Culture

La Clef, cinéma fermé qui projette des films sur le toit pendant le confinement

C'est la seule salle de Paris à montrer des films à un public depuis le 17 mars. Une opération exemplaire des multiples tentatives pour garder active la présence du cinéma dans la cité.

Projection de <em>La Nuit du chasseur </em>sur le toit du cinéma La Clef. | Claire-Emmanuelle Blot
Projection de La Nuit du chasseur sur le toit du cinéma La Clef. | Claire-Emmanuelle Blot

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Le 17 avril a eu lieu la projection publique d'un chef-d'œuvre de l'histoire du cinéma, La Nuit du chasseur de Charles Laughton. Combien de personnes ont pu voir ou revoir les doigts de Robert Mitchum tatoués «Love» et «Hate» et Lilan Gish montant la garde sur son rocking-chair, carabine en main?

Nul ne le saura, il n'y a eu ni contrôle à l'entrée au 34 rue Daubenton, ni vente de billets. Il n'y a d'ailleurs pas eu d'entrées du tout. Mais des gens l'ont vu.

L'existence de cette séance, à laquelle d'autres doivent succéder les vendredis soir à venir, est doublement paradoxale: non seulement, comme toutes les autres, la salle est fermée pour cause de Covid-19, mais en plus le cinéma La Clef était déjà officiellement fermé depuis des mois au moment du grand renfermement de mars.

Cette étrange situation est le résultat de plusieurs histoires, enchâssées les unes dans les autres comme des poupées russes.

La façade du cinéma lors du début de l'occupation. | La Clef Revival

Il y a eu l'histoire longue de ce petit cinéma et de ses trois écrans, depuis sa création en 1973 dans le Ve arrondissement, à proximité du Jardin des Plantes, de la fac de Censier et de la Mosquée de Paris.

Au début des années 1980, la salle est reprise par le comité d'entreprise de la Caisse d'épargne d'Île-de-France. Programmée par l'association Images d'ailleurs et son animateur Sanvi Panou, elle devient dans les années 1990 le principal lieu de diffusion de films venus d'Afrique et du monde arabe[1].

Mais en 2015, l'organisme propriétaire décide la mise en vente du bâtiment. Après de multiples rebondissements, dont une tentative de reprise de la salle par des membres du personnel sous forme de coopérative et en recourant au crowdfunding, tentative qui n'aboutira pas, le destin du lieu semble scellé.

Pour la suite du monde

C'est à ce moment, en septembre 2019, qu'un collectif de réalisateurs et réalisatrices, de cinéphiles, de professionnel·les et d'activistes membres de diverses associations du quartier décident l'occupation de La Clef, qui devient La Clef Revival. Regroupé·es sous la bannière de l'association Home Cinema, les occupant·es maintiennent la salle ouverte, assurant au moins une séance par jour, grâce au soutien de nombreux distributeurs indépendants qui mettent gratuitement à disposition des films.

Une phrase de Jean-Luc Godard affichée sur la façade de La Clef. | La Clef Revival

Réalisateurs et réalisatrices, acteurs et actrices, techniciens et techniciennes se succèdent pour accompagner les séances de débats, selon une tradition bien établie dans le lieu. Films rares, courts-métrages expérimentaux, documentaires militants y sont projetés à prix libre, inventant une programmation originale, qui ne doublonne nullement avec celle des (nombreuses) autres salles art et essai du quartier.

Mais tandis qu'édiles et tutelle administrative du CNC cherchent également à trouver une solution pour garder à la salle sa vocation, un jugement du tribunal confirme l'expulsion le 19 décembre. Un appel doit être jugé le 8 juin, même si la décision est d'ores et déjà exécutoire.

Du moins l'était-elle jusqu'à l'entrée en confinement. Depuis, les occupant·es de La Clef cherchent comment maintenir leur action. Réponse avec la projection, un soir par semaine, sur le toit du cinéma, pour le plaisir du voisinage. Le seul cinéma associatif de Paris aura donc été aussi le seul cinéma de la capitale à montrer un film à un public depuis le 17 mars. Il récidivera les vendredis à venir, avec le 24 avril L'Homme qui n'a pas d'étoile de King Vidor, où Kirk Douglas affronte ceux qui veulent barbeler l'espace public au nom de la propriété privée –suivez mon regard.

Le cinéma dans la ville

D'autres initiatives, pas forcément liées à des salles, s'inventent dans ce contexte. Ainsi lorsque des habitant·es possédant un projecteur (et un système sonore) ont en face de leur immeuble un grand mur (à peu près) uni et clair, voit-on parfois la nuit fleurir des images à partager par le quartier.

Projection de voisinage (Slon Tango de Chris Marker). | JF Dars

Côté VOD, La Toile a mis en place un dispositif où le choix d'un film est associé à une salle (du choix de l'internaute), le paiement étant partagé entre plateforme, salles de cinéma et ayants droit.

Mais il y a aussi d'autres réponses à l'usage des cinémas par temps de confinement. Ainsi l'une des meilleures salles art et essai de France, Les 400 Coups à Angers, a rouvert ses portes pour accueillir... un maraîcher de proximité.

Loin d'être anecdotique ou folklorique, une telle initiative est exemplaire de la nécessité d'agir pour mettre en valeur le rôle des salles dans la cité, dans les quartiers, dans les villages –même lorsque les circonstances les empêchent temporairement de montrer des films.

 

1 — Pour plus de détails, lire Cinémas de Paris (CNRS Éditions) sous la direction de Jean-Michel Frodon et Dina Iordanova. Retourner à l'article

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