Égalités / Société

On parle très mal des vieilles et des vieux, c'est même le gros malaise

On a rarement autant discuté de la vieillesse que pendant l'épidémie de Covid-19. Sans surprise, la manière dont on l'évoque est une honte.

Fragment d'humanité, le groupe «lespersonnesâgées» en moins. | chuttersnap <a href="https://unsplash.com/photos/8I423fRMwjM">via Unsplash</a>
Fragment d'humanité, le groupe «lespersonnesâgées» en moins. | chuttersnap via Unsplash

Temps de lecture: 4 minutes

Je fais partie de ces gens qui se voient comme une future vieille plutôt que comme une ancienne jeune. Que voulez-vous, je suis tournée vers l'avenir, et l'avenir c'est la vieillesse. Or, en tant que future vieille, je suis assez sensible à la manière dont on parle de mon futur moi. D'habitude, on n'en parle pas de la vieillesse; avantage: il n'y a pas de problème de langage. Mais depuis quelques semaines, avec l'épidémie de Covid-19, on a rarement autant discuté des vieilles et des vieux. Et ça a été l'occasion de découvrir que, ô surprise, on en parle très mal.

C'est même le gros malaise. Limite si on ne patauge pas dans le marécage de la honte.

Privation d'humanité

D'abord, on parle d'elles et d'eux comme s'ils ne nous écoutaient pas. Comme s'ils étaient déjà trop séniles pour comprendre quoi que ce soit, qu'ils n'allumaient pas la télé ni la radio. Parler de quelqu'un à la troisième personne comme s'il n'était pas là, c'est ce que font les parents avec leurs enfants quand ils sont petits et qu'ils disent des choses gênantes à leur sujet. J'imagine qu'en ce moment, vivre dans un Ehpad et écouter les infos, ça ne doit pas être une expérience très agréable.

Ensuite, il y a ce qu'on dit d'eux. Évidemment, on n'en parle pas de façon insultante. C'est plus pernicieux. On en parle comme des «autres». Un groupe à part du reste de la société. Un groupe qui n'appartiendrait plus à la même humanité que nous. La figure de «l'autre», c'est toujours un piège, une manière d'éloigner, de mettre à distance, de différencier, un moyen de vous retrancher du groupe principal. Or si le groupe principal c'est l'humanité et qu'on vous met à part, vous n'êtes donc plus totalement humain·e.

En 1970, Simone de Beauvoir publie un essai intitulé La Vieillesse. Elle le pense comme une espèce de Deuxième sexe au sujet des vieilles et des vieux, autrement dit une somme qui analyserait la situation de vieillesse en croisant les données et les domaines d'étude. Elle y pose cette question:

«Les vieillards sont-ils des hommes? À voir la manière dont notre société les traite, il est permis d'en douter. Elle admet qu'ils n'ont ni les mêmes besoins ni les mêmes droits que les autres membres de la collectivité. [...] Pour apaiser sa conscience, ses idéologues ont forgé des mythes, d'ailleurs contradictoires, qui incitent l'adulte à voir dans le vieillard non pas son semblable mais un autre. Il est le Sage vénérable qui domine de très haut ce monde terrestre. Il est un vieux fou qui radote et extravague. Qu'on le situe au-dessus ou en dessous de notre espèce, en tout cas on l'en exile.»

Être «autre», c'est n'être jamais sujet. C'est se retrouver privé·e de liberté de décision, de choix, d'action.

Ni femme, ni homme: «personne»

Et puis, ce groupe des «autres», on le présente comme homogène. Ce sont «les personnes âgées». Lespersonnesâgées. Mais est-ce que ça existe «les personnes âgées»? À partir de quel âge est-on âgé·e? C'est fascinant comme «les personnages âgées» devient un groupe avec un seul critère commun (la vieillesse), critère qui serait suffisant pour justifier l'effacement de toutes leurs différences –ce que les intéressé·es ont précisément fait remarquer à Emmanuel Macron.

Il y a les différences d'âge –on n'est pas pareil à 78 ans et à 88 ans; les différences individuelles (tous les gens de 80 ans ne sont pas identiques, ils sont dans des états de santé très divers); les différences économiques. On parle des personnes âgées comme s'il n'y avait plus de différence sociale. Pourtant, il y a aussi des riches et des pauvres (surtout les femmes qui ont des retraites bien inférieures à celles des hommes). Et d'ailleurs, les «personnes âgées» ne sont plus des hommes ou des femmes. Ce sont des «personnes».

Quand les journaux ont insisté sur le fait que le Covid-19 était surtout fatal aux «personnes âgées», j'ai cru sentir poindre chez certains comme un soulagement. Au point qu'on en voit qui se demandent même si le confinement et le ralentissement économique valaient vraiment le coup si c'était pour faire durer les vieilles et les vieux. Finalement, les personnes âgées sont destinées à mourir, alors sacrifier l'économie pour elles, est-ce bien raisonnable?

Hiérarchiser les individus, c'est les perdre tous

Des années avant la publication de La Vieillesse, en 1945 précisément, Simone de Beauvoir avait écrit une pièce de théâtre intitulée Les bouches inutiles. «Il arrivait au Moyen Âge qu'une ville assiégée et menacée par la famine chassât hors de ses murs les vieillards, les infirmes, les enfants, les femmes: toutes les bouches inutiles. [...] C'est à cette mesure extrême que s'est résignée la commune de Vaucelles, [...] elle espère trouver son salut dans ce sacrifice; mais elle s'aperçoit bientôt qu'elle est au contraire en train de perdre tous les biens pour lesquels elle combattait. La tyrannie qu'elle exerce à l'égard des faibles autorise toutes les tyrannies, celle de la passion comme celle de l'ambition; car si l'on commence à traiter certains hommes comme des choses, c'est l'homme même qui paraît n'être plus qu'une chose, la justice, la liberté étant niées, seule la force commande. Peu à peu les échevins qui administrent la ville découvrent cette vérité: on ne peut pas atteindre une fin par n'importe quel moyen car certains moyens détruisent cette fin même qu'on veut faire triompher.»

Si nous affirmons le principe de notre égalité, c'est-à-dire l'égalité entre tous et toutes, sacrifier les vieilles et les vieux revient à sacrifier l'humanité entière. Hiérarchiser les individus, établir des catégories qui vaudraient moins, c'est risquer de nous perdre tous et toutes.

Le féminisme, parce qu'il combat ce qu'on nomme le patriarcat, et parce que le patriarcat désigne la domination d'une certaine catégorie, catégorie qui s'est arrogé au fil du temps le fait même d'être un humain, ne peut pas se contenter de faire entrer les femmes dans le groupe humain. Il exige par nature que soit également considéré·es les racisé·es, les porteurs et les porteuses de handicap, les vieilles et les vieux, les lesbiennes, gays, trans, etc.

Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.

 
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