Culture

La fin de l'hégémonie des baby-boomers

La génération du rock indé, symbolisée par Pavement, est prête à balayer la génération précédente.

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Sur slate.com, il y a cinq ans, Jack Shafer se posait la question suivante: qu'est-ce qui marquera la fin du règne des baby-boomers sur la pop culture américaine? «Tôt ou tard», prédisait-il, «la génération suivante balaiera d'une pichenette, voire carrément d'un coup de coude, la culture déliquescente des boomers qui squattait jusqu'alors le devant de la scène; et citer les Beatles vous fera passer pour ringard autant que si vous vous étiez mis à fredonner un tube des Mills Brothers.» Restait à savoir quand, et surtout, qui. «Quelle idole sonnera le glas de plusieurs décennies d'hégémonie culturelle en vendant ses charmes au grand capitalisme?»

Et bien je crois qu'on la tient. Dans son numéro de mars, le GQ américain publiait un article intitulé «Greatest. Indie-est. Band. Ever.» (Le meilleur groupe le plus indé de tous les temps), un titre dont la paternité aurait pu être attribuée à Jeff Albertson, a.k.a. le vendeur de B.D. des Simpson, et ses célèbres «Worst. [?]. Ever.». (A l'époque, Shafer décrivait également Les Simpson comme «un réservoir inépuisable de références pour la presse, le cinéma, la publicité, et l'industrie musicale.») Le groupe en question c'est Pavement - «le meilleur groupe de rock des années 90» selon le doyen des critiques rock Robert Christgau - dont le tout premier concert depuis leur séparation en 1999 a eu lieu ce mois-ci. GQ a eu la judicieuse idée d'envoyer à Portland Chuck Klosterman, porte-parole générationnel s'il en est, pour poser au très réservé leader du groupe Stephen Malkmus une question fondamentale: pourquoi? Alors Malkmus s'interrompt plusieurs fois, recommence, pour donner finalement une réponse qui n'étonnera pas les fans du groupe: «On ne peut pas savoir à l'avance si on va s'amuser, si le public va s'amuser.» On a même l'impression que Malkmus voudrait que Klosterman justifie lui-même cette tournée de reformation aux enjeux colossaux. «On peut pas dire que je meurs d'envie de remonter sur scène pour jouer nos vieilles chansons.»

L'indifférence de Malkmus

Ça n'est pas vraiment le discours auquel on s'attend de la part d'un vieux groupe comme les Rolling Stones, sur le départ pour une énième tournée à guichets fermés et toujours aussi profitable. Mais venant de Malkmus, rien d'étonnant. L'indifférence de Pavement vis-à-vis de la gloire, de la fortune, et de la fidélité (musicalement, mais aussi humainement - il suffit de lancer les autres membres sur la question) est précisément la raison d'un tel engouement pour ce groupe dans les années 90. Malkmus peut se rassurer: cette attitude qui n'a pas bougé d'un iota en dix ans n'échappera sûrement pas au public venu applaudir leur reformation moyennant plusieurs dizaines d'euros. D'ailleurs, la demande était si forte que les quatre premiers concerts new-yorkais de cette année sont complets depuis un an. Aujourd'hui, le monde est complètement Pavement.

Jugez plutôt: en janvier, les New-Yorkais bien proprets du groupe de rock indé Vampire Weekend se sont hissés à la première place du Billboard américain en vendant 124,000 exemplaires de leur deuxième album Contra, écrasant au passage starlette pop (Ke$ha) et baby-boomeuse en puissance (Susan Boyle), devenant ainsi le groupe le plus populaire du pays - du  moins pour quelques temps. Deux semaines plus tard, The Who, groupe hautement baby-boomesque, assurait le spectacle pendant la mi-temps du Super Bowl, mais les 153 millions de spectateurs assis devant leur télé furent aussi exposés à des doses massives de «Wake Up», hymne braillard sorti en 2004 par les enfants chéris du Canada Arcade Fire, et dont la National Football League avait acheté les droits pour l'occasion. (Comme tout bon groupe indé qui se respecte, Arcade Fire a fait dons des recettes à Haïti.) Volkswagen a suivi la tendance en demandant à monsieur Stevie Wonder de jouer dans la version longue de son spot «Punch Dub», illustré par une chanson de Grizzly Bear, groupe indé originaire de Brooklyn. Tous ces artistes relativement nouveaux peuvent se réclamer de la descendance directe de Pavement, et leur musique plaît autant aux adultes qui avaient 15 ans dans les années 90 qu'à ceux qui en avaient déjà 25. L'ampleur de leur succès est différente, mais leur son n'a pas grand chose de nouveau.

