Santé / Société

Ce que l'écopsychologie peut nous apprendre en temps de crise

Les phénomènes menaçants de grande envergure comme la pandémie de Covid-19 ou le changement climatique peuvent mettre à mal notre santé mentale.

L'effondrement du monde annoncé par certaines voix a de quoi inquiéter. | A. L. <a href="https://unsplash.com/photos/ff0x69FIayk">via Unsplash</a>
L'effondrement du monde annoncé par certaines voix a de quoi inquiéter. | A. L. via Unsplash

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La décontraction avec laquelle Yves Cochet, ancien ministre de Lionel Jospin, discute de collapsologie est désarçonnante. Dans une interview conduite par Clément Montfort en 2017 et diffusée sur YouTube, ce collapsologue convaincu affirme que «jamais nous n'arriverons globalement à prendre des mesures suffisantes, à la hauteur de la catastrophe à venir». Comprendre: le monde tel que nous le connaissons va s'effondrer –demain. Pourtant, dans la même interview, il déclare: «Je ne suis pas du tout résigné, j'essaye, non pas d'éviter l'effondrement, mais de faire en sorte que les conséquences soient les moins catastrophiques possibles.» Peut-être est-ce dû à son âge (74 ans), sûrement aussi au fait qu'il se prépare depuis des années à la catastrophe.

Pour le moment –et cela prouve certainement que je suis encore dans une forme de déni– je ne peux m'empêcher d'avoir la tête qui tourne et le moral dans les chaussettes quand je me renseigne sur l'avenir de notre planète: disparition de la biodiversité, changement climatique, pénurie diverses, déplacé·es climatiques... J'ai peur pour celles et ceux que j'aime, pour moi, pour ce que j'aime de ce monde. Le même sentiment m'envahit quand je me renseigne sur le Covid-19: une peur qui se manifeste chez moi par une douleur lancinante dans l'abdomen.

Comment font celles et ceux qui travaillent au quotidien sur la crise sanitaire ou sur la crise environnementale pour garder espoir, pour ne pas sombrer dans la folie? Dans un article paru dans le journal belge L'Écho, nombre de climatologues et d'écologues admettent vivre certains passages à vide, avoir souvent l'impression de prêcher dans le désert et de porter une charge émotionnelle toujours plus lourde qui peut mener à une forme de détresse psychologique.

Sur la population dans son ensemble, on constate une augmentation des suicides lors de manifestations du changement climatique comme les canicules: «Parmi les gens affectés par l'ouragan Katrina, les suicides et idées suicidaires ont plus que doublé, une personne sur six a répondu aux critères de diagnostic du stress post-traumatique», atteste le rapport «Santé mentale et changement climatique» de l'Association américaine de psychologie.

«Là, tu te dis “putain, on va tous mourir...”»

Charline Schmerder, praticienne en psychothérapie, a notamment travaillé sur les concepts de solastalgie –néologisme qui se traduit comme la douleur de perdre son habitat, correspondant au processus de prise de conscience de l'état de la planète qui a des impacts psychologiques– et sur la détresse écologique, qu'elle lie au processus de deuil. Pour elle, les personnes les plus informées sont peut-être les moins sidérées par la crise sanitaire du Covid-19: «À partir du moment où vous êtes un minimum préparé, que vous l'avez imaginé émotionnellement, vous avez fait une partie du travail. Il n'y a pas le choc de la peur qui tétanise.»

C'est le cas d'Élise, 25 ans, qui travaille à la mairie d'une grande ville sur les questions d'environnement. Ne pouvant rester inactive face à l'urgence environnementale, elle a «fait le choix de jouer dans les institutions» et croit à la démocratie («même si ces derniers temps...»). Selon elle, «plus il y aura de gens convaincus qu'il faut agir, plus on réussira à convaincre les électeurs, plus on sera fort pour faire changer les choses».

«Les gens ne prennent pas la mesure des alertes, c'est comme si on ne parlait pas la même langue.»
Élise, employée en mairie sur les questions environnementales

En des temps plus normaux, Élise aide à la production de rapports sur les transformations environnementales, conseillent les élu·es, s'informe, et ce, six jours sur sept. À l'heure du coronavirus, qu'elle perçoit comme une crise sanitaire et écologique, elle dispose d'informations de la politique interne, même si elle n'est pas «au cœur du réacteur». Les discussions tournent parfois autour de la gestion funéraire de cette crise inédite. En sortie de réunion, confie-t-elle, «là tu te dis “putain, on va tous mourir...” On fait tous des mini-crises d'angoisse.»

Crise sanitaire ou non, au-delà de l'anxiété, c'est de la colère que ressent Élise: «Je bouillonne mais ça ne me rend pas anxieuse, je ne vais pas commencer à me mettre en PLS.» Elle explique difficilement qu'on puisse rester totalement indifférent·e aux conséquences de l'activité humaine sur la planète: «Les gens qui ne font rien de manière consciente pensent que le modèle actuel est réparable. Ils ne prennent pas la mesure des alertes, c'est comme si on ne parlait pas la même langue.» Peu de choses l'énervent plus que le «c'est super mais moi je ne pourrais pas» qu'on lui répond quand elle parle des transformations qu'elle a opérées dans son mode vie (véganisme, réduction des déchets, déplacements à pied, en vélo ou en transports en commun, etc.).

Anxiété, colère, tristesse, etc.

C'est bien parce que la palette des émotions ressenties face aux conséquences d'une crise est large que le psychothérapeute Jean-Pierre Le Danff estime le terme d'«éco-anxiété» trop réducteur puisqu'il se définit comme une angoisse chronique du destin environnemental. Il y a quelques mois, alors que les journaux s'emparaient du terme, il fut un peu agacé: «Le terme met l'accent sur une seule émotion que les gens pourraient ressentir par rapport aux grandes problématiques environnementales [...], la crise écologique avec son cortège de fléaux anticipés suscite beaucoup de peur et pas que de l'anxiété qui est un sentiment plus diffus, qui n'a pas d'objet précis. La peur, c'est la peur de quelque chose.»

Pour le psychothérapeute, réfléchir ou travailler sur la crise écologique fait appel aux quatre sentiments humains de base: la peur, la tristesse, la colère et, parfois, la joie; ainsi qu'à d'autres émotions comme la honte ou la culpabilité. Cette observation rejoint tout à fait les résultats de l'enquête de Charline Schmerder auprès de 1.260 internautes volontaires à propos de l'«éco-anxiété». En réalité, