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Faut-il renommer les bases de l'U.S. Army portant des noms de généraux confédérés?

Dans la crise suivant la mort de George Floyd, l'armée américaine affiche son rejet du racisme. De grandes bases portent pourtant les noms d'officiers ayant combattu pour préserver l'esclavage.

Des soldats de la Garde nationale lors d'une manifestation après la mort de George Floyd, à Los Angeles, le 6 juin 2020. | Kyle Grillot / AFP
Des soldats de la Garde nationale lors d'une manifestation après la mort de George Floyd, à Los Angeles, le 6 juin 2020. | Kyle Grillot / AFP

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«Les noms de ces bases honorent des traîtres à notre nation qui ont tué des soldats américains pour défendre l'esclavage.» Dans une lettre ouverte au secrétaire à la Défense, Michael Jason, John Nagl et Paul Yingling, trois officiers –blancs– de l'U.S. Army (l'armée de terre américaine), aujourd'hui retraités, réclament de corriger ces tristes symboles. Une dizaine de leurs bases militaires continuent de porter les noms d'officiers confédérés ayant commandé les troupes du Sud, pendant la guerre de Sécession, afin de préserver le modèle esclavagiste à la fin du XIXe siècle.

«Quand j'étais un jeune officier dans les années 1980 et 1990, je n'y pensais pas trop, raconte Paul Yingling. J'étais concentré pour être un bon soldat. J'avais beaucoup à apprendre et moi comme les autres avec lesquels j'ai servi, nous n'y pensions pas beaucoup. En tout cas pas à voix haute. Plus tard dans ma carrière, j'ai découvert l'histoire plus complexe de l'armée de terre sur les questions raciales. En tant que lieutenant-colonel, j'ai commandé un bataillon à Fort Hood et je n'ai jamais expliqué à mes soldats qui était Hood.»

Des héros plutôt que des esclavagistes

Aux États-Unis, le nom de ces bases est un peu plus qu'un petit détail. Plus de 50.000 personnes vivent à Fort Hood, nommé en l'honneur de John Bell Hood. Connu pour son agressivité au combat, ce général confédéré a survécu à la guerre en ayant perdu une jambe et un bras. Courageux, certes, mais il est considéré comme un piètre stratège: il a épuisé ses troupes en assauts meurtriers et inefficaces.

Plutôt que cet ardent défenseur du Sud esclavagiste, les auteurs de cette lettre ouverte proposent de nommer la base texane Fort Benavidez, en mémoire du sergent Roy Benavidez. Ce Mexicano-Américain s'est illustré au Vietnam, au sein des forces spéciales. Blessé, il a continué de superviser l'évacuation de ses hommes sous le feu tout en détruisant des documents sensibles pour éviter qu'ils ne soient récupérés par l'ennemi. Considéré comme un héros, il devra attendre treize ans pour recevoir la Medal of Honor (médaille de l'honneur), l'une des plus hautes distinctions de l'armée américaine. Roy Benavidez a écrit une autobiographie dans laquelle il raconte ses trois guerres: contre la pauvreté, au Vietnam et pour la reconnaissance.

Plusieurs propositions sont ainsi faites pour remplacer les vieux noms d'officiers ayant causé la mort de nombreux soldats américains par des héros de guerre incontestables, de préférence afro-américains. Il reste difficile d'en trouver pour chacun des États concernés. Fort Benning, 120.000 habitant·es, porte le nom d'un général confédéré, avocat hostile à l'émancipation des Noir·es. Il pourrait devenir Fort Cashe, du nom d'un sous-officier noir mort en Irak en 2005 après avoir sauvé plusieurs de ses camarades.

«Lorsque l'armée a demandé aux locaux les noms qu'ils souhaitaient, ils ont proposé des noms de confédérés. Ce devait être temporaire.»
Michael Jason, officier retraité de l'U.S. Army

Fort Bragg, 50.000 habitant·es, du nom de Braxton Bragg, officier de l'armée confédérée, propriétaire de plantations et d'esclaves, deviendra peut-être un jour Fort Johnson, en mémoire du sergent Henry Johnson. Celui-ci a fait partie de la première unité afro-américaine déployée pendant la Première Guerre mondiale. Il est aussi le premier soldat américain à recevoir, dans ce conflit, la croix de guerre, l'une des plus hautes distinctions de l'armée française.

Cette lutte pour les réparations mémorielles n'est pas nouvelle. Beaucoup de soldats américains issus de minorités ont parfois dû attendre de nombreuses années pour que leur valeur soit pleinement reconnue. Le lieutenant Charles L. Thomas, officier noir dont le nom est proposé pour Fort Rucker, n'a reçu sa Medal of Honor qu'en 1996, seize ans après sa mort. Une reconnaissance des discriminations envers les soldats noirs ayant combattu pendant la Seconde Guerre mondiale. Thomas s'est distingué à Climbach, en Alsace, où malgré des blessures extrêmes, il a continué de commander son unité antichar pour s'assurer qu'elle mène à bien sa mission.

Du temporaire qui dure

Ces immenses bases militaires ont été construites au début du XXe siècle pour entraîner à grande échelle les troupes destinées à aller aider la France pendant la Première Guerre mondiale. «À l'époque, il a fallu trouver des terrains peu coûteux, explique Michael Jason. Nous étions dans une période de forte ségrégation, en pleine époque des lois Jim Crow, et lorsque l'armée a demandé aux locaux les noms qu'ils souhaitaient pour ces bases, ils ont proposé des noms de confédérés. Ce devait être temporaire. C'est devenu permanent... Et on a tout simplement arrêté d'y penser.»

