Société / Économie

En matière d'argent, les millennials comptent reprendre le pouvoir

De la gestion de ses comptes au montant de son salaire, évoquer ses finances sans complexe n'est plus aussi mal vu qu'auparavant et s'avère même être un atout, notamment pour les femmes.

<em>«Les femmes devraient être beaucoup plus éduquées à ne pas avoir à s'excuser de vouloir gagner leur vie.» </em>| Alexander Mils <a href="https://unsplash.com/photos/lCPhGxs7pww">via Unsplash</a>
«Les femmes devraient être beaucoup plus éduquées à ne pas avoir à s'excuser de vouloir gagner leur vie.» | Alexander Mils via Unsplash

Temps de lecture: 9 minutes

«Le moment où j'ai eu le déclic sur mon rapport à l'argent, c'était il y a presque deux ans, quand ma mère a été hospitalisée. Elle était dans le coma et on a dû gérer toute la partie administrative, notamment les premiers paiements à l'hôpital. C'était en plein mois d'août, j'avais dépensé tout mon argent pendant les vacances, je n'avais plus de sous. Ce n'était pas normal à 28 ans de ne pas avoir 500 euros de côté.»

Comme beaucoup de personnes de son âge, Vanessa a réalisé que la gestion qu'elle faisait de son argent n'était pas la meilleure et a décidé de tout changer. «Je me suis dit que je ne pouvais plus vivre en n'ayant pas d'argent épargné», résume-t-elle.

Cette coordinatrice de projets européens de 30 ans basée à Bruxelles s'occupe désormais très bien de sa vie financière. Ses gourous se nomment entre autres Mrs. Dow Jones, The Financial Diet ou Broke Millennial: des initiatives principalement américaines, mises en place pour aider précisément des profils comme le sien.

Situation hétérogène

Ces dernières années, cette réflexion autour des jeunes et de l'argent est devenue de plus en plus prégnante dans les médias et sur les réseaux sociaux. Terminés les titres racoleurs et les conseils de millionnaires comme Tim Gurner, qui conseillait en 2017 aux millennials d'arrêter d'«acheter des toasts à l'avocat» pour espérer acquérir un jour un bien immobilier.

En réalité, si les jeunes entre 18 et 35 ans –que l'on appelle communément la «génération Y»– ne sont pas forcément propriétaires, c'est surtout parce que leur situation économique est «très hétérogène», note Vanessa di Paola, économiste, spécialiste des questions d'insertion des jeunes sur le marché du travail et chercheuse à l'université Aix-Marseille.

En France, «les jeunes entrés sur le marché du travail en 2013 gagnent en moyenne après trois ans de vie active 1.500 euros (salaire net primes incluses) pour les jeunes hommes, 1.450 euros pour les jeunes femmes. Cela monte à 2.580 euros pour les jeunes hommes titulaires d'un doctorat ou d'un diplôme d'une grande école et à 2.400 euros pour les jeunes femmes également diplômées, quand ce n'est que 1270 euros pour les jeunes hommes non diplômés et 1.100 euros pour les jeunes femmes non diplômées», détaille-t-elle.

Cette génération connaît une précarité plus importante que celle de ses parents, qui restaient «souvent dix, quinze ans voire plus dans la même boîte, ce qui est moins le cas aujourd'hui», rappelle Clémence Berson, chercheuse en économie du travail.

Consommation réfléchie

Ces salaires peu élevés poussent et obligent même certain·es à mieux gérer leur argent. «La première chose que j'ai faite quand je suis entrée dans la vie active, c'est d'acheter un spreadsheet créé par une blogueuse, ce qui m'a forcé à mettre de l'ordre dans mes comptes. Je me suis fixée comme objectif de le remplir toutes les semaines. Après, j'ai ouvert des comptes épargne dans plusieurs banques. Ça prend deux minutes», raconte Janice, qui approche de la trentaine.

Si bien gérer ses finances est un atout indéniable, savoir faire des économies l'est encore plus, selon Clémentine. Cette chargée de mission de 26 ans va au marché, n'achète «qu'en cas de besoin» et fabrique sa propre lessive: «Cela fait deux ans que j'achète des vêtements de seconde main et que j'ai suivi un programme zéro déchet de la mairie de Roubaix, qui m'a fait réaliser que je dépensais de l'argent dans trop de trucs inutiles.»

«Je me suis auto-appris à dépenser de façon intelligente. Je me pose les questions: pourquoi ça coûte tant? Est-ce que c'est justifié?»
Elsa

Sirine, 27 ans, reçoit quant à elle «entre 600 et 800 euros par mois» en plus de son salaire, qu'elle divise avec sa mère, en vendant ses vêtements sur l'application Vinted. Avec 1.500 euros par mois pour son emploi d'assistante achats, sans jamais avoir été augmentée, c'est la solution qu'elle a trouvée. «Je ne fais plus de shopping, je vais en brocante et je bosse à côté pour mettre des sous de côté», expose-t-elle.

