Société

De la crise du Covid-19 émergent gratitude, peine et souci

[TRIBUNE] Dans nos sociétés démocratiques, l'espoir se mêle toujours à l'insatisfaction. Des succès des uns naissent les ressentiments des autres. N'attendez aucun miracle.

Comme pour Périclès à Athènes qui connut la peste au milieu de la guerre, cette pandémie de 2020 contribuera à faire encore plus détester Emmanuel Macron<em>. </em>| François Chifflart <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Chifflart_P%C3%A9ricl%C3%A8s_au_lit_de_mort_de_son_fils.JPG">via Wikimedia Commons</a>
Comme pour Périclès à Athènes qui connut la peste au milieu de la guerre, cette pandémie de 2020 contribuera à faire encore plus détester Emmanuel Macron| François Chifflart via Wikimedia Commons

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J'écris en avril, avant la fin du confinement qui commencera sans doute vers la mi-mai. Le Premier ministre a eu raison de l'annoncer, cette crise amplifiera le meilleur et le pire. Dans mon modeste village corse, à Botticella d'Ersa, je ne vois que le meilleur: la bonne humeur, la sollicitude, le dévouement, la solidarité. Le Cap reste le promontoire sacré des Romains, l'air du printemps fait revivre le maquis et renouvelle ce puissant sentiment de liberté qui émane de toute la terre corse. Par la presse, par la télévision, par mon ordinateur, j'apprends et j'attends le meilleur mêlé au pire. Sans surprise. L'histoire ou les souvenirs nous ont enseigné des drames d'une plus grande ampleur.

J'étais venu le 10 mars passer une semaine chez moi, voter et préparer mon long séjour du printemps et de l'été. Sur injonction de mon fils, médecin et spécialiste des maladies virales, le même jour, j'ai décidé de rester. Je m'y trouve isolé car ma femme a été confinée, toujours par notre fils, en Normandie où son père, elle est continentale, avait une maison. Je reste donc éloigné de mes proches, de toutes celles et de tous ceux que j'aime, et bien soucieux pour eux.

La peine, le deuil se sont ajoutés au souci: j'ai d'abord perdu deux vieux amis très chers, Nicolas Alfonsi et Patrick Devedjian. Ils avaient consacré leur vie à la politique, toujours entourés, toujours accueillants. Ils ont été les victimes des élections municipales que des imbéciles ont réclamées et que des «scientifiques» avaient autorisées. D'autres amis, des collègues, des anciens étudiants ont été atteints. Ici, ma ville natale, Ajaccio, est frappée alors que le nord de l'île où je réside reste plutôt épargné.

À ma peine s'ajoute une profonde gratitude à l'égard des jeunes générations, pour les sacrifices qu'elles consentent à l'égard des vieilles générations à laquelle j'appartiens, particulièrement dans cette période de confinement. Le monument aux morts de Bastia montre une femme corse qui apporte son fils à la patrie. La situation est inverse, c'est celle des fils qui portent leurs pères, comme Énée portait Anchise.

Parlons politique, tra noi, comme nous disons. Deux remarques. L'une triste. La rage vindicative d'une partie des hommes publics que n'interrompt pas l'épidémie ne les honore pas. Ils sont encore furieux de l'élection de Macron et de la déroute des socialistes et des gaullistes, sans compter Mélenchon et Le Pen qui vivent dans l'attente fiévreuse de carnages électoraux, agités à médire, à prendre des poses, à énoncer des programmes en attendant des places.

L'autre remarque m'amuse: le contraste entre la maladie dans sa simple et inexorable brutalité et l'efflorescence des analyses. Beaucoup ne trouvent dans ces circonstances que la confirmation de leurs opinions, ils ont réponse à tout et annoncent des changements radicaux conformes à leurs aspirations. Rien ne manque: la mondialisation, l'Europe, le marché, la finance, la consommation de masse, le tourisme, le climat, les compagnies aériennes, la contrainte budgétaire, la croissance, la pollution, les inégalités seraient la cause de nos malheurs épidémiques et le remède résiderait dans la refonte de l'univers ou le retour à la terre.

Sur ce point les écologistes sont comiques, ils voient dans la pandémie la revanche de la nature nourricière, ce qui est curieux, car le virus, plus naturel que l'homme et qui le précède sur terre (comment être plus naturel?) appartient plutôt à l'espèce meurtrière. Reconnaissons aussi que les temps ont changé et que d'en haut on nous épargne la providence, la pénitence, le poids de nos péchés et l'infamie de nos fautes. À vrai dire, les racines de toutes ces attitudes sont les mêmes: d'un côté, la crainte devant la maladie amplifie l'effroi, et d'un autre côté, l'ignorance des causes et des remèdes favorise la déraison et la confusion chez tous ces prédicateurs.

Prenons deux exemples. Ce serait la faute à la mondialisation? Pourtant Taïwan compte 24 millions de Chinois, ils sont proches du continent et en étroit contact avec lui, ils sont totalement plongés dans le commerce mondial, leur régime est une démocratie, elle est donc réputée impuissante par les demi-habiles. Par-dessus le marché, les Taïwanais ont été écartés de l'Organisation mondiale de la santé. Chez eux pourtant, la pandémie a été rapidement maîtrisée. Pourquoi? Pour les trois seules raisons qui valent: l'expérience, la clairvoyance et la détermination. L'exemple devrait nous éclairer et pourrait éclairer cette arrogante République populaire de Chine, ces autocrates de Pékin, tapis sur le continent face à Taïwan, dont l'irresponsabilité, le silence et les mensonges ont contribué à étendre l'épidémie.

