Société

D'où vient l'habitude française d'exiger des attestations?

Avec la crise sanitaire, le gouvernement a fait des attestations la norme. Un choix qui ne s'explique ni par un manque de civisme de la population, ni par la lourdeur de l'administration.

Contrôle de police à Tours, le 17 mars 2020. | Guillaume Souvant / AFP
Contrôle de police à Tours, le 17 mars 2020. | Guillaume Souvant / AFP

Temps de lecture: 7 minutes

«Attestation de déplacement dérogatoire», «Déclaration de déplacement en dehors de son département et à plus de 100 km de sa résidence», «Attestation dérogatoire - usage des transports publics collectifs en Île-de-France», «Attestation de déplacement professionnel en transport public collectif en Île-de-France»…

Dans le cadre de la lutte contre l'épidémie de Covid-19, depuis le 17 mars, date de l'entrée en vigueur du confinement, les déplacements hors du domicile puis, à partir du déconfinement du 11 mai, ceux en dehors d'un rayon de 100 kilomètres de son lieu de résidence et du département dans lequel il est situé sont interdits, sauf exceptions listées dans les décrets.

Dans ce cas, il convient, sous peine d'être verbalisé·e, de se munir de justificatifs –d'où ces modèles d'attestation aux noms à rallonge et comprenant, au choix, la mention «En application de» ou «Je soussigné(e) […] certifie que».

Supposée indocilité

Il s'agit là d'une particularité française, car rares sont les pays ayant exigé la production comme la détention d'un document spécifique pour justifier sa présence à l'extérieur.

Comme le détaille le service CheckNews de Libération, «même dans des pays fortement touchés par l'épidémie, comme l'Espagne, les citoyens n'ont pas besoin d'une feuille de papier ou d'un QR code pour sortir dans la rue. […] De manière générale, les pays qui limitent les déplacements comptent sur le civisme des citoyens et mobilisent les forces de police pour contrôler voire infliger des amendes à ceux qui ne peuvent pas justifier leurs sorties».

Pas de quoi en déduire pour autant que la population française manquerait pour sa part de civisme. Cette stratégie étatique peu partagée n'est pas non plus le signe d'une «attestophilie» tricolore, d'une triviale et centenaire passion pour la paperasse qui viserait à calmer, à coup de bureaucratie, les soi-disant ardeurs indociles d'un peuple gaulois manquant d'autodiscipline et résistant encore et toujours à la loi quand celle-ci ne lui plaît pas.

«La théorie des caractères nationaux, des “Gaulois réfractaires”, c'est aussi simpliste que “nos ancêtres les Gaulois”, accuse l'historien Marc-Olivier Baruch, spécialiste de l'État et de l'administration à l'époque contemporaine. C'est l'histoire pour les nuls, voire par les nuls!»

En revanche, si elle n'est pas une tentative de régulation de cette insubordination légendaire des Français·es, cette profusion d'attestations écrites est, entre autres, la preuve matérielle de la relation –altérée– entre l'État et la population.

Tradition éprouvée

«Cela peut effectivement sembler absurde, car si on a la possibilité de remplir soi-même une déclaration sur l'honneur, on pourrait tout aussi bien justifier son déplacement à l'oral auprès des forces de l'ordre», lisait-on mi-mars sur le site du Monde, en réponse à la question «Pourquoi ai-je besoin d'une attestation écrite plutôt que d'une déclaration orale?».

Et pourtant, rendre obligatoire un document écrit autogénéré, qui n'a donc pas été visé par une autorité, est bien plus sensé qu'on ne l'imagine à première vue.

«La France a une tradition juridique très importante qui fait que ce sont les pièces qui comptent», note le sociologue Jean-Marc Weller, auteur de l'ouvrage Fabriquer des actes d'État - Une ethnographie du travail bureaucratique. «Les forces de l'ordre dans notre pays ne vous font pas jurer sur la Bible», commente l'historien et directeur d'études à l'EHESS.

