Société

Parcs bondés à Berlin contre rues désertes à Paris: qui a raison?

[TRIBUNE] Française habitant en Allemagne depuis près de dix ans et travaillant dans le domaine de la santé, Celia Maury tente de répondre à la question qu'ici, tout le monde se pose sur la gestion de l'épidémie de Covid-19.

Un parc berlinois, le 18 avril 2020. | Odd Andersen / AFP
Un parc berlinois, le 18 avril 2020. | Odd Andersen / AFP

Temps de lecture: 20 minutes

Si on ne savait que le Covid-19 sévit, on pourrait croire à une journée normale dans les parcs berlinois. Entre les joggeurs et cyclistes habituels, de jeunes parents promènent leurs poussettes, d'autres font des exercices ou jouent au ping-pong. On voit même les premiers bateaux gonflables voguer sur la Spree, annonçant comme chaque année l'arrivée des beaux jours.

Au moment où cet article est publié, la situation sanitaire est radicalement différente de part et d'autre du Rhin: 120.804 cas et 21.856 morts en France, contre 153.129 cas pour 5.575 morts en Allemagne. On observe 4,5 fois moins de morts en Allemagne! Si cela semble impossible, comment est-ce pourtant bien le cas à seulement quelques kilomètres d'intervalle?

Française habitant en Allemagne depuis près de dix ans et travaillant dans le domaine de la santé, c'est LA question à laquelle j'ai droit tous les jours en ce moment de la part de ma famille, mes amis, mes clients. Tous m'interrogent sur le pourquoi du comment des restrictions souples à Berlin, et veulent savoir d'où proviennent ces différences de chiffres. Comme j'aide des start-ups et entreprises à s'implanter outre-Rhin (dans les deux sens), j'ai beaucoup expérimenté les différences culturelles entre les deux pays. Plutôt que de garder tout ça pour moi, j'ai décidé de vous partager mon regard franco-allemand sur la gestion de la situation actuelle.

Achtung! Ce que vous vous apprêtez à lire n'est que mon interprétation, le fruit de mon expérience et de ma réflexion. Et le résultat de plusieurs débats passionnés sur le sujet.

La France et l'Allemagne, si proches géographiquement, fonctionnent de manière bien différente. Plusieurs spécificités nationales jouent un rôle de premier rang dans la gestion de la crise du Covid.

Des différences structurelles

Il est tout d'abord bon de rappeler les basiques: la France est un état unitaire centralisé, ce qui signifie que tous les citoyens sont soumis au même et unique pouvoir, lui même centralisé dans un même lieu: Paris. Pour cette raison, les décisions politiques françaises tombent «d'en haut», sans discussion ni aménagement territorial ou régional.

À l'inverse, l'Allemagne est un état fédéral composé de seize entités autonomes, les Länder, dotés de leur propre gouvernement, et qui légifèrent dans de nombreux domaines, dont la santé. Chaque Land est donc à la fois libre et responsable des budgets alloués à ce domaine. Grâce à un principe de solidarité, les Länder les plus riches paient pour les autres, permettant alors à chacun d'avoir un budget correct pour soigner la population. Chaque région peut aujourd'hui choisir son degré de confinement en fonction de l'avancée de l'épidémie.

C'est ainsi que les régions de l'ouest du pays le Baden-Württemberg, la Sarre et la Bavière, les plus touchées par l'épidémie, ont opté pour un confinement proche de celui de la France, ce qui n'est pas le cas dans d'autres régions. Ces régions riches et denses, concentrant près de la moitié de la population allemande, disposent d'un taux d'équipement très élevé en matière de santé. Le fédéralisme implique aussi qu'Angela Merkel ne prenne pas de décision d'État seule mais de concert avec les seize présidents de région.

Le système électoral des deux pays montre un fonctionnement différent au sommet de l'État.

Il ne faut pas oublier que l'histoire récente de l'Allemagne la rend très sensible et méfiante au sujet de la concentration des pouvoirs. Tant que l'état d'urgence n'est pas décrété (ce que la Loi Fondamentale permet mais qu'Angela Merkel a réussi à éviter jusqu'à présent), les Länder ne sont donc pas limités dans leur prise de décisions en matière de santé.

D'autre part, le système électoral des deux pays montre un fonctionnement différent au sommet de l'État. En France, on est sur le modèle du winner takes all comme aux États-Unis, où la majorité absolue obtenue au deuxième tour permet au gagnant des élections présidentielles de remporter la bataille électorale, et d'asseoir ses décisions par la suite, après soumission à l'assemblée nationale et au Sénat. On a donc un processus décisionnel en top-down dans lequel le gouvernement issu de la majorité propose, et les députés disposent.

Au Bundestag, les partis sont obligés de travailler ensemble. | Tobias Schwarz / AFP

 

En Allemagne, on vote pour le parlement avec un scrutin proportionnel personnalisé. Chaque électeur a deux voix: avec la première il choisit un candidat de son choix dans sa circonscription qu'il aimerait voir siéger au parlement. Ces mandats directs attribuent la moitié des sièges au Bundestag. Avec sa deuxième voix, il choisit un parti, ce qui définira le nombre de sièges pour chaque parti. Pas de deuxième tour, et donc peu de chance d'avoir une majorité absolue. Le parti ayant remporté le plus de voix est donc obligé de s'allier avec au moins un autre afin d'atteindre les 50%. Ils forment donc un gouvernement de coalition, obligés de s'entendre sur la politique à mettre en place. D'autre part, le chancelier n'est pas élu au suffrage universel mais par les députés du parlement.

On a donc en Allemagne au niveau étatique un processus décisionnel collégial et incluant, basé sur le compromis et la discussion, là où le système français est centralisé et top-down.

Gardez cela en tête, cela aura son importance dans la gestion de la crise.

L'impact des styles de vie

Les deux pays ont aussi des manières de vivre très différentes qui ont un impact sur la crise sanitaire actuelle et sa gestion.

En Allemagne, la densité de population est beaucoup moins importante dans les grandes villes qu'en France. L'exemple de Berlin parle de lui-même: la ville fait neuf fois la superficie de Paris et est deux fois moins peuplée que la capitale française, avec près de 50% de la ville en espaces verts. Cela explique donc que les gens ont plus de place pour se déplacer tout en respectant les distances de sécurité sans se mettre soi-même ou les autres en danger.

Ensuite, l'Allemagne est un pays plus urbanisé que la France, ce qui lui permet de réduire le risque de déserts médicaux et donc de prendre plus rapidement en charge ses malades. Le fédéralisme permet d'éviter l'effet «Paris et le reste du monde». Et alors que dans les pays latins on a plus tendance à habiter avec plusieurs générations ou à se retrouver très fréquemment autours de dîners et autres repas de famille, les Allemands quittent le domicile parental généralement beaucoup plus tôt: 23,7 ans en Allemagne contre 29,5 ans en Espagne et 30,1 ans en Italie. On a donc un virus qui a moins de chance de circuler rapidement vers les aînés, sans compter que la culture germanique est beaucoup moins tactile. Pas de bise, pas de contact physique appuyé.

L'immense parc Tiergaeten, en plein cœur de Berlin, le 16 avril 2019. | Michele Tantussi / AFP

Enfin, n'oublions pas qu'en Allemagne, contrairement à la France, le télétravail est admis et pratiqué depuis des années. Il s'est donc mis en place tout naturellement dès le début de la crise, dans les grands groupes comme dans les PME de nombreux secteurs.

Au-delà des différences structurelles, l'analyse des systèmes de santé est capitale pour comprendre la gestion de la crise actuelle.

