Sports / Culture

«The Last Dance», un shot de nostalgie aussi agréable que superficiel

Le documentaire Netflix offre un regard bienveillant mais déformé sur la star du basketball Michael Jordan et les années 1990.

Le programme nous plonge dans les plus grands exploits sportifs de l'athlète. | Capture d'écran <a href="https://www.youtube.com/watch?v=S7PryCG8sEw">via YouTube</a>
Le programme nous plonge dans les plus grands exploits sportifs de l'athlète. | Capture d'écran via YouTube

Temps de lecture: 6 minutes

Sortie le 19 avril en pleine période de confinement, The Last Dance, série documentaire sur la carrière exceptionnelle de Michael Jordan, n'aurait pas pu mieux tomber. Coproduit par ESPN et Netflix, et réalisé par le documentariste Jason Hehir, le programme nous plonge dans les plus grands exploits sportifs de l'athlète, de ses débuts en 1984 à sa deuxième retraite en 1998, et promet de nous faire découvrir le vrai Michael Jordan.

En dix épisodes, The Last Dance nous fait (re)vivre certains des plus beaux moments de la NBA, et fait appel à notre nostalgie des années 1990 à l'aide d'images d'archives parfaitement montées et sélectionnées. Il s'agit, à ce jour, du documentaire ESPN le plus regardé de l'histoire. Pour les fans de sport comme pour les profanes, The Last Dance aura donc été le phénomène culturel du printemps 2020.

 

 

Cet engouement est compréhensible, car pandémie oblige, nous avons été privé·es de tous les grands événements sportifs qui auraient dû, en temps normal, rythmer la saison actuelle. Sans Roland-Garros, sans Euro de foot, sans Jeux olympiques, sans saison de NBA, il ne nous reste plus grand-chose pour vibrer... si ce n'est le souvenir du plus grand basketteur de tous les temps et ses exploits légendaires. Quoi de mieux, dans de telles circonstances, pour reproduire la liesse et le sens de communauté provoqués par le sport, que de contempler une compilation glorifiée des meilleures actions des Chicago Bulls?

En ce sens, le documentaire est tombé à pic, comme l'illustrent les nombreuses réactions en ligne: «J'adore The Last Dance comme substitut aux compétitions sportives, et comme trip de nostalgie culturelle intense», écrit un critique américain.

Concentré de nostalgie

Pour les spectateurs et spectatrices en manque de réconfort que nous étions, The Last Dance était effectivement un cadeau tombé du ciel. Alexandra Vignolles est enseignante-chercheuse sur le comportement du consommateur et la nostalgie, et comme près de 24 millions d'abonné·es Netflix, elle a regardé The Last Dance en avril. «En tant que nostalgique des années 1980 et 1990, et en tant que grande fan de Michael Jordan, j'ai eu des frissons. J'avais les poils hérissés devant chaque épisode sur mon canapé.»

S'il y a bien une chose que The Last Dance réussit à merveille, c'est son concentré de nostalgie. Avec ses nombreuses images d'archives (auxquelles viennent s'ajouter des interviews des principaux acteurs de l'époque), le documentaire nous replonge directement dans l'époque des années 1990; l'âge d'or du hip-hop, des t-shirts trop larges et des lunettes teintées.

Même la bande-son du documentaire, de Puff Daddy à Fatboy Slim en passant par Pearl Jam, fait l'effet d'un voyage dans le temps 100% nineties. «La musique, comme le parfum, les recettes, les odeurs, les plats, sont des leviers de nostalgie, ça sert vraiment de réveil des sens, et ils ont choisi des morceaux qui sont propres à ces années dans le documentaire», confirme Alexandra Vignolles. Sans parler des madeleines de Proust visuelles dont la série regorge: il y a les vieilles pubs d'époque pour les Air Jordan, baskets emblématiques au nom du joueur, mais aussi les images de sa participation au tournage de Space Jam, le film des Looney Tunes.

Les années 1990, c'est le sommet du rayonnement culturel américain à travers le monde, que ce soit dans la musique, le cinéma ou les produits de consommation. Il n'est donc pas étonnant que l'on ait ressenti, jusqu'en France, une telle affection pour la série. D'autant plus qu'une grande partie de son public –des trentenaires abonné·es à Netflix– ont grandi à cette époque, ce qui accentue encore plus l'effet nostalgique. «La jeune enfance est probablement plus source de nostalgie que les autres périodes, car beaucoup moins de choses se passent mal à cet âge-là. Quand on est plus jeune, on est plus innocent», expose David B. Newman, chercheur en psychologie sociale à l'Université de Californie du Sud.

La nostalgie des nineties, c'est un véritable phénomène depuis quelques années, que l'on retrouve aussi bien dans la mode, le marketing, la décoration, ou encore les comptes Instagram dédiés à la décennie, comme celui-ci qui compte plus d'un million d'abonné·es. Comme le souligne Alexandra Vignolles, des études ont montré «qu'il faut environ vingt ans pour constater un phénomène de nostalgie chez les consommateurs». Nous avons donc atteint le nombre d'années nécessaires pour apprécier de nouveau, le regard baigné de larmes, les vêtements en polaire, les cyclistes en lycra et les joggings qui s'ouvrent sur le côté.

