Société / Monde

Faut-il abolir la police? La question fait débat aux États-Unis

Dans le sillage des rassemblements après le meurtre de George Floyd, le mouvement abolitionniste gagne du terrain.

À Washington, «Cessez de financer la police» s'étale en lettres jaunes dans une rue menant à la Maison-Blanche, le 8 juin 2020. | Tasos Katopodis / Getty Images North America / AFP
À Washington, «Cessez de financer la police» s'étale en lettres jaunes dans une rue menant à la Maison-Blanche, le 8 juin 2020. | Tasos Katopodis / Getty Images North America / AFP

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Depuis le décès de George Floyd le 25 mai à Minneapolis, les protestations contre les violences policières aux États-Unis ont pris une ampleur historique. Elles secouent le pays et trouvent un écho dans le monde entier, comme en France, où la manifestation du 2 juin à l'appel du comité La Vérité pour Adama Traoré, ce jeune homme mort en 2016 après une interpellation par les gendarmes, a connu une affluence sans précédent.

Les manifestations aux États-Unis, qui dénonçaient initialement le caractère violent et raciste des forces de l'ordre, ont fait émerger un large mouvement en faveur de la réduction des budgets et du champ d'action de la police.

Ce mouvement, qui a rapidement gagné en visibilité, a marqué un point important le 7 juin, avec l'engagement pris par des membres du conseil municipal de Minneapolis de démanteler la police de la ville et d'instaurer un autre modèle de sécurité publique.

Depuis, des appels similaires ont été lancés dans beaucoup de villes et le démantèlement de la police est devenu l'objet d'un débat national, alors que cette revendication était, il y a quelques semaines encore, cantonnée à la gauche radicale.

Réflexion et mobilisation

Une campagne nationale baptisée #8toAbolition a émergé, qui porte huit demandes, dont l'arrêt du financement de la police et la libération massive de prisonnièr·es (la décarcéralisation).

 

Visuel de la campagne #8toabolition.

Aux États-Unis, les années 2010 ont été marquées par une crise de légitimité sans précédent de l'institution policière, dans le sillage des mobilisations contre les violences policières à l'encontre des Afro-Américain·es –manifestations de Ferguson (2014) et de Baltimore (2015), naissance du mouvement Black Lives Matter.

Des militant·es, des universitaires et des collectifs défendent l'abolition de la police, à travers des mobilisations et une importante production théorique.

Certains de ces groupes existent à l'échelle nationale, à l'image de Critical Resistance, créé en 1997 et dont Angela Davis est l'une des fondatrices; d'autres sont implantés localement, à l'instar de la coalition MPD150 à Minneapolis.

Le mouvement pour l'abolition de la police a aussi pris de l'ampleur à Chicago, où il est lié aux luttes anti-carcérales et contre le système pénal, avec des organisations comme Assata's Daughters ou Project NIA qui visent à empêcher l'arrestation et l'enfermement des enfants et des jeunes adultes. Il compte dans ses rangs des figures emblématiques comme Mariame Kaba, dont le compte Twitter est suivi par près de 150.000 personnes.

Critique du réformisme

Le camp abolitionniste critique les propositions réformistes généralement faites lorsque des crimes policiers sont médiatisés, qui vont de l'amélioration de la formation et du recrutement des policièr·es à la systématisation des caméras embarquées (GoPro), en passant par le durcissement des procédures disciplinaires contre les fonctionnaires contrevenant aux règles.

Seulement, avancent leurs adversaires, ces types de réformes avaient déjà été mises en place par la police de Minneapolis, souvent citée comme «modèle» par le passé.

Les militant·es pour l'abolition de la police et des universitaires tel que le sociologue Alex Vitale estiment que les réformes libérales ne servent qu'à renforcer les moyens et le champ d'action des services de police, alors que l'institution reste profondément néfaste.

Selon les abolitionnistes, les violences policières racistes ne relèvent pas de dérives individuelles ou de dysfonctionnements institutionnels, mais du système lui-même.

Du fait de son histoire ancrée dans le capitalisme, l'esclavagisme et le suprémacisme blanc, la réelle fonction de l'institution policière serait la répression des populations pauvres et racisées, et toute tentative de réforme est vaine.

«Disband, disempower, disarm»

La stratégie proposée par les mouvements américains pour l'abolition de la police comporte trois étapes, que résume le mot d'ordre «Disempower, disarm, disband» («affaiblir, désarmer, dissoudre»).

L'affaiblissement de la police suppose de réduire son budget, ses effectifs et son influence sociale. La diminution de ses activités passe par le renforcement des liens sociaux, pour que les personnes puissent gérer collectivement l'essentiel des situations problématiques (notamment les violences interpersonnelles), grâce à des pratiques comme la justice transformatrice.

Le désarmement consiste à s'opposer à la militarisation des forces de l'ordre, qui s'est accélérée ces vingt dernières années, et à réduire progressivement les armes dont elles disposent –y compris celles prétendument non létales, parmi lesquelles les pistolets Taser.

Cette étape amène naturellement à la suivante: le démantèlement pur et simple des forces de l'ordre.

