Politique / Économie

La France, en manque de confiance, déprime

La défiance vis-à-vis des institutions est un trait structurel de la société française, un trait stable et déjà ancien.

Ce niveau de défiance est beaucoup plus élevé dans notre pays que dans tous les pays européens de niveau économique comparable. | Lloyd Morgan <a href="https://www.flickr.com/photos/40933543@N00/357553081">via Flickr</a>
Ce niveau de défiance est beaucoup plus élevé dans notre pays que dans tous les pays européens de niveau économique comparable. | Lloyd Morgan via Flickr

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Dans un article précédent, nous remarquions que la confiance dans le gouvernement pour faire face à la crise du coronavirus s'érodait très rapidement et beaucoup plus fortement que dans les autres pays développés, et que le poison de la défiance rendrait très difficile la sortie de crise en France. L'examen des résultats de plusieurs enquêtes, European Values Study (EVS[1]) et une récente enquête d'Opinion Way pour le Cevipof[2], permettent d'aller plus loin dans l'analyse de ce syndrome français.

Cette défiance est un trait structurel de la société française, un trait stable et déjà ancien. Il existe depuis plusieurs décennies au moins une exception française car ce niveau de défiance est, depuis le début des années 1980, beaucoup plus élevé dans notre pays que dans tous les pays européens de niveau économique comparable (à l'exception de l'Italie qui partage ce haut niveau de défiance)[3].

Dans la dernière enquête EVS en 2018, les trois quarts des populations du Danemark et de la Norvège expriment leur confiance spontanée dans les autres, 70% en Finlande, 65% en Suède. Les Pays-Bas et la Suisse ne sont pas loin, autour de 60% de personnes confiantes. Ensuite, le reste de l'Europe de l'Ouest, à l'exclusion de la France et de la plupart des pays méditerranéens, se situe à des niveaux de confiance oscillant entre 40 et 50% (Autriche, Allemagne, Royaume-Uni, Espagne).

La France, quant à elle, comme l'Italie, le Portugal et la Grèce, est restée constamment, depuis 1981, à un niveau de confiance interpersonnelle inférieur à 30% (27% en 2018). Sur ce critère, elle est plus proche des pays méditerranéens et des pays de l'Est que du reste de l'Europe.

La trace des cultures religieuses

L'interprétation économique de ces écarts persistants est séduisante (les pays scandinaves, confiants, sont les plus riches, les pays de l'Est, défiants, sont les plus pauvres), mais elle souffre de trop d'exceptions, dont l'exception française, pour être entièrement convaincante. Des économistes comme Yann Algan et Pierre Cahuc ont privilégié une interprétation institutionnelle à travers les régimes d'État-providence et la prégnance, en France, d'un modèle statutaire qui peut entretenir la jalousie sociale et la défiance dans la défense d'avantages corporatistes.

Une interprétation culturelle est également possible car on ne peut manquer d'être frappé par le fait que les pays à haut niveau de confiance sont tous des pays de culture protestante.

Ces pays ne se distinguent pas seulement par leur confiance plus marquée. Ce sont également des pays dans lesquels la participation à la vie sociale et politique est élevée (taux de participation associative, taux de syndicalisation, intérêt pour la politique), dans lesquels les populations respectent plus qu'ailleurs des normes civiques conformes à l'intérêt général. Ce sont aussi des pays tolérants à l'égard des autres, ouverts sur l'extérieur et permissifs sur le plan des mœurs privées.

Dans les pays de vieille tradition catholique, comme la France, la réussite économique a toujours été mal considérée.

On a donc le sentiment que l'ensemble de ces attitudes forment système. La confiance va de pair avec une implication plus forte dans la société et avec le respect plus prononcé des normes qui régissent la vie collective tout en laissant une grande liberté à chaque individu dans sa vie privée. Il est possible que ce corps d'attitudes soit associé à l'influence culturelle persistante du protestantisme, même si tous ces pays sont très sécularisés.

Le livre fameux de Max Weber sur l'esprit du protestantisme est bien connu. Un des traits culturels du protestantisme qu'il met en avant est la volonté de manifester la gloire de Dieu dans le monde par la réussite économique, individuelle ou collective. Bien sûr, dans des pays sécularisés, cette disposition n'est plus un moteur explicite des comportements individuels et collectifs, mais il en reste certainement des traces dans la mémoire collective et les institutions qui peuvent renforcer le sentiment de cohésion sociale.

Dans les pays de vieille tradition catholique, comme la France, la réussite économique a toujours au contraire été mal considérée. L'Église médiévale, suivant en cela la tradition des sociétés gréco-romaines, manifestait une méfiance profonde vis-à-vis des marchands et de l'activité commerciale. Sa doctrine condamnait le prêt à intérêt (ce qui fait que les juifs devinrent prêteurs) qu'admettront Luther et Calvin. Cette vieille tradition catholique de condamnation morale de la réussite économique et de l'argent, n'a-t-elle pas trouvé ensuite dans le marxisme qui a prospéré en France et en Italie, mais pas dans les pays scandinaves, un formidable prolongement?

Il s'attaque, comme le fait l'Église, à la richesse indécente, tout en promettant de la redistribuer au plus grand nombre. On peut concevoir assez facilement qu'il y ait un lien entre la prégnance de la défiance dans la société et le sentiment qu'elle est d'abord et avant tout le lieu d'un grand affrontement entre les individus qui, à un degré ou à un autre, ont accaparé indûment des richesses et ceux qui en sont injustement dépourvus.

Une défiance généralisée

De même que la confiance des Scandinaves est associée à un ensemble d'attitudes qui conduisent à voir la vie sociale et économique sous un jour plutôt positif, la défiance française forme système et conduit la France à une sorte de déprime généralisée.

La comparaison menée par le Cevipof entre la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni le montre bien. Elle confirme tout d'abord le faible niveau de confiance interpersonnelle de la population française, comparé à ceux des populations allemande et britannique (avec des écarts très proches de ceux des enquêtes EVS). Mais ce syndrome négatif est beaucoup plus large et s'applique à peu près à tous les domaines étudiés. Donnons-en quelques illustrations.

Lorsqu'on les interroge sur leur état d'esprit actuel en leur demandant d'y appliquer des qualificatifs, les Français·es se démarquent nettement de leurs homologues allemand·es et britanniques. L'exception est à nouveau frappante: l'échantillon français place en tête des sentiments négatifs comme «méfiance», «lassitude», «morosité», alors que l'allemand et le britannique privilégient comme réponses «sérénité» et «bien-être».

Les Français·es sont également moins satisfait·es de leur vie que leurs homologues outre-Rhin et outre-Manche, et réclament aussi le plus d'être protégé·es du monde d'aujourd'hui. L'Eurobaromètre de juin 2019 montrait dans le même sens que la France se distinguait des autres pays de l'Union par une attitude nettement moins positive à l'égard du libre-échange. Tandis que dans tous les autres pays le jugement positif dépassait 70%, il n'était en France que de 53%.

La défiance ne s'applique pas qu'aux relations interpersonnelles. Elle concerne l'ensemble des institutions, à l'exception des collectivités locales, et non pas seulement le pouvoir exécutif (tableau 1), ce qui nous différencie de l'Allemagne et pour partie du Royaume-Uni. C'est l'expression d'une défiance générale à l'égard des institutions.

Si la population française estime massivement, comme ses voisines, que la démocratie est la meilleure forme de gouvernement, la part qui pense qu'elle fonctionne mal est nettement plus importante (64%-43%-44%).

Une critique de la représentation politique plus marquée en France

Ces attitudes de défiance à l'égard des institutions et du fonctionnement de la démocratie peuvent s'analyser comme une mise en cause du régime représentatif lui-même (tableau 2). Il faut d'abord remarquer que la critique des représentant·es est générale. Elle est cependant plus marquée en France. En particulier, les individus français sont nettement plus nombreux à estimer n'avoir besoin ni des partis ni des syndicats pour exprimer leurs demandes. Ce rejet des représentant·es et des organisations traduit une sorte d'anomie politique en France qui s'est exprimée dans le mouvement des «gilets jaunes».

Cette anomie est renforcée par le fait que malgré la forte défiance à l'égard du président et du gouvernement, la population française ne perçoit aucune alternative politique au pouvoir actuel. Sur le fait de savoir pour chacune des treize personnalités de l'opposition testées si elle ferait mieux, moins bien ou pareil qu'Emmanuel Macron, les réponses «ferait mieux» ne dépassent 20% pour aucune d'entre elles, Nicolas Sarkozy et Marine le Pen se classant en tête. Le rejet de la politique est plus élevé en France que dans les deux autres pays. Ainsi, 22% des Français·es choisissent parmi plusieurs qualificatifs de la politique l'item dégoût contre 8% des Allemand·es et 13% des Britanniques.

Comment expliquer cette singularité française? Une première indication peut être trouvée dans l'évaluation par les Français·es de l'évolution de leur niveau de vie. 47% estiment qu'il s'est dégradé contre 27% des Allemand·es et 29% des Britanniques. Pourtant, les statistiques comparées ne montrent ni une telle dégradation en France ni un tel écart entre ce pays et les deux autres. Comment dès lors interpréter cette singularité française quant à la perception négative de leur situation?

La culture politique française et l'antilibéralisme économique

Une partie de la réponse doit être recherchée dans la culture politique d'une large partie de la population française qui s'irrigue à cette défiance ancestrale à l'égard de la réussite économique et de l'argent que nous évoquions au début de ce papier et qui s'est muée aujourd'hui en un antilibéralisme économique, largement partagé par les organisations politiques elles-mêmes. Deux éléments le montrent.

Le premier concerne les attitudes à l'égard du capitalisme. 39% des Français·es souhaitent que le système capitaliste soit réformé en profondeur (tableau 3). Cette part n'est que de 21% en Allemagne et au Royaume-Uni. Cette attitude, largement répandue chez les Français·es, selon laquelle le capitalisme est responsable de leurs difficultés économiques, peut alimenter leur défiance à l'égard du système.

Le second exemple est encore plus frappant. Il s'agit de la perception de ce qu'ont été les objectifs réels des gouvernements successifs depuis quinze ans à l'égard du système de protection sociale (tableau 4).

En France, près d'une personne sur deux croit que les gouvernements ont cherché depuis quinze ans à supprimer le modèle social (c'est-à-dire aussi bien les gouvernements de gauche que de droite), sorte de complot de la classe dirigeante contre le peuple. Ces chiffres sont de 19% en Allemagne et 31% au Royaume-Uni.

Cette singularité française est d'autant plus étonnante que, selon l'OCDE, en 2016, les dépenses publiques en France représentaient 56,4% du PIB, soit le niveau le plus élevé au monde, devant l'Allemagne (43,9%) et le Royaume-Uni (41,4%). Mieux encore, toujours selon l'OCDE, en 2018, la France était le pays qui consacrait la plus grande part de son PIB aux dépenses sociales (31,2%).

Jadis, la gauche attirait l'électorat qui partageait ses vues; aujourd'hui, ce dernier ne fait plus confiance à personne: 22% seulement se classent à gauche. Les cultures politiques étant résilientes, dans cette société de défiance généralisée, l'anomie risque d'être durable et de fragiliser le pouvoir politique.

 

1 — L'European Values Study est réalisée tous les neuf ans depuis 1981 dans un grand nombre de pays européens. Retourner à l'article

2 — «En quoi les Français ont-ils confiance aujourd'hui?», Vague 11 du Baromètre de la confiance politique. Retourner à l'article

3 — C'est en 1981 que la première enquête des European Values Study est menée et où la question devenue classique sur le fait de savoir si «on peut faire confiance à la plupart des gens» ou si «on n'est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres» est posée. Retourner à l'article

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