«Dans notre tradition, ce n'est pas qu'on estime que tout le monde ment, mais les traces matérielles ont un statut plus fort que la parole.»
Jean-Marc Weller, sociologue

C'est notamment ce statut distinct de la parole et des écrits qui différencie le droit continental de la common law, ou droit coutumier, anglo-saxon. À titre d'exemple, relève Françoise Dreyfus, professeure émérite de sciences politiques à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne, il n'existe pas de constitution écrite au Royaume-Uni, et la carte d'identité a attendu la fin des années 2000 pour y apparaître, avant de disparaître presque aussitôt.

«Dans notre tradition, ce n'est pas qu'on estime que tout le monde ment, mais les traces matérielles ont un statut plus fort que la parole, souligne Jean-Marc Weller. Dès lors, il y a une propension de l'administration à produire des pièces.» Just in case.

Protection citoyenne

Il n'existe aucune volonté bureaucratique aussi irréfléchie qu'automatique de noyer la population (dé)confinée sous des liasses d'attestations. Quand bien même ces tâches administratives pourraient susciter de l'angoisse (voire une «phobie»), elles sont en fait une garantie protectrice. «C'est un moyen de lutte contre l'arbitraire administratif», insiste Marc-Olivier Baruch.

Dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, ces formulaires mis en ligne sur les sites officiels, à remplir avant tout déplacement dérogatoire, servent aux forces de l'ordre à apprécier si elles ont affaire, preuve à l'appui, à un·e contrevenant·e ou non et à se garder de tout délit de faciès.

«Un formulaire, c'est une manière de transformer une situation en texte qui soit résumé et saisissable depuis le droit. Ça sert à transporter un morceau du monde dans un bureau, un dossier ou entre les mains d'un officier de police, pour qu'il puisse l'évaluer et le qualifier en droit», analyse Jean-Marc Weller, qui a notamment travaillé sur les infrastructures du droit.

À l'aide de ces attestations, on met donc en boîte (légale et écrite) la situation afin de limiter le pouvoir discrétionnaire policier. Comme l'indique Françoise Dreyfus, autrice de l'ouvrage L'Invention de la bureaucratie, «quand vous avez une règle, le problème est de savoir comment l'appliquer –de manière mécanique, bête et méchante, si je puis dire, ou en réfléchissant à ce qu'elle signifie– et qui l'applique».

La marge d'interprétation laissée aux agent·es chargé·es de faire respecter le confinement étant en effet plutôt lâche, des avocats ont créé le site PVconfinement. L'objectif: aider à la contestation des contraventions abusives ou infondées pour non-respect du confinement, en rappelant notamment de conserver précieusement tout justificatif afin de démontrer le caractère abusif de la sanction.

Méfiance populaire

Bien sûr, comme le mentionnaient les Décodeurs du Monde, «l'idée du gouvernement, c'est de dissuader au maximum les déplacements en les rendant plus compliqués». Les attestations ne sont pas qu'un bouclier protecteur du quidam; elles jouent aussi un rôle d'épée dans le dispositif mis en place pour lutter contre la propagation du virus, qui restreint temporairement les libertés fondamentales de circuler comme de se réunir (articles 13 et 20 de la Déclaration universelle des droits de l'homme).

Reste que l'effectivité de ces documents ne trouve pas sa seule origine dans la peur du gendarme ou d'une éventuelle verbalisation. «Les auto-attestations écrites forcent les gens à réfléchir à ce qu'ils font, énonce Françoise Dreyfus. C'est un moyen pour l'administration et le gouvernement de faire prendre conscience à chaque citoyen de sa responsabilité envers lui-même et envers les autres.» En gros, avant tout déplacement dérogatoire, on y réfléchit à deux fois et on prend ses responsabilités.

«Les attestations sont la queue de comète de la crise de confiance absolue et ancienne des administrés par rapport à la parole publique.»
Marc-Olivier Baruch, historien

Mais attention: cela ne signifie pas que l'État prend les Français·es pour des imbéciles, des rustres qui ne seraient pas capables de réfléchir, de comprendre la situation ni d'obéir. «Les Français font partie, dans le monde entier d'ailleurs, de ceux qui respectent le mieux le confinement», a ainsi affirmé le ministre de l'Intérieur début avril. Si les attestations sont un marqueur de défiance, c'est davantage de celle des citoyen·nes envers les dirigeant·es.

«Les attestations sont la queue de comète de la crise de confiance absolue et ancienne des administrés par rapport à la parole publique, y compris en période de crise, illustre Marc-Olivier Baruch. Ce n'est jamais que la traduction d'un manque de légitimité ancien, qui date du milieu des années 1980, dans la parole politique et d'un manque de crédibilité conjoncturel, en raison des mensonges sur le virus, les masques… À partir du moment où il n'y a pas moyen de faire percevoir la gravité de la crise et de lutter contre la pandémie par une adhésion spontanée, où la parole publique n'est pas crue sur le sujet, on passe à des contraintes imposées.» La chimère du caractère «gaulois réfractaire» a bon dos.

Bricolage et incertitude

Le problème, c'est que ces attestations à tout-va soufflent sur les braises du feu qu'elles sont censées contenir. Elles ne sont pas pesantes parce que bureaucratiques, bien au contraire. D'ailleurs, «le terme “bureaucratie” est un mot-valise dans lequel on met tout ce qu'on déteste, c'est un bouc émissaire complètement mythique: comme c'est une figure incertaine, une espèce de monstre dont on ne connaît pas le visage, c'est très commode, on y projette tous nos fantasmes», appuie Françoise Dreyfus.

«La bureaucratie, quand elle fonctionne, on ne l'interroge pas. Votre main ne tremble pas en vous demandant: “Que va-t-il se passer si je suis contrôlé?”; il y a de la confiance, ça fonctionne naturellement», glisse Jean-Marc Weller.

La situation actuelle diverge, et pas seulement à cause de l'entrée en vigueur de l'état d'urgence sanitaire. «Là, c'est de la bureaucratie mal faite, ce qui renforce ce sentiment d'appréhension vis-à-vis des autorités publiques, critique le sociologue. On transporte mal le monde réel au droit, on fait reposer le contrôle de la parole des citoyens sur des bouts de papier peu stabilisés, mal finis.»

La preuve, jusqu'au décret du 11 mai, qui spécifie que «le modèle de cette déclaration [indiquant le motif du déplacement] est fixé par arrêté du ministre de l'Intérieur», il n'existait «pas d'obligation de présenter l'attestation fournie par le ministère», précisait à La Provence l'avocat Jean-Raphaël Fernandez. On devait seulement «se munir […] d'un document […] permettant de justifier que le déplacement considéré entre dans le champ de l'une de ces exceptions». Entre les lignes, il fallait comprendre que le modèle dudit document restait au choix.

Ajoutons à cela les questionnements du début sur la possibilité de présenter l'attestation au format numérique, les discours contradictoires et qui ont été tranchés par le Conseil d'État sur la pratique du vélo pendant le confinement, les hésitations individuelles (peut-on cocher plusieurs cases et finir sa promenade par un passage à la boulangerie? Quels sont les achats de première nécessité? Ne risque-t-on pas de se faire verbaliser si l'on fait ses courses au-delà du cercle d'un kilomètre?), un climat de bricolage et d'incertitude s'est fait jour.

En somme, ces attestations sont certes conformes aux mœurs françaises mais, mal fignolées, elles ne dressent pas un cadre relationnel suffisamment clair entre administration et administré·es et induisent une méfiance supplémentaire. Voilà pourquoi elles vous font râler –et non parce que les Français·es seraient ronchon·nes par nature.

cover
-
/
cover

Liste de lecture