Égalités / Monde

En Argentine, même le président de la République parle en langage inclusif

Dans le pays, le langage dégenré a dépassé les cercles militants en conquérant les universités et institutions publiques au point que même le chef d'État décline ses discours en employant ce mode.

Le président argentin Alberto Fernández à Buenos Aires le jour où il est entré en fonction, le10 décembre 2019. | HO / Présidence argentine / AFP
Le président argentin Alberto Fernández à Buenos Aires le jour où il est entré en fonction, le10 décembre 2019. | HO / Présidence argentine / AFP

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À chacune de ses interventions, le contraste entre le son et l'image est saisissant. Son phrasé paternaliste et sa moustache, impeccablement démodée, lui donnent des airs de maître d'école d'antan et pourtant, le verbe du président argentin est tout sauf has been.

Alberto Fernández domine, pratique et promeut un langage des temps modernes: le langage dit «inclusif», «dégenré» ou encore «non sexiste». Ce mode d'expression jadis limité aux cercles militants s'est depuis propagé de génération en génération. Ces codes, similaires en français comme en espagnol, Slate.fr les utilise depuis plusieurs années déjà. Votre serviteur, quant à lui, s'y adapte au fil de ces lignes.

L'égalité des genres, une priorité

En campagne pour l'élection présidentielle ou durant les discours de prolongation de la quarantaine obligatoire, M. Fernández aime utiliser le langage inclusif. Chef d'une nation si chrétienne qu'elle a vu naître le pape François, il parvient à se positionner comme un père de famille exemplaire en faisant appel à cet outil. Car son ouverture sur les thématiques de genre, il la doit surtout à ses conversations avec son fils Estanislao, alias Dyshy, artiste drag queen et cosplay.

Dans une société où le mouvement social le plus grand et le plus actif est celui réclamant la légalisation de l'avortement et l'égalité des genres, l'usage de formulations linguistiques non discriminatoires devient un argument politique de poids. Le mandataire, arrivé au pouvoir fin 2019, dépasse son statut d'homme blanc, sexagénaire et hétérosexuel, pour se montrer à l'écoute d'une clameur très répandue dans son pays. Celle d'une lutte contre les inégalités de genre et leurs répercussions linguistiques.

Avant que l'actualité sociale argentine ne soit monopolisée par l'avancée de la pandémie, elle était d'ailleurs concentrée autour de l'usage du langage inclusif et de la loi de légalisation de l'IVG, mise en suspens par la quarantaine.

Un usage déjà bien ancré

Si cette thématique est omniprésente dans le pays, c'est bien parce que l'approbation du langage inclusif va croissante, dans la rue comme dans les institutions. Les uns après les autres, les départements d'université l'intègrent à leurs communiqués, à commencer par les Facultés de sciences sociales, humanités et éducation. Des thèses sont ainsi écrites en langage inclusif et pas seulement dans la capitale, Buenos Aires, épicentre du bouillonnement culturel et militant. Ce sont d'ailleurs l'université de Río Cuarto puis celle de Rosario qui ont fait les premiers pas.

Les différentes administrations, ministères, communes et régions (celle de Buenos Aires en particulier) incluent peu à peu «el inclusivo».

Si cette thématique est omniprésente, c'est que l'approbation du langage inclusif va croissante, dans la rue comme dans les institutions.

C'est aussi le cas du PAMI, le programme (public) de soins médicaux complets qui s'adresse aux retraité·es, aux septuagénaires et aux ex-combattant·es de la guerre des Malouines. Comme si le phénomène avait vocation à convaincre les aîné·es...

Malgré l'ampleur du phénomène, les enquêtes d'opinion manquent. Seule l'entreprise de travail intérimaire Adecco a réalisé un sondage sur ce sujet. Selon ses résultats, six Argentin·es sur dix seraient opposé·es à l'usage du langage inclusif dans leur travail.

Un «e» qui neutralise

D'un point de vue technique, l'une des traces les plus fréquentes du langage inclusif en espagnol est autant graphique que sonore. Au pluriel, le processus consiste à placer un «e» en lieu et place du «o» masculin ou du «a» féminin des terminaisons. On abandonne le dédoublement genré et le masculin du pluriel dit «générique». Ce «e» neutre vient remplacer les caractères «@» et les «x», précédemment utilisés dans les cercles féministes et LGBT, mais illisibles.

Concrètement: les diputados et diputadas («députés» et «députées») deviennent diputades. C'est avec ce terme que Natalia Mira, alors vice-présidente du Bureau des élèves du lycée Carlos Pellegrini, popularisa l'usage du «e» neutre, en répondant aux questions d'une chaîne d'info en continu.

La jeune femme évoque au micro les «diputades indecises» (double «e» neutre), des député·es indécis·es appelé·es à se positionner sur le projet de loi de légalisation de l'IVG. Nous sommes en juin 2018. L'extrême fluidité de son expression témoigne d'une naturalisation des outils de langage. Le président argentin, lui, se montre parfois plus balbutiant mais s'en sort toujours. Plutôt qu'une neutralisation, il opte pour un triple dédoublement: «Argentinos», «Argentinas», «Argentines».