Prévention vs réaction

Ce qui est frappant, c'est l'opposition entre le caractère préventif du système de santé allemand, là où le système français se veut réactif. Premièrement en ce qui concerne le nombre de cas d'infections. L'Allemagne a très rapidement eu un nombre de cas très élevé. Pourquoi? Parce ce qu'elle était prête, sur le qui-vive. Comme toujours.

Déjà parce que le pays ne rigole pas avec la santé et est souvent considéré comme freak dans ce domaine par les expatriés. Un éternuement sur le lieu de travail et on est renvoyé à la maison illico presto: «Tu reviendras quand tu seras guéri·e!». Les employés ont droit à un arrêt de travail allant, selon les entreprises, jusqu'à trois jours sans consultation médicale obligatoire ni jours de carence durant ce délais. Grâce à cet acquis social, l'Allemagne s'assure des employés en pleine forme sur leur lieu de travail, pouvant alors être hautement productifs lors de leurs quarante heures hebdomadaires travaillées.

D'autre part, le premier cas –le fameux «patient zéro»– est constaté le 27 janvier en Bavière sur un cadre en lien direct avec la Chine. Ce traçage à la source permet alors aux autorités allemandes de lancer immédiatement la machine et de commencer les dépistages du Covid-19 dès fin janvier, et ce pour toute personne allant voir son médecin dès les premiers symptômes, ayant été en contact avec un malade ou revenant d'une zone à risque.

Car oui, le pays était préparé. «L'Allemand n'aime pas la crise», me disait récemment un ami. OK mais enfin, qui aime la crise?! Personne, mais disons que certains se préparent à cette éventualité un petit peu mieux que d'autres. Et on a à faire ici à un pays rationnel et prévoyant, là où la France est un pays beaucoup plus flexible et dans l'adaptation, pour ne pas dire l'improvisation. Jacques Pateau le montre à merveille dans ses nombreuses études sur l'interculturalité dans la coopération franco-allemande, dont l'excellent Une étrange alchimie.

Les Allemands ont pu dérouler leur plan d'urgence comme prévu dans leur scénario de crise, de manière planifiée et efficace.

Très bien préparée en amont donc, l'Allemagne a pu déployer ses tests de dépistage de manière massive et ainsi mapper très rapidement les premiers nids d'infection. Grâce à son réseau de laboratoires bien plus dense qu'en France et appuyé par le gouvernement, l'Allemagne a aussi décidé de suivre l'exemple des pays asiatiques, et fait aujourd'hui 500.000 tests par semaine gratuitement, avec un objectif de 200.000 tests par jour pour ce mois d'avril. Les Allemands ont donc pu dérouler leur plan d'urgence comme prévu dans leur scénario de crise, de manière planifiée et efficace.

En France, on réagit à la crise. Jacques Pateau parle de la France comme d'un pays flexible, qui s'adapte, qui improvise. Démonstration: tout d'abord le pays n'avait pas suffisamment de tests de dépistages disponibles en stock, ni assez de masques, contrairement à ce qu'avait annoncé le gouvernement à la population. Et la collaboration entre laboratoires et institutions a mis plusieurs semaines à voir le jour.

Ce manque de préparation en amont n'est d'ailleurs pas sans rappeler «l'épisode Roselyne Bachelot», alors ministre de la santé en 2009, qui avait mis 1,7 milliard de masques à disposition du personnel soignant lors de la crise de la grippe H1N1.

Roselyne Bachelot se fait vacciner contre la grippe H1N1, le 12 novembre 2009 à Paris. | Bertrand Guay / AFP

Raillée de tous bords pour sa «sur-préparation» et accusée d'avoir jeté de l'argent public par les fenêtres, la France a aujourd'hui un gouvernement qui ne rentre en période de crise sanitaire qu'avec un stock d'environ 100 millions de masques, comme s'il ne voulait pas se ridiculiser, au cas où la crise aurait été enrayée rapidement. Cet exemple remet au goût du jour l'expérience américaine des années 1960 au sujet du biais de jugement individuel en fonction de la réaction de l'entourage. Elle a permis de démontrer les facteurs psychologiques entrant en compte dans le lancement d'une alerte, en faisant notamment ressortir la peur du ridicule.

Lors de son allocution du 13 avril, Emmanuel Macron a affirmé que «l'État, à partir du 11 mai, devra permettre à chaque français, de se procurer un masque». Trois mois après le début de la crise, donc. Un pays qui improvise: CQFD.

Concernant le nombre de morts du Covid-19, on observe une énorme différence entre les deux pays, même s'il serait intéressant d'enquêter en profondeur sur le système de comptabilisation. Il semble en effet propre à chaque pays, rappelant d'ailleurs les énièmes débats sur les chiffres du chômage. Quoi qu'il en soit là encore, la prévention allemande se lit en miroir de la réaction française: avant le début de la crise, l'Allemagne avait déjà 28.000 lits disponibles en soins intensifs, dont 20.000 avec respirateurs. Depuis début avril, le pays a réussi à augmenter cette capacité à 40.000 lits et 30.000 respirateurs. À côté, la France et ses 7.000 lits disponibles en début de crise dénote.

Deux façons de gérer la santé

Mais pourquoi tant de différences me demanderez-vous? La prévention allemande suffit-elle à elle-seule à expliquer la cacophonie française? Bien sûr que non!

L'Allemagne et la France ne gèrent pas leur système de santé de la même manière. Alors que les deux pays se talonnent depuis plusieurs années en terme de dépenses de santé ramenées au PIB (autour de 11,3%), l'Allemagne est le premier pays européen en termes de dépenses de santé par habitant, et compte 4,3 médecins pour 1.000 habitants, là où la France en a 3,4. D'autre part, plus de 90 milliards d'euros sont dépensés chaque année dans les domaines de la recherche, contre 50 milliards d'euros en France, selon David Larousserie au micro de France Culture.

Les dernières décisions politiques semblent aller dans des sens inverses puisque là où Jens Spahn est en train de mettre en place son «action concertée pour le personnel soignant» prévoyant une augmentation de 10% du personnel en formation d'ici à 2023 et un salaire horaire revu à la hausse, le gouvernement français fermait des hôpitaux encore quelques semaines avant le début de la crise.

Une unité de soins intensif de l'hôpital d'Aachen, en Allemagne, le 15 avril 2020. | Ina Fassbender / AFP

Enfin, hormis les investissements de long terme, l'équilibre des comptes publics de l'Allemagne lui permettent d'apporter une réponse massive et adaptée à la crise, en ouvrant par exemple le premier «hôpital Corona» il y a quelques jours à Berlin, ou encore en lançant un hackathon permettant de promouvoir les initiatives luttant contre la saturation des établissements de santé. Une plateforme numérique coordonnant les places disponibles en hôpitaux a aussi été mise en place, tout comme des solutions de prise en charge à domicile de patients hospitalisés pour libérer des places pour les victimes du coronavirus, grâce à Recare notamment.

Et pendant que la France attend ses livraisons de masques de l'extérieur car le pays a choisi de délocaliser leur production, l'Allemagne a organisé une mobilisation sans précédent: alors que l'industrie pharmaceutique est soutenue financièrement dans sa recherche de vaccin, les autres industries fabriquent depuis plusieurs semaines déjà des masques, respirateurs et autre matériel de laboratoire.

Ce sont donc deux façons de fonctionner qui s'opposent, avec d'un côté du Rhin une vision préventive et proactive, et de l'autre une vision réactive.

Deux systèmes à bout de souffle

Mais il ne s'agit pas ici de jeter la pierre à l'un ou l'autre des fonctionnements, car aucun des deux n'est parfait. J'en veux pour preuve qu'une chose capitale les rapproche: ces deux systèmes de santé sont en souffrance.

