Culture

«Playing Men», «Green Boys», «Sankara n'est pas mort», des garçons et des hommes

Malgré le confinement et la fermeture des salles, les documentaires de Matjaz Ivanisin, Ariane Doublet et Lucie Viver ouvrent sur des espaces inattendus et peuplés de présences.

En équilibre sur une voie incertaine, le poète de <em>Sankara n'est pas mort</em> ressemble au cheminement des trois films. | via Météore Films
En équilibre sur une voie incertaine, le poète de Sankara n'est pas mort ressemble au cheminement des trois films. | via Météore Films

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Ce sont trois films de cinéma, trois documentaires que les circonstances contraignent à «sortir» directement en ligne. Ils se trouvent avoir en outre en commun d'être construits autour de protagonistes masculins (même si deux d'entre eux sont réalisés par des femmes).

Ils sont aussi, de manière chaque fois très singulière, des voyages. Et des manières d'interroger leurs propres outils de cinéma, de les déplacer et de jouer avec eux, pour rendre encore mieux sensible le rapport à des réalités –dans les Balkans, en Normandie, au Sahel, dans la tête des humains– qui participent de notre monde.

«Playing Men» de Matjaz Ivanisin, ou l'inquiétante et attendrissante folie des hommes

D'abord on ne sait pas, mais on est scotché. Ces gestes, rituels mystérieux, affrontements barbares, ces types silencieus qui paraissent se préparer à une improbable joute, ces corps masculins de bonshommes aux airs pas commodes, aux vêtements à l'ancienne ou ces jeunes gens à moitiés nus, ruisselants de sueur et d'épuisement.

Sans explication, Matjaz Ivanisin nous entraîne dans des environnements étranges, aux côtés de pratiques curieuses. Et si on suppose que les scènes de combats à mains nues opposant des adolescents ou des hommes mûrs au corps couvert d'huile proviennent de Turquie (au moins si on a vu le court métrage qu'y avait tourné Maurice Pialat au mitan des années 1960), on ne sait pas forcément quoi faire des visages de foule derrière des grilles, fascinés par ces ébats.

 

Après… après ce sera de plus en plus déroutant, ce prêtre nigérian, officiant d'une bourgade sicilienne et présentant le grand cérémonial de dévalement d'une roue de fromage à travers les rues, ces costauds et ces ados se défiant avec une violence impressionnante jusqu'à l'épuisement total, avec une version encore plus abstraite de pierre-feuille-ciseaux. Ce ne sont pas des illuminés ni les membres d'une secte, ce sont des paysans, des commerçants, des étudiants, des employés.

La spirale des investissements affectifs, symboliques et physiques qu'en ces endroits manifestement dispersés en Europe déploient des messieurs sérieux et leurs fils ou cousins, cette spirale pourrait ne jamais s'arrêter. Elle s'arrête pourtant, non par épuisement du sujet mais par épuisement du réalisateur, saisi de vertige face à ce qu'il affronte et décrit.

Avec un humour violemment mélancolique, Playing Men devient alors la chronique de ce trouble qui est à la fois affaire de pratiques et de folies très humaines et très banales, et crise du film lui-même et de celui qui le fait.

Lucide, Ivanisin a le bon goût de ne pas s'exclure du panorama qu'il dresse avec amusement, inquiétude et une sorte de bienveillance navrée de ces enfants mâles de tous âges, et de ce qui les hante.

 

Des amusements au combat, de l'enfance au grand âge, l'affichage d'une énergie virile comme raison d'être ou réponse aux angoisses. | via Shellac

Le film en découvrira la matière à un rebond sans doute le plus effrayant, du moins le plus spectaculaire, avec les scènes de foules en délire ayant accueilli le retour à Split du tennisman local ayant gagné à Wimbledon. Qu'est-ce qui explose ainsi dans cette furie, et qui peut-être se codifiait dans les règles de jeux anciens et curieux –mais en va-t-il autrement de pratiques plus modernes?

Avec une délicatesse tour à tour souriante et abasourdie, et qui accepte de reconnaître que non seulement le réalisateur, mais le film lui-même est contaminé par ce trouble, Playing Men entrouvre sur des abîmes de violence et de solitude, d'infantilisme et de besoin de protection, que viendra magnifiquement synthétiser la balade de Rio Bravo chantée a capella par un vieux gardien de club de tennis désert.

Oui, le cinéma, sans forcément le savoir, aura su approcher cela, la peur des hommes, peur d'eux-mêmes et du monde, qui en font si fréquemment des êtres dignes de pitié comme d'opprobre.

Le film est disponible à partir du 7 mai sur le site de Shellac films, il est également accessible sur plusieurs plateformes VOD.

Le grand conte des «Green Boys» d'Ariane Doublet

Un jeune homme noir de profil, assis dans un car. Il écoute de la musique qu'en toute incompétence on dira «africaine». Derrière lui défile un paysage de campagne assurément européenne, verte et cossue –la Normandie, de fait.

Il rejoint un garçon moitié plus petit que lui, dans une ferme. Ils jouent au foot. Plus tard ils iront se promener, dans les champs et les bois, jusqu'à la mer toute proche en bas des falaises du Pays de Caux. C'est l'été.

 

Alhassane le grand jeune homme arrivé de Guinée et Louka tout ce qu'il y a de Normand se posent l'un à l'autre des questions, se racontent des bribes de leur vie ou restent silencieux. Bientôt, ils commencent la construction d'une cabane, sur le schéma des cases traditionnelles du pays d'Alhassane.

Ariane Doublet les accompagne. On sait qu'elle est là, avec sa caméra –contrairement à la malhonnêteté de 90% des documentaires, sans s'exhiber ni en faire une affaire, la réalisatrice ne dissimule pas que, pour que l'on voit ce que l'on voit, il a bien fallu au moins une personne (ici deux avec le preneur de son) aux côtés des protagonistes.