L'Académie des lettres veille

Dès lors qu'il dépasse les cercles militants, le langage inclusif oblige l'Académie argentine des lettres (AAL) à se positionner. On constate une différence entre la prise de position de la présidente, Alicia María Zorrilla et celle de Santiago Kalinowski, directeur du Département de recherches linguistiques de cette même entité, responsable de l'étude et de la réglementation de l'utilisation de la langue espagnole en Argentine.

«La différence entre nos positions est surtout une différence de tonalité, relativise M. Kalinowski. Car sur le fond, ma position à titre personnel ne diffère pas tant de celle de la présidente. Je considère moi aussi que la discussion qui tourne autour des règles grammaticales n'est pas pertinente.»

Il considère son travail comme des règles auxquelles il doit prêter attention: «Ce langage [inclusif] condense une réclamation politique et n'a donc rien à voir avec la grammaire. Notre rôle, en tant qu'entité, est d'observer l'usage des locuteurs et l'analyser, sans intervenir. Il faut ajouter que l'usage de formulations inclusives est en débat de puis des dizaines d'années: la Constitution vénézuélienne [de 1999] utilisait déjà le dédoublement Vénézuéliens et Vénézuéliennes.»

Grammaire et politique

Peut-on parler de phénomène purement militant ou est-ce le reflet d'un changement de paradigme? Selon Karina Galperin, docteure en lettres et professeure à l'université Torcuato Di Tella, le langage inclusif est «nécessaire, pour beaucoup de gens, et dépasse la revendication féministe». «Mon fils de 14 ans écrit avec le “e” sans aucune intervention militante dans ses chats de WhatsApp. L'usage est peut-être encore embryonnaire mais c'est déjà une forme d'utiliser la langue«, précise l'universitaire, dans un débat avec ce même Kalinowski, sur le plateau du journal conservateur La Nación.

Malgré les liens que maintient l'AAL avec le reste des Académies de la langue espagnole et Real academia Española (RAE), M. Kalinowski s'autorise une critique en direction de la sacrosainte académie espagnole: «On croit parfois que les changements linguistiques sont promus par la RAE. Ce n'est pas le cas. La langue ne se décide pas dans ces entités centralisées.»

«Mon fils de 14 ans écrit avec le “e” sans aucune intervention militante dans ses chats de WhatsApp.»
Karina Galperin, docteure en lettres et professeure

«Quand la RAE se prononce sur l'usage de formules non grammaticales des locuteurs, elle fait elle-même de la politique. Les temps sociaux et linguistiques sont très différents et pour qu'un changement trouve un écho grammatical, il faut beaucoup de temps.»

Le sujet du langage inclusif est tellement politisé dans le monde hispanique que le gouvernement espagnol du socialiste Pedro Sánchez, à son tour, y a vu une belle fenêtre de tir. En début d'année, la vice-présidente Carmen Calvo a sollicité un audit de la RAE sur l'éventuelle intégration du langage inclusif à la Constitution espagnole. Outre la diabolisation opérée par le journal hyper conservateur ABC, le gouvernement espagnol n'aura pas récolté beaucoup plus qu'une nouvelle maladresse de la RAE. Pour l'entité régulatrice de la langue de Cervantes, c'est le masculin pluriel qui est «inclusif».

Un débat dans le monde hispanique

Générateur de débat politique, le langage dégenré alimente également la symbolique de tensions géopolitiques larvées, au sein d'un monde hispanique très étendu et hétéroclite. Le prix Nobel de littérature péruvien Vargas Llosa, connu pour ses positions sociales conservatrices, défend de son côté une position inflexible, alignée sur celles de la RAE. En mars 2019, il évoque par exemple «les excès risibles du féminisme» dans une interview à La Voz del Interior, journal basé dans la ville argentine de Córdoba, où s'est déroulé le VIIIe congrès de la langue espagnole, la deuxième la plus parlée au monde.

Ce débat linguistique est si étendu au pays de Borges, que tous les médias nationaux, y compris ceux catalogués à droite, ont posé la question du langage inclusif à Luis García Montero, directeur de l'Institut Cervantes. Contacté par téléphone, le numéro 1 de l'institution chargée du rayonnement de la langue et basé à Madrid, insiste sur le fait que «l'Institut Cervantes, qui n'est pas une entité régulatrice à la différence de la RAE, considère que la langue appartient aux locuteurs».

«Je préfère utiliser les ressources dont dispose la langue que de la falsifier.»
Luis García Montero, directeur de l'Institut Cervantes

M. García Montero, poète de profession et plusieurs fois candidats à des élections pour le compte de la Gauche Unie (Izquierda Unida), salue «la diversité dans la langue, qui est une richesse de l'espagnol, à laquelle le langage inclusif participe».

«Il est évident que nombre de nos règles ont surgit durant des périodes où la société était machiste, poursuit-il. Je trouve donc très sain qu'il y ait un travail de séduction démocratique qui s'applique aussi au domaine de la langue. Cependant, je préfère utiliser les ressources dont dispose la langue que de la falsifier. Si j'utilise le “e” neutre, j'exclue par exemple ma mère, qui ne verra dans ce changement guère plus qu'une folie de son fils ou bien une lubie provenant des élites qui jouent aux cultureux de par le monde.»

Les Espagnol·es sont-ils si loin que ça de toucher à un monument identitaro-littéraire, comme Don Quichotte: les Argentin·es leur font déjà du pied en «traduisant» le texte national sacré, Martín Fierro. Preuve que même les gauchos n'ont pas peur de discuter de thématiques de genre.

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