On dit aussi que nous comptons beaucoup de victimes à cause de la «rigueur» et de la contrainte budgétaire qui règnent en France. Pourtant, l'Allemagne est moins endettée que nous et elle bénéficie d'un budget en équilibre. Malgré cela, elle dispose, me dit-on, de trois fois plus de lits de réanimation. Le déficit illimité ne serait donc pas la solution? Des dépenses publiques judicieuses comme les équipements et la recherche scientifique importeraient davantage? Et pour relancer l'économie, ce qui sera bien nécessaire, puisqu'avec le confinement nous organisons la récession, ne vaut-il pas mieux partir d'une situation comme celle de l'Allemagne plutôt que d'une situation d'incorrigibles débiteurs comme celle de l'Italie ou de la France?

La situation du président de la République va devenir encore plus difficile. Il était déjà engagé dans des réformes controversées. S'ajoute l'épidémie. Comme pour Périclès à Athènes qui connut la peste au milieu de la guerre, et dont il faut relire le récit dans Thucydide, cette pandémie de 2020 «contribuera à le faire encore plus détester et ce n'est pas juste». Que fera le président Macron pour les réformes qu'il a engagées, que décidera-t-il face à cette colère? Je n'éprouve pas la vanité de m'opposer ou même de proposer. Le confinement m'interdit aussi de rejoindre le Café du Commerce. Je dirai que si au lieu d'Emmanuel Macron se trouvait à sa place l'un ou l'autre de ses concurrents ou de ses opposants, j'en serais navré et même terrifié pour le pays.

En politique corse, j'ai encore moins à dire. On ne peut qu'espérer plus de concorde, moins de discorde; plus de travail, moins de communication; moins de vanité, plus de tenue, de retenue.

J'ajouterai modestement, à propos de la France entière, qu'il vaut mieux améliorer que bouleverser. Et, tout premièrement, qu'il faut donner le plus vite possible à la France et à l'Europe des instruments de connaissance, de prévision et de soins permettant d'affronter les futurs risques épidémiques.

La sortie du confinement obligera à accepter longtemps un nombre de victimes, compatible, souhaitons-le, avec notre équipement sanitaire.

On m'a demandé si cette période devait changer ma vie. À mon âge, on préfère la continuité. Laissons aux jeunes gens les illusions du changement pour le changement et gardons les illusions de l'éternelle nature humaine. J'espère donc ne rien changer de ma vie. Il me suffit de voir et d'entendre ceux que j'aime, de lire ou de voir agir ceux que j'admire.

Il me suffira de survivre, en Corse, dans mon jardin et dans ma bibliothèque, pour observer, lire, étudier, comprendre, en dirigeant Commentaire, avec mes collègues Philippe Trainar et Philippe Raynaud. La réflexion et cette revue que j'accompagne depuis quarante-deux ans m'importent plus que tout. Nos publications seront à coup sûr orientées par l'événement, par ses conséquences et par nos appréciations. J'espère que, sur le net ou sur le papier, elles aideront nos jeunes lecteurs à discerner leurs voies et à tracer leurs sillons.

Camus dit, dans La peste que je relis en ce moment, «tout ce que l'on peut tirer du jeu de la maladie et de la mort c'est la connaissance et la mémoire». Je n'ai rien à ajouter.

Permettez-moi seulement pour finir de souligner mon souci de citoyen et d'Européen. Un souci civique devant les difficultés à venir. La durée de la crise amplifie les conséquences de cette récession volontaire, je dis «volontaire» puisque délibérément l'Occident tout entier, pour préserver des vies, interrompt une grande part de sa production. Les financements budgétaire et monétaire de cet arrêt et de la reprise qui suivra sont nécessaires, mais ils nous feront entrer dans un tunnel à la sortie chaotique et lointaine. Enfin, la sortie du confinement obligera à accepter longtemps un nombre de victimes, compatible, souhaitons-le, avec notre équipement sanitaire.

Que se passera-t-il après, quand la pandémie sera passée et que l'on aura fait les quelques réformes nécessaires? Pour l'essentiel, en Europe, n'en doutez pas, l'après ressemblera à l'avant. Dans nos sociétés démocratiques, l'espoir se mêle toujours à l'insatisfaction. Des succès des uns naissent les ressentiments des autres. N'attendez aucun miracle. Souhaitons simplement des espoirs réalistes et des insatisfactions maîtrisées. Les jeunes générations qui n'avaient connu ni guerre, ni crise durable, gagneront dans cette épreuve, je le pense, au-delà de la peine et de l'effroi, une grande maturité et un large champ pour leurs efforts.

Hors d'Europe, dans le monde, de grands choses peuvent se passer. Cette crise provoquera peut-être des évolutions avec de lourdes conséquences qui nous affecteront en bien ou en mal. Elle permettra, croisons les doigts, d'éliminer Trump qui affaiblit l'Amérique et tout l'Occident. Ce serait une bonne nouvelle pour les Américains et pour les Européens. Les deux grands régimes autoritaires qui menacent l'Occident, la Russie et la Chine, pourront sortir fissurés parce que la crise aura provoqué des mécontentements au sein des peuples et des divisions parmi les maîtres. Nous y gagnerons et la liberté aussi. Ils pourront, au contraire, devenir plus oppressifs et plus menaçants. Leurs peuples et nous y perdrons. Au Proche-Orient et en Afrique, quels désastres surviendront, quels tumultes se produiront? L'Europe devra-t-elle aider davantage, intervenir davantage, subir davantage la pression migratoire? Autant de questions, autant de soucis.

Ce texte sera disponible dans le prochain numéro de la revue Commentaire, dirigée par Jean-Claude Casanova.

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