Même chose pour Elsa, dont le rapport à l'argent a «radicalement changé» ces huit dernières années. Cette consultante et formatrice en stratégie digitale a commencé à faire attention quand elle est devenue free-lance.

«Je me suis auto-appris à dépenser de façon intelligente, confie la jeune femme. Quand je consomme, je me pose les questions: qu'est-ce que j'achète? Pourquoi ça coûte tant? Est-ce que c'est justifié? Est-ce que c'est éthique, aussi? Je consulte quasiment tous les jours les applications de e-banking pour voir combien j'ai sur mon compte, ça me permet de garder une trace de toutes mes dépenses.»

Médias spécialisés

Le numérique a changé la donne pour les activités bancaires, désormais plus accessibles, à portée de clics, avec des comptes rapides à créer –d'où les succès des start-ups N26, «la banque 100% mobile», Lydia pour les transactions d'argent ou Bankin' pour la gestion de comptes.

Une nouvelle manière de parler d'argent, moins cryptique et plus démocratique, s'est également développée en ligne. Yahoo vient de lancer Cashay, un site orienté vers un public jeune et principalement féminin, avec pour slogan «Prenez le pouvoir sur votre argent». Il propose des articles sur les meilleurs financements à faire, la gestion de son budget (notamment pendant la crise du Covid-19) ou encore des conseils pour devenir propriétaire. Le site est léché et les titres orientés pour ne pas se tromper de cible.

Si la formule fonctionne, c'est qu'elle est directement inspirée d'un autre site qui a bouleversé le genre des années plus tôt, The Financial Diet, créé par Chelsea Fagan en 2014.

Cette dernière explique: «J'ai créé The Financial Diet, qui était au départ juste un blog pour voir la trajectoire de mes finances personnelles, parce que j'avais beaucoup de mal à économiser alors que j'avais un bon job et un salaire correct pour mon âge. C'était un sujet extrêmement tabou pour moi, et je me disais que je devais avoir une relation malsaine avec l'argent.»

Le projet est un carton immédiat. Très vite, Fagan reçoit de nombreux messages et décide avec sa cofondatrice, graphiste de profession, d'en faire un site et «quelque chose de présentable». Aujourd'hui, le média emploie huit personnes et est devenu une référence pour les femmes, qui ont été «sans le vouloir» ses plus fidèles lectrices.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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Parler d'argent, mais pas à n'importe quel prix. Sur Instagram, The Financial Diet rappelle souvent que la richesse n'est pas une fin en soi, mais que la gestion de ses comptes peut aider à se sortir de situations critiques –notamment dans le contexte américain, où énormément de jeunes sont endetté·es à cause d'un système de santé médiocre, de frais de scolarité exorbitants et d'un calcul de carte de crédit particulier.

«De plus en plus de médias surfent sur la question des finances personnelles parce que c'est à la mode. Mais c'est souvent très capitaliste, avec toujours la question de comment maximiser ses finances à tout prix et vraiment être productif: gagner plus, dépenser moins, tout ça. Moi, j'aimerais qu'on ait une conversation autour de l'argent bien plus large et qui vise tout le monde, notamment les femmes, chez qui on a créé une culpabilité», poursuit Chelsea Fagan.

Sujet à démocratiser

Jeune trentenaire, Marie a compris l'importance de mieux gérer ses finances, mais elle reconnaît que le sujet est encore compliqué à aborder. «J'ai peut-être un ou deux amis avec qui je parle d'argent sérieusement, observe-t-elle. Et ce sont des personnes qui sont dans la même démarche que moi, plutôt CSP+ et surtout des hommes. Peu de femmes dans mon entourage parlent d'argent au-delà du sempiternel: “Je suis à découvert.” En termes de classe sociale, je me sens aussi moins à l'aise de parler d'argent avec quelqu'un qui lutte pour payer son loyer.»

Vanessa va plus loin et estime qu'il y a un privilège tabou autour de l'argent: «C'est difficile pour les gens de parler d'argent, parce qu'il y a cette idée qu'en disant son salaire, les autres vont commencer à juger chacune de nos dépenses. La question rappelle aussi la question du privilège, notamment blanc. Beaucoup ne veulent pas avouer qu'ils ont eu de l'aide de leur famille ou un héritage qui leur a permis d'être propriétaires à 30 ans.»

La solution? «Il faut démocratiser le sujet», avance Marie, dont le père lui répète un dicton en créole: «Il ne faut pas que l'argent te contrôle, c'est toi qui dois le contrôler.» Elle ajoute qu'«il faudrait payer des formations en ligne à des personnes moins privilégiées, pour qu'elles comprennent que l'une des clés de l'émancipation dans notre système capitaliste, ce sont les finances».