Lors des manifestations de ces dernières semaines, le slogan «Defund the police» («Cessez de financer la police») a prospéré et fédéré au-delà du seul mouvement abolitionniste. Il suggère que les budgets alloués à la police soient affectés à d'autres secteurs et à des programmes qui renforcent les liens sociaux (santé, éducation, transports, logement, etc.), et contribuent donc à réduire la criminalité.

 


Manifestation à Charlottesville, en Virginie, le 13 juin 2020. | Eze Amos / Getty Images North America / AFP

Il s'agit donc d'arrêter, puis de renverser, l'expansion de l'appareil policier et pénal entamée il y a une quarantaine d'années, au détriment des institutions sociales et sanitaires.

D'après Alex Vitale, l'ampleur des mobilisations actuelles s'expliquerait d'ailleurs principalement par une profonde inégalité raciale et économique, exacerbée par la pandémie de Covid-19, que la violence policière ne ferait que révéler.

Fin du système pénal 

Le mouvement pour l'abolition de la police est étroitement lié à celui pour l'abolition de la prison, qui est plus ancien. L'un et l'autre relèvent de l'abolitionnisme pénal, dont le but est d'en finir avec le système pénal (police, justice, prison), mais qui revendique également souvent la fin des centres de rétention et de l'enfermement dans des institutions des personnes en situation de handicap.

L'abolitionnisme pénal a pour spécificité d'affirmer que le système pénal n'est pas réformable, qu'il constitue en soi un problème. On y retrouve la critique que faisait Michel Foucault de l'idée d'améliorer (ou réformer) les prisons et même de promouvoir des peines dites «alternatives».

Les abolitionnistes reprochent aux institutions pénales de renforcer et d'entretenir les oppressions de classe, de race et de genre. C'est à ce titre que les militant·es ne conçoivent pas qu'on puisse lutter contre ces oppressions sans lutter contre le système pénal.

Le mouvement invite à repenser radicalement les modes de contrôle social. À la logique de la justice pénale, il entend substituer la justice sociale et des modes non punitifs de résolution des conflits, basés sur un idéal de participation, de réparation et d'émancipation des individus et des communautés.

Écho dans l'Hexagone

Aux États-Unis, la critique radicale de la police trouve ses racines dans les liens que cette institution entretient avec le système esclavagiste, dont le fonctionnement s'est recyclé dans le système pénal.

En France la critique de la police s'exprime selon d'autres modalités à partir d'histoires, d'oppressions et de luttes, différentes par exemple à travers l'analyse de la continuité entre pouvoir colonial et racisme d'État. Si en France l'abolitionnisme pénal comme mouvement est moins répandu qu'aux États-Unis, il existe des articulations fortes avec les luttes contre les violences policières. Le désarmement de la police est par exemple défendu par le collectif Désarmons-les. Les mouvements de proches et de familles victimes de la police dans les quartiers populaires dénoncent depuis des décennies la violence et le racisme structurel de l'institution policière et de la justice.

 

Photo prise à Lille, 10 juin 2020. | Avec l'autorisation de l'autrice

De nombreuses voix déplorent par ailleurs la dangerosité de l'équipement policier, et les mouvements de proches et de familles s'estimant victimes de la police dans les quartiers populaires dénoncent depuis des décennies la violence et le racisme de celle-ci.

Ce n'est que récemment que cette contestation s'est étendue à d'autres formes de mobilisation, par exemple à l'occasion du mouvement des «gilets jaunes». La médiatisation des violences subies par ces derniers tranche avec la criminalisation et le racisme auxquels font face les victimes racisé·es de la police dans les quartiers populaires.

 


Manifestation des «gilets jaunes» contre les violences policières, ke 12 janvier 2020 à Montpellier. | Sylvain Thomas / AFP

Organisation de la délinquance

Les adversaires des abolitionnistes arguent souvent que l'abolition de la police –comme de la prison– serait impossible à mettre en œuvre. Il faut pourtant souligner que la police est relativement récente dans l'histoire de l'humanité.

Beaucoup pensent que l'existence des forces de l'ordre garantit la sécurité de tous et toutes. Comme le montrent les travaux sur l'histoire de la police et du système pénal, notamment ceux de Michel Foucault, la police n'a pas été créée pour répondre au phénomène du crime, mais elle participe, avec l'industrie de la punition, à son organisation.

Comme le souligne Foucault, cette organisation de la délinquance par le système pénal passe notamment par la gestion différentielle des illégalismes: la désignation des crimes et de leur plus ou moins sévère répression tendent à criminaliser davantage, et plus durement, certaines catégories de personnes. L'objectif de ce système est, selon le philosophe, non pas de protéger des criminel·les mais de désigner l'ennemi intérieur.

Outre-Atlantique, tout un ensemble de recherches sur l'histoire de la police avancent que celle-ci est intimement liée à la défense de la propriété privée et du suprémacisme blanc, tout en participant à l'affaiblissement d'autres formes de contrôle social.

Dès lors, la pensée abolitionniste tranche avec l'affirmation selon laquelle le travail policier est la seule manière d'assurer la sécurité des habitant·es et propose d'autres formes d'intervention dans les situations critiques.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.

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