De la musique indé partout

Le rock indé dans les spots de pub ou au ciné, ça ne vient pas non plus de sortir. Cadillac s'est déjà offert deux pointures des charts: Justice, duo électro-house branché, et Phoenix, groupe français de pop énergique. Les morceaux de formations indés Matt & Kim ou les Dodos ont servi à vendre des marques de bière ou d'alcool fort; des films sortis l'année dernière, comme Max et les maximonstres, Juno, ou encore (500) jours ensemble - pour ne citer qu'eux - ont été fouiller le rayon indé pour exprimer un certain sentiment de fragilité, de timidité, et la réalisatrice de Juno a même été jusqu'à faire jouer un petit rôle dans l'intrigue à la chanson «Anyone Else But You» du duo proto-indé new-yorkais Moldy Peaches. Même la saga pour pré-pubères Twilight a fait appel à des groupes indés - par opposition aux Jonas Brothers, par exemple - pour la B.O. de son deuxième volet, «Tentation».

Ce qui est beaucoup plus récent, par contre, c'est l'incroyable culture musicale de ces post-boomers, sur laquelle publicitaires, patrons de chaînes télé et autres bureaucrates de la culture savent désormais qu'il peuvent compter. Le mois dernier par exemple, l'émission Saturday Night Live a diffusé un sketch mettant en scène un faux groupe de hardcore des années 80, Crisis of Conformity, et qui se reformait pour animer un mariage. Presque tous les détails, du nom des familles - «Cadena - Norton» , en hommage à Dez Cadena, du groupe Black Flag, et Greg Norton, d'Hüsker Dü - à l'année où le groupe s'est supposément séparé - 1983, comme Minor Threat - faisaient référence à un genre de musique qu'SNL n'avait jusqu'à maintenant pas compté sur son public pour le connaître. Aujourd'hui, c'est différent. Aujourd'hui, où un groupe de rock alternatif mésestimé dans les années 90 comme Jawbox peut faire son comeback (grâce au Late Night With Jimmy Fallon) sur une chaîne nationale et sous les applaudissements déchaînés du public. Les phénomènes culturels plebiscités à une époque uniquement par un public jeune et branché sont désormais plus ou moins considérés par les médias comme faisant partie de la culture, point. Il y a cinq ans, aucune chaîne de télé américaine n'aurait misé sur The Roots, groupe de rap philadelphien farouchement indé. C'est maintenant le groupe «officiel» du talk-show de Jimmy Fallon, et le plus apprécié à l'antenne.

«Obsédé par sa propre fin»

Aujourd'hui donc, le rock indé ressemble énormément au rock tout court. La plupart des groupes à succès apparus ces dernières années ne font que varier le thème du rock indé, et la culture musicale alternative qui était dans les années 80-90 la propriété exclusive des étudiants, critiques, et labels indépendants est désormais une composante essentielle mais plutôt inoffensive de la musique pop. Scott Plagenhoef, rédacteur-en-chef du webzine Pitchfork - «faiseur de tendances» bien connu dans le milieu musical indé - a récemment répondu à des internautes mécontents du top de fin d'année du site, dont ils estimaient le parti-pris indé disproportionné. «C'est à ça que ressemble le rock fait par et pour des adultes, maintenant.» écrit-il. Pitchfork, dont on moquait autrefois les goûts underground et le marginalisme de son public, est aujourd'hui une des publications musicales les plus influentes de la planète. Preuve s'il en faut, Pavement jouera cet été au festival annuel organisé par le site à Chicago.

«C'est tellement typique des baby-boomers ça, être obsédé par sa propre fin», s'amusait un camarade de Shafer en 2005, alors que ce dernier demandait à ses amis plus jeunes de réfléchir sur les éventuels signes d'une rébellion culturelle éminente. Et c'est vrai. Leur auto-satisfaction est telle qu'il va sûrement falloir arracher son micro à Mick Jagger si on veut que la génération suivante en profite. Et même pas sûr qu'on en ait vraiment envie en fait; si le baby-boomer est obsédé par sa  fin, nous, les post-boomers, sommes perplexes devant notre réussite. Cette indifférence blasée vis-à-vis du succès qui plaisait tant chez Pavement et dont se sont inspirés des dizaines de groupes (et des milliers de fans) n'aide pas vraiment au triomphalisme. Dans un contexte pareil, la victoire ressemble à s'y méprendre à une défaite. D'où l'angoisse de toute une génération qu'on peut sentir dans des articles comme celui qu'a publié la mag indé Paste en février dernier, intitulé «Is Indie Dead?»

Et bien oui, probablement que la culture indé est morte, dans le sens où la musique qu'on entend aujourd'hui dans les spots télé et aux tournées de reformation surpromues n'a plus rien à avoir avec ses débuts. (Pareil pour «Satisfaction») Mais les fans ne devraient pas s'étonner outre mesure de l'ascension du rock indé: les gens qui aimaient le punk dans les années 80 ou Pavement en 1993 sont aujourd'hui assez âgés pour occuper des postes importants dans la culture - journalistes, scénaristes pour la télé, programmateurs musicaux, dénicheurs de talents au service des labels; et, euh, aussi pour écrire des articles comme celui-ci. Nous allons de toute façon renverser un jour ou l'autre les boomers et leur culture; alors pourquoi pas maintenant?

Zach Baron. Traduit par Nora Bouazzouni

Photo: Pavement en 1999, © Marcus Roth, Matador Records
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