L'économiste Vanessa di Paola estime que l'école peut aider dès le plus jeune âge, avec cependant des limites: «Ces sujets sont très différemment abordés dans les familles selon le milieu social. Est-ce le rôle de l'école d'apprendre cela? Je ne sais pas. L'école est le lieu où l'on peut et l'on doit transmettre ces savoirs, mais comment les transmettre sans en effet avoir le sentiment que l'école ne vient que stimuler un peu plus le modèle capitaliste.»

Inégalités persistantes

Elsa admet que ses connaissances sur le sujet l'ont aidée à mieux négocier son salaire et ses prestations. Elle se souvient: «Quand j'ai commencé à travailler, j'étais limite hallucinée que les gens veuillent me donner de l'argent pour mon travail. Je ne me sentais pas du tout légitime, j'avais complètement le syndrome de l'imposteur. Les femmes devraient être beaucoup plus éduquées à ne pas avoir à s'excuser de vouloir gagner leur vie. Les mecs ne se posent pas autant ces questions.»

«Il faut aider les femmes à apprendre à négocier, il faut plus de femmes qui investissent, mais il faut surtout que les entreprises appliquent la loi.»
Arièle Bonte, journaliste

Mais si démocratiser le sujet et évoquer les questions économiques dès le plus jeune âge est souhaitable, cela ne changera pas pour autant les inégalités salariales, prévient Vanessa di Paola. «Ce n'est pas aux femmes d'apprendre à mieux gérer leur budget ou à mieux négocier leur salaire, mais aux entreprises de rémunérer de manière égale les femmes et les hommes, au gouvernement de mettre en place des politiques qui limitent les différences effectives entre les femmes et les hommes (un congé paternité obligatoire et de même durée que le congé maternité, pour que l'absence des salariés soit la même pour les mères et les pères à la naissance des enfants), de travailler sur les stéréotypes de genre qui agissent encore fortement et poussent les filles et les garçons à faire des choix d'études différents, qui les conduisent dans des secteurs d'activité et des professions différemment rémunérées», analyse-t-elle.

Arièle Bonte, qui rédige la newsletter économique #5Novembre16h47, suit le même raisonnement: «On touche à un problème beaucoup plus structurel et systémique. Depuis toute petite, les femmes sont mises dans un cadre dans lequel il est difficile de sortir. Elles ont peu de modèles de femmes ayant réussi –il n'y a qu'à voir le nombre de femmes dirigeantes du CAC 40. On les renvoie sans cesse au foyer, à la maternité, au care. Alors oui, il faut aider les femmes à apprendre à négocier, il faut plus de femmes qui investissent, mais il faut surtout que les entreprises appliquent la loi, qu'elles prennent conscience de la nécessité de diversifier elles-mêmes leurs équipes, que les écoles dispensent d'une éducation à l'économie, que les fonds d'investissement se posent des questions sur leurs levées de fonds et pourquoi les entrepreneuses sont moins nombreuses que leurs homologues masculins, etc.»

Transparence nécessaire

Il en va de même pour les inégalités entre personnes blanches et non blanches, et notamment entre les femmes blanches et les femmes noires, qu'il est difficile de quantifier en France, les statistiques dites ethniques étant interdites.

La grève des femmes de chambre de l'hôtel Ibis Clichy-Batignolles, en lutte depuis juillet 2019, est un exemple. «Les grévistes disent souvent que ce n'est pas parce qu'elles sont des femmes noires qu'elles doivent être traitées comme des esclaves. Car la majorité d'entre elles sont migrantes: elles viennent d'Afrique subsaharienne et ont des titres de séjour d'un an. Elles savent aussi que leurs employeurs les considèrent comme “arnaquables”; de fait, c'est leur précarité administrative, politique et économique et non leur naïveté qui les expose à être plus facilement exploitées que d'autres: elles manquent de ressources pour faire valoir leurs droits», rappelait justement une tribune publiée le 9 mars dans Libération.

La transparence des salaires devrait être la norme, suggère Aminatou Sow, podcasteuse et écrivaine américaine, qui évoque sans détour ses revenus et l'importance de parler d'argent. «Le salaire des gens devrait être une information publique. Ces chiffres sont importants, particulièrement pour les femmes et les personnes marginalisées. Le travail n'est pas votre famille. La seule manière pour un employeur de montrer à quel point il tient à vous est par le montant qu'il vous paye», soulignait-elle dans une interview accordée au magazine américain The Cut.

Comme s'en amuse l'un des mèmes partagé par The Financial Diet sur son compte Instagram, l'option qui conviendrait à tout le monde serait d'être davantage payé·e pour le travail fourni.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Name a better method.(Credit: @stevie_mat on Twitter)

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En attendant que ce soit le cas, Chelsea Fagan pense que tout peut être une solution pour commencer à faire des économies, à mieux gérer son argent, à faire la paix avec cette question. Son conseil de base: «Il faut commencer quelque part, ne serait-ce que se verser un petit montant sur un autre compte en banque tous les mois.»

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