Si le système français est sous assistance respiratoire depuis plusieurs années avec des coupures budgétaires à répétition et un silence qui en dit long face aux appels au secours de son personnel soignant, l'Allemagne fait elle aussi face à de sérieux problèmes puisque son personnel est en sous-effectif chronique.

Alors que la population vieillit massivement, les salaires stagnent, les heures sup' s'accumulent, et le personnel flanche. Le recrutement s'avère très compliqué puisque de nombreux infirmiers et aide-soignants préfèrent partir dans le privé, soit en renonçant à leur vocation, soit en faisant le choix de travailler dans des agences d'intérim spécialisées. Celles-ci leur offrent de meilleurs salaires en même temps que de meilleures conditions de travail, sans heures sup' contraintes ni forcées. Entre 100.000 et 250.000 places pourraient rester vacantes dans les institutions publiques allemandes d'ici à 2030, ce qui ne risque pas d'arranger la situation des chefs d'établissements qui ont souvent du mal à boucler leurs objectifs financiers en raison du manque de personnel. Le personnel soignant est alors de plus en plus recruté à l'étranger, on estime à 7% aujourd'hui ce chiffre qui ne fait que grimper. Ce système de santé, qualifié «d'un des meilleurs du monde» par Angela Merkel lors de son allocution fin mars, est alors lui aussi affaibli.

L'Allemagne fait la preuve de la supériorité économique, financière et matérielle de son système de santé, mais elle ne peut pas se vanter pour autant que celui-ci soit infaillible.
 

Sans oublier qu'il est de base bien plus inégalitaire que le système français puisqu'il s'agit d'un système à deux vitesses, avec des patients publics d'un côté et des patients dits privés de l'autre, à qui on offre des soins plus rapidement et de plus grande qualité. Le prix de l'assurance de santé est elle aussi bien plus élevée qu'en France pour ses cotisants.

L'Allemagne fait la preuve de la supériorité économique, financière et matérielle de son système de santé lors de cette crise sanitaire. Mais elle ne peut pas se vanter pour autant que celui-ci soit infaillible, loin de là.

Et si le système de soin est au cœur de la crise actuelle, il est loin d'être le seul élément à prendre en compte pour expliquer sa gestion.

Management de la crise: diriger et communiquer

Manager une crise, ça ne s'improvise pas. Il faut savoir diriger ses troupes, communiquer sur l'action en cours, et faire confiance à son staff. Cette crise nous montre deux styles de management radicalement différents

Diriger un pays, c'est comme diriger une entreprise. Il y a différents rôles à jouer, chacun doit savoir la place qu'il a dans l'équipe, et comment il se situe par rapport aux autres.

C'est Geert Hofstede qui a théorisé cette idée avec le concept de la distance hiérarchique qui mesure le degré d'inégalité de statut attendu et accepté par les individus. Autrement dit il s'agit de voir dans quelle mesure les gens acceptent ou trouvent bon qu'il y ait une hiérarchie (chef, autorité) dans la société. Il a remarqué que dans les pays nordiques les gens préfèrent les organisations aplaties où l'employeur agit comme l'égal des autres. Dans les pays à fortes distances hiérarchiques (pays latins, asiatiques, arabes) en revanche, les gens préfèrent une hiérarchie claire, respectée par tous. C'est l'exemple du «n+1» qui permet de se représenter virtuellement dans l'organigramme. Ce concept est valable dans les entreprises mais on le retrouve dans l'ensemble de la société, et en premier lieu dans le système scolaire selon Christoph Barmeyer: on ne critique pas le prof dans les pays à forte distance hiérarchique, et la concurrence pour accéder à une meilleure place dans le système fait partie du jeu, notamment avec un système d'enseignement supérieur élitiste.

Le management français de cette crise sanitaire est à l'image du management du pays et de ses entreprises.