Ce n'est qu'une des facettes de la probité attentive de ce cinéma au plus près des êtres, humains et non humains, mais aussi des lumières et des températures, de tout ce qui fait au sens propre un environnement.

Voilà plus de vingt-cinq ans que la réalisatrice des Terriens filme dans cette région où elle habite, multipliant les points de vue et les distances d'approche. Et plusieurs années qu'elle fait partie de l'association Des lits solidaires qui accueille des migrants sans-abri arrivés dans la région –situation à laquelle elle a déjà dédié un film, Les Réfugiés de Saint-Jouin et qu'évoquait aussi Le Bel Été de Pierre Creton, dont elle était la camerawoman.

 

Quand la nuit tombe sur la falaise, quels démons rodent autour de la hutte des deux amis? | via JHR Films

Une, dix, cinquante histoires émergeront au cours de Green Boys. Histoires parfois très présentes, comme le terrifiant récit du voyage d'Alhassane, de la région de Conakry qu'il a quittée à 15 ans, jusqu'au Havre, dont un an dans les atroces prisons libyennes, la pure terreur de la traversée de la Méditerranée ou l'infernal feuilleton des rapports avec l'administration française.

Histoires parfois effleurées, celle du vieux pêcheur de crevettes –pardon, de bouquets–, qui fut mécanicien et footballeur, celle du renard qui n'aurait pas dû être là, celle des diables d'Afrique qui ont peut-être voyagé eux-aussi.

Il n'y a pas véritablement de récit dans cette chronique d'un été normand. Il y a l'absolue confiance des trois protagonistes, les deux garçons et la cinéaste, dans la richesse de ce qui advient là, de ce qui se compose là.

Une chanson (oui, comme Rifle, Pony and me dans le précedent film, cette fois c'est une très belle version par Sarah Vaughan de Summertime), deux chansons (Nature Boy chanté par Caetano Veloso), sans oublier la musique malinké et la musique de cette langue, viennent tout à la fois scander, élargir et déplacer ce qui est à la fois si précisément situé et si riche d'assonances multiples.

Récit d'aventures à la Huckleberry Finn sans avoir bougé de son coin de campagne tout autant que témoignage précis et sans pathos de tragédies très contemporaines, Green Boys est un lumineux exemple des puissances narratives, émotionnelles et informatives du cinéma qui ne doivent pratiquement rien à ce qu'on nomme d'ordinaire le scénario.

Empruntant de toutes autres voies, sa construction précise et sensible n'en fait pas moins un conte enchanté, si réel et si mystérieux.

Green Boys sortira le 6 mai en VOD sur les plateformes UniversCiné, Orange, Canal VOD, iTunes/Apple TV, Google Play/Youtube, Filmo TV, Xbox, Arte VOD, Rakuten TV et Vitis.

«Sankara n'est pas mort» de Lucie Viver, le long de la voie brisée

Des trois films, Sankara n'est pas mort semblera le plus classique, au moins dans sa construction. Il accompagne le voyage d'un jeune poète burkinabé, Bikontine, qui traverse tout son pays au lendemain de l'insurrection qui a renversé Blaise Compaoré en octobre 2014. Du sud-ouest au nord-ouest du «Pays des hommes intègres», le voyageur multiplie les rencontres, dans des contextes variés.

Off, sa voix énonce quelques-un des poèmes que lui inspirent les moments passés avec ceux qui cueillent le coton et ceux qui s'enfoncent loin sous terre chercher un or hypothétique, le docteur qui préfère soigner que diriger, l'omniprésence des grandes sociétés de l'(ex-)puissance coloniale, l'institutrice quasiment en transe pour expliquer la symbolique d'un drapeau dont la promesse libératrice reste hors de portée.

 

Bikontine et la jeune cinéaste qui l'accompagne, Lucie Viver, suivent le tracé d'une voie ferrée, la seule du pays, commencée par les Français, continuée dans les années 1980, et restée inachevée, comme les ambitions de libération et de prospérité.

Au-delà de la force des paysages et de la présence intense des personnes croisées en chemin, l'étrangeté du film tient à la manière dont il est habité à la fois par le passé et par le futur. Consciemment par le passé, inconsciemment par le futur.

Le passé, auquel se réfère le titre, c'est l'omniprésence de Thomas Sankara, le jeune capitaine révolutionnaire qui dirigea le pays de 1983 à 1987 avant d'être assassiné et remplacé par son ancien camarade Blaise Compaoré. Sankara est mort pour avoir commis un crime: il avait, en actes et en en mots, fragilisé les intérêts français et mis en évidence les compromissions des autres dirigeants de la région.

 

Figure désormais légendaire de l'espoir d'une véritable libération en Afrique, Sankara hante les paroles de très nombreux Burkinabés, son nom et son visage sont omniprésents sur les murs comme sur les t-shirts.

Et il hante le film, qui régulièrement accueille des archives télé de l'époque rappelant certaines de ses déclarations en faveur de l'autonomie économique, de l'égalité des hommes et des femmes et de la maîtrise des ressources.

Mais de façon subliminale, le film est également habité par l'avenir des images que nous voyons, l'état sinistre du Burkina d'aujourd'hui en proie au terrorisme islamiste et désormais aussi parmi les pays d'Afrique les plus touchés par le Covid-19.

C'est ainsi, dans la circulation aux côtés d'un poète pas très sûr de ses moyens littéraires et dans l'ombre d'un homme politique visionnaire mort depuis plus de trente ans, entre réalités très concrètes et imaginaires multiples, que le film de Lucie Viver invente son chemin.

Sankara n'est pas mort est disponible à partir du 29 avril sur le site de La 25e heure.

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