoir la patience et l'empathie de comprendre l'insécurité culturelle et le dérangement que les mutations postcoloniales engendrent.

Il y a là, en définitive, un problème de synchronisation entre le temps de la majorité et le temps des minorités: la majorité a peur de devenir minoritaire et joue la montre, les minorités sont pressées d'avoir dans les faits les mêmes droits et les mêmes opportunités que la majorité.

Unifier ces deux horizons temporels est la clé du vivre-ensemble français pour les décennies à venir.

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