Dans les États du Sud, toujours fortement marqués par la ségrégation, l'armée incorporait, formait et entraînait des Afro-Américains à grande échelle, tandis que l'accès des Noir·es à l'école, aux transports et aux services publics demeurait prohibé. Des gouffres culturels et idéologiques dont les soubresauts agitent encore l'institution aujourd'hui. Alors que les autres grandes forces américaines ont interdit les symboles confédérés, l'armée de terre se débat encore avec cet héritage. Ici et là, des soldats arborent toujours drapeaux et autocollants aux couleurs des esclavagistes. «Quand j'étais jeune, le drapeau confédéré était vu comme un symbole de rébellion, se souvient Paul Yingling. Aujourd'hui, les jeunes semblent reconnaître qu'il s'agit d'un symbole raciste.»

Donald Trump a cependant rapidement coupé court au débat. Le 10 juin, il a tranché sur Twitter:

 

 

«Ces bases puissantes et monumentales sont devenues une part du grand héritage américain, et une histoire du triomphe, de la victoire et de la liberté. Les États-Unis ont entraîné et déployé nos héros depuis ces terrains sacrés, et gagné deux guerres mondiales. C'est pourquoi mon administration n'envisagera pas de renommer ces magnifiques et légendaires installations militaires.»

Une histoire de la victoire? Si le général Lee se démarque par ses réussites, la plupart des dix généraux honorés laissent un souvenir mitigé quant à leurs talents de chefs de guerre. Braxton Bragg passe pour un officier zélé manquant particulièrement de charisme. Leonidas Polk était évêque lorsqu'il s'est retrouvé à la tête d'une armée sans avoir la moindre expérience militaire. George Pickett a marqué les mémoires grâce à une charge aussi sanglante qu'inutile dans la célèbre bataille de Gettysburg.

«Je crains que si on efface le nom de Lee d'une base militaire, on l'efface un jour de l'histoire américaine.»
Olivier Desfachelles, docteur en histoire

Pour la liberté aussi, on repassera. Brown Gordon, qui a donné son nom à une base en Georgie, est même considéré comme un cadre important des premières heures du Ku Klux Klan. La majorité de ces hommes ont continué de regretter l'esclavage après la guerre. Un seul, Pierre Gustave Toutant-Beauregard, est devenu militant pour les droits des Noir·es, réclamant leur émancipation dans un Sud toujours aussi hostile aux Afro-Américain·es. Ses idées lui valent d'être rejeté et moqué, jusqu'à perdre son droit de vote. Ce symbole de la complexité de l'histoire états-unienne ne pourrait-il pas perdurer sur le fronton de la base portant son nom en Louisiane? Impossible, selon John Nagl: «Il a tué beaucoup d'Américains.»

Mickael Jason estime que le président américain ne pourra pas empêcher cette évolution. Il a pu consulter plusieurs documents internes à l'armée dans lesquels les responsables militaires proposent une réforme et des listes de nouveaux noms. «Il y a une prise de conscience, témoigne-t-il. Ça a accéléré ces cinq à dix dernières années. L'armée est prête et enthousiaste. Si Donald Trump ne la soutient pas, c'est probablement le Parlement qui fera passer la décision.»

Une histoire à nuancer?

Olivier Desfachelles, auteur d'une thèse en histoire à l'Université d'Amiens sur le commandement militaire pendant ce conflit, trouve important de nuancer le récit que l'on fait de cette période: «Le contexte idéologique fait aujourd'hui que tout ce qui a porté l'uniforme confédéré est associé à l'esclavage. Mais il y a une multitude de raisons qui ont poussé les États du Sud à faire sécession. La majorité des soldats qui ont revêtu l'uniforme confédéré étaient des petits fermiers sans esclaves. Abraham Lincoln n'a pas opté pour l'abolition de l'esclavage par philanthropie, mais pour des raisons militaires. Il le dit lui-même: l'émancipation était sa dernière carte.»

Le président de l'Union, qui est resté dans les mémoires comme celui qui a mis fin à l'esclavage aux États-Unis, fait face en 1862 à plusieurs revers face au général confédéré Robert Lee. Appeler les Noirs affranchis à rejoindre les rangs des États du Nord est à la fois un moyen de renforcer ses propres troupes et d'affaiblir l'économie sudiste, très dépendante de l'esclavage. Une partie de ses officiers est d'ailleurs partagée et il faut y faire un certain tri, pour expulser les plus hostiles à ce nouveau paradigme.

Pour Olivier Desfachelles, la majorité des généraux qui ont donné leurs noms à des bases américaines ont fait les preuves de leurs qualités militaires, sans pour autant avoir toujours été d'ardents défenseurs de l'esclavage. «L'histoire est une matière à manier avec prudence et nuance, plaide l'historien. Le général Robert Lee a été militairement très important. On n'a jamais trouvé, sous sa plume, le moindre témoignage d'une apologie de l'esclavage. Lincoln lui avait proposé de commander l'une de ses armées. Lee est resté fidèle à son État, la Virginie. Si celle-ci avait rallié l'Union, il aurait eu un autre destin. Sa femme a laissé un témoignage poignant de ses tourments. Je crains que si l'on efface son nom d'une base militaire, on l'efface un jour de l'histoire américaine.»

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