Vous me voyez venir? Eh oui, en France on accepte beaucoup plus facilement d'avoir un chef. Qui se fait respecter. Sans broncher. Et au niveau sociétal? Eh bien ça donne un système politique comme décrit plus tôt, avec un exécutif qui commande seul. Le management de cette crise sanitaire est donc à l'image du management du pays et de ses entreprises: La preuve, s'il en fallait une, avec les allocutions d'Emmanuel Macron et d'Angela Merkel, à quelques jours d'intervalle.

Emmanuel Macron se pose en «chef» de la nation: vocabulaire martial, attitude régalienne, prise de décisions seul, qu'il rythme de l'utilisation de la première personne du singulier. Le chef du camp parle, et si on ne l'écoute pas il y aura des sanctions. Comme à l'école de la République. Après Napoléon, De Gaulle, l'homme providentiel est de retour en la personne d'Emmanuel Macron. La distance hiérarchique à son apogée, comme pour faire la parfaite démonstration du concept de Hofstede.

Lors de son allocution du 18 mars 2020, Angela Merkel a fait appel à la responsabilité de chacun. | Uta Tochtermann / ARD / AFP

À l'opposé, c'est une Angela Merkel maternante (ne la surnomme-t-on d'ailleurs pas Mutti outre-Rhin?!) qu'on retrouve quelques jours plus tard. Elle parle du plus gros challenge auquel doit faire face l'Allemagne depuis la seconde guerre mondiale. Elle alerte en faisant appel à la responsabilité de chacun, en attirant l'attention sur la nécessité de faire le lien entre attitude individuelle et collective: «Si chacun se sent responsable, alors nous réussirons collectivement.»

Non seulement elle n'est pas seule dans le cockpit puisqu'elle doit décider avec les seize présidents de régions de la sécurité intérieure, mais elle a discours pédagogique et scientifique qui met en confiance. Elle ne se place pas au-dessus, mais bien d'égal à égal avec ces concitoyens. «Nous y arriverons», dit-elle à la première personne du pluriel. La différence en termes de distance hiérarchique est flagrante, doublée de la différenciation entre le «cadre» français qui veut tout gérer d'en haut, et la «Sachlichkeit» allemande, qui se veut objective, neutre, dans les faits. La rigueur scientifique en somme. N'oublions pas non plus l'histoire allemande récente. Parler de «guerre» serait très délicat dans un pays où les traumatismes passés sont encore bien présents dans la population.

Enfin, laissez-moi vous préciser que le format de l'allocution est exceptionnel en Allemagne, là où en France on prend l'habitude de voir défiler les présidents, que ce soit après des attentats, lors de la crise des gilets jaunes ou pendant la réforme des retraites.

Communiquer

La communication est aussi un élément essentiel en management, et la crise actuelle ne déroge pas à la règle. Encore une fois, deux styles s'affrontent.

Tout d'abord au niveau la communication gouvernementale, ça semble être un sans faute pour l'instant pour l'Allemagne. Selon le dernier baromètre politique de la ZDF, pas moins de 89% des sondés sont satisfaits de la gestion de crise par Angela Merkel. Comment a-t-elle réussi cela? En communiquant de manière transparente sur la situation, avec un discours toujours modéré et en croyant à la responsabilité de chacun.

En s'isolant elle-même après avoir été en contact avec un médecin contaminé, elle a montré l'exemple de la conduite à adopter. Il y a quelques jours, elle est revenue à la charge avec un post Instagram sponsorisé reçu par les Allemands, dans lequel elle remerciait ses concitoyens pour leur engagement solidaire auprès de leurs voisins, rappelant que «maintenant c'est le Nous qui compte.»

Message sponsorisé de la chancelière allemande sur Instagram.

Elle décide donc de s'adresser directement aux Allemands par un canal qui leur parle. Dans la même veine, le maire de Berlin Michael Müller a fait distribuer une lettre dans les 2 millions de foyers berlinois le 9 avril dernier, dans laquelle il parle de solidarité, de responsabilité individuelle et collective. Il s'invite dans nos boîtes aux lettres pour nous remercier et nous donner les numéros d'urgence dont nous pourrions avoir besoin. C'est tout.