Effet bonbon

«En comportement du consommateur, en marketing et même en psychologie, on parle de “marqueur nostalgique”, explique Alexandra Vignolles. Certains produits, célébrités ou marques sont des “marqueurs” ou des “ancreurs” temporels. Il y en a au niveau mondial, comme la mort de Kurt Cobain par exemple, mais il y a aussi des marqueurs propres à certains pays.» En France, les années 1990 correspondaient à la période Chirac, ou encore à la Coupe du monde de foot de 1998, autant de marqueurs culturels qui suscitent une profonde nostalgie aujourd'hui, et aujourd'hui seulement: «Dans les années 2000, c'était pas du tout la mode des t-shirts avec Chirac qui fraude dans le métro», rappelle la chercheuse.

Ce que The Last Dance offre, c'est donc une certaine distance avec le temps d'avant, un regard doux, bienveillant, et légèrement déformé sur une époque dont les souvenirs commencent à s'estomper.

Le succès sans précédent du documentaire peut également s'expliquer par la grande période d'anxiété et d'incertitude dans laquelle il est sorti. Selon Alexandra Vignolles, «la nostalgie a toujours existé et elle est accentuée par des périodes de crise. Donc forcément, en période de Covid, on va instinctivement retourner vers les films qu'on a déjà vus, retourner vers les produits, les aliments ou les rituels qu'on connaît et qu'on maîtrise. Face à l'incertitude, la nostalgie nous rassure.» La série aurait donc servi de «bonbon, de douceur dans une période où c'était pas très rigolo».

Une vision très sélective de l'époque

Véritable shot de nostalgie, The Last Dance est suspendu hors du temps, mais aussi de toute considération politique ou sociale. Dans l'univers du documentaire, les années 1990 apparaissent comme une ère de totale insouciance –sorte de parenthèse enchantée pour les États-Unis et le reste de l'Occident, parfaitement située entre la chute de l'URSS et les attentats du 11 septembre 2001.

Dans une scène d'archive lunaire pour le spectateur ou la spectatrice de 2020, un journaliste américain qualifie par exemple l'annonce de la retraite de Michael Jordan comme «la plus grosse actu de l'année [1993]». Alors que l'actualité ne nous offre désormais plus aucun répit et que chaque année depuis 2015 semble se disputer le titre de pire année de l'histoire (du moins sur les réseaux sociaux), difficile de ne pas regretter la période, d'apparence bénie, dans laquelle nous plonge le documentaire.

Si notre vision actuelle des années 1990 peut se résumer au générique de Friends, aux prouesses de Michael Jordan et aux tenues problématiques de Gwen Stefani, la réalité de l'époque était évidemment beaucoup plus complexe. Alors que les Chicago Bulls remportent leur deuxième trophée NBA en 1992 et que Jordan atteint un statut de star internationale, des émeutes raciales déchirent Los Angeles à la suite de l'acquittement de plusieurs policiers blancs qui avaient passé à tabac l'Afro-Américain Rodney King –un contexte d'ailleurs exploré par un autre documentaire ESPN sorti en 2016, OJ: Made in America.

«Ce qui est intéressant avec la nostalgie, c'est qu'on omet souvent une partie de l'histoire, observe David B. Newman. Lorsqu'on se remémore l'époque de Michael Jordan, on oublie parfois les événements politiques qui avaient lieu au même moment pour se concentrer sur le basketball. On se dit “c'était vraiment une période merveilleuse” et on ignore le contexte.»

Aucun sujet qui fâche

Comme son athlète-star, The Last Dance est entièrement focalisé sur le sport et la légende de Michael Jordan, sans jamais chercher à aller plus loin. Un parti pris légitime, qui fait néanmoins du documentaire un divertissement lisse, «sans aspérités» selon Alexandra Vignolles. Cela est sans doute dû en grande partie au fait que Michael Jordan a eu un droit de regard sur le documentaire. La série évite donc tout sujet qui fâche.

Les tendances tyranniques de l'athlète sont excusées par sa brillance –sans elles, nous dit-on, Jordan n'aurait pas été le meilleur. Et alors même qu'on explore en profondeur sa relation avec son père, la première épouse de Jordan et leurs enfants sont presque totalement effacés de l'histoire, et on ne saura jamais quel a été l'impact de l'obsession compétitrice de l'athlète sur sa vie de famille.

Quant au contexte sociétal et politique dans lequel la star évoluait, il est brièvement abordé au sujet d'une polémique dont Michael Jordan avait fait l'objet en 1990, en refusant d'apporter son soutien à un sénateur noir de Caroline du Nord (son État d'origine), qui faisait campagne contre un Républicain notoirement raciste. Le basketteur avait alors déclaré, à la grande déception de certains fans: «Les Républicains aussi achètent des baskets.»

Le documentaire fait par ailleurs intervenir Barack Obama, qui affirme que «dans cette société, tout Afro-Américain qui réussit brillamment doit porter un fardeau. Souvent, l'Amérique admire très vite les Michael Jordan, les Oprah Winfrey, les Barack Obama... tant qu'on ne crée pas la polémique autour de sujets comme la justice sociale». Mais cette problématique, rapidement balayée, ne représente que quelques minutes sur dix heures d'images. On n'a droit à aucune réflexion à ce propos de la part de l'athlète lui-même, hormis un lacunaire «je ne faisais pas de politique, j'étais un sportif, je ne pensais qu'à ça». Pas de relance visible de l'intervieweur, qui confirme une fois de plus le ton du documentaire, plus révérencieux que journalistique.

En cela, The Last Dance est à l'image de son sujet principal: plus préoccupé par les Air Jordan, la nostalgie simpliste d'une époque révolue et la légende de Jordan, que par l'impact réel de la star dans la culture américaine de l'époque. Une image d'Épinal extrêmement divertissante, souvent réconfortante, mais plus proche de la série de fiction que du documentaire.

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