Le président de la République fédérale Frank-Walter Steinmeier, lui, ne résiste pas au plaisir de réagir au vocabulaire martial d'Emmanuel Macron, en précisant le 11 avril dans une courte allocution télévisée que l'Allemagne «n'est pas en guerre», mais parle d'une «épreuve de notre humanité». À méditer.

En France, on est davantage dans le registre de la suspicion après «l'affaire des masques» et des informations contradictoires données par différents membres du gouvernement sur la nécessité d'en porter, leur date de livraisons etc.

Là où les uns font des points d'étape objectifs sur les chiffres, les autres refont l'histoire avant même qu'elle soit faite, cherchant des fautifs avant de réfléchir à des solutions.

Dans les médias, on communique aussi différemment. Ceci est à rapprocher du contexte communicationnel distinct des Français et des Allemands, conceptualisé par Edward Hall. Je m'explique: les premiers sont dans ce qu'il appelle un «haut» contexte communicationnel dans lequel le non verbal, l'interpersonnel et l'émotionnel vont l'emporter sur les mots. Les seconds, dans leur culture à «bas» contexte communicationnel, vont avoir besoin d'une information verbale, objective et rationnelle, quitte à ce que celle-ci paraisse froide. Les médias français sont alors plus sensationnalistes et jouent sur les émotions du public, là où les médias allemands sont connus pour leur sobriété et leur ton neutre, presque monotone. Sans oublier que les médias outre-Rhin sont hautement financés par l'État (chaque foyer allemand paye 17,50 euros mensuels de redevance audiovisuelle, qu'il possède une télé ou non!), ce qui les contraint aussi à la neutralité.

Alors là où les uns font des points d'étape objectifs sur les chiffres (devinez lesquels!), les autres refont l'histoire avant même qu'elle soit faite, cherchant des fautifs avant de réfléchir à des solutions. Et si les Français sont aussi connus pour leur culture du débat ou le plaisir de s'écharper alors qu'à la base ils étaient d'accord (cf. l'excellente chronique de Marina Rollman sur France Inter à ce sujet), on observe quelque chose qui va encore un peu plus loin: les journalistes allemands ont tendance à souligner le fait que, dans l'ensemble, les gens se tiennent aux règles et aux gestes barrières. Leurs collègues français quant à eux sont plus friands des exceptions qui confirment la règle et filment volontiers des scènes d'incivilité ou d'amendes collectées. Ils se concentrent sur le négatif. Sur ce qui ne marche pas. Comme pour mieux faire réagir leur audience, ou peut-être pour mieux la diviser.

De quoi en tout cas donner une vision différente du monde extérieur, n'est-ce pas?

Faire confiance

Enfin manager une crise, c'est aussi une question de confiance. Celle qui lie gouvernés et et gouvernants.

Le confinement est le premier élément que l'on peut observer. Emmanuel Macron l'a voulu centralisé, strict et contrôlé, là où l'Allemagne l'a décidé de manière décentralisée et souple. Pour masquer un manque de moyens de protection de la population ou pour contrôler les incivilités potentielles des Français, le président a décrété en plusieurs fois huit semaines de confinement avec des sorties du domicile limitées à 1 km autour de chez soi, obligatoirement muni d'une attestation officielle, sous peine d'amende financière si cela n'était pas respecté. Une certaine idée de la confiance donc.

En Allemagne au contraire, cela s'est fait au cas par cas selon les Länder, petit à petit. On parle d'ailleurs plus de «restrictions sociales» que de confinement. Ces annonces échelonnées ont eu pour effet de ne pas affoler la population et ont donné une impression de contrôle de la situation, de mesure. Certains Länder ne sont aujourd'hui toujours pas confinés, la population est simplement cordialement invitée à rester chez elle, réduire ses déplacement au strict minimum et ne pas faire de rencontres entre amis. Mais pas d'attestations ni de coercition, encore moins d'ambiance fin du monde. Peut-être aussi une manière détournée de faire «circuler» le virus doucement, puisqu'on sait aujourd'hui qu'il faut atteindre 60% de la population ayant contracté le virus pour que celui-ci devienne collectivement inoffensif. Le ministre fédéral de la santé Jens Spahn affirmait d'ailleurs lui-même le 31 mars dernier que 45% des lits en soins intensifs étaient encore libres. Une autre conception de la confiance.

Il est aussi intéressant de constater que les Allemands sont très attachés à leur liberté individuelle, ce n'est d'ailleurs pas pour rien que c'est un des derniers pays où on peut encore fumer partout (selon les Länder) et rouler sans limite sur les autoroutes. Encore une fois, l'Allemagne est persuadée que si chacun est responsable au niveau individuel, la responsabilité collective émerge automatiquement. Alors si la mise à demeure des Français n'a effleuré personne, des voix se lèvent en Allemagne pour faire respecter ce principe fondamental pour la population.

Le gouvernement français impose-t-il des règles aussi drastiques car les Français sont vraiment comme ça, ou s'agit-il simplement de la réaction à des mesures beaucoup trop dures?

Et les mentalités, ont-elles leur rôle à jouer dans la confiance accordée par les gouvernements respectifs français et allemands? On serait tenté de dire que les français sont je-m'en-fous-tistes, qu'ils prônent le «laisser-faire», qu'ils ont l'esprit de contradiction et le «besoin» d'amendes et de mesures coercitives pour se tenir aux règles… Mais qui de l'œuf ou la poule? Le gouvernement français impose-t-il des règles aussi dures et drastiques car les Français sont vraiment comme ça, ou s'agit-il simplement de la réaction à des mesures beaucoup trop dures? A contrario, les Allemands sont-ils vraiment aussi disciplinés qu'on aime le croire? Ou là encore, ne s'agit-il pas du simple résultat d'un système politique équipé, qui peut s'occuper de ses malades au fur et à mesure, sans avoir besoin de les enfermer à double tour car il n'est pas capable de leur fournir le matériel de protection nécessaire? Difficile à dire tellement les éléments sont imbriqués les uns dans les autres.

Une chose est sûre en revanche, c'est qu'Allemands et Français sont, d'après de récentes études, d'accord pour organiser un déconfinement progressif en donnant un peu de leur liberté contre un semblant de sécurité, avec les fameuses applications de tracking. Sur ce point là ils font confiance à leur gouvernement respectif. Pourtant, l'utilisation de cette technologie ne pourrait-elle pas elle-même être perçue comme un manque de confiance vis à vis de sa population? C'est l'histoire du serpent qui se mord la queue...

Quoi qu'il en soit pour gérer une crise il est nécessaire de choisir un cap pour diriger et communiquer, le tout devant se faire dans un climat de confiance si on veut que cela se passe de manière apaisée et efficace.

On trouve ici un management à l'image de celui du pays, de part et d'autre du Rhin.

Comprendre la gestion de la crise sanitaire actuelle n'est pas une mince affaire, vous l'avez vu, d'autant plus que celle-ci évolue chaque jour. Ce papier n'a donc pas vocation à donner de réponse exhaustive, encore moins définitive à un phénomène en mutation constante. Il permet en revanche de mettre en exergue la nécessité d'appréhender un pays dans sa globalité si l'on veut pouvoir comprendre ce qu'il s'y passe.

Et «il faudrait se voir avec l'œil de son voisin», disait Jules Petit-Senn. Parce que tenter de comprendre l'autre, c'est aussi se donner la possibilité de prendre un peu de recul sur soi-même.

À bon entendeur, Tschüss!

Cette tribune a été initialement publiée sur la page LinkedIn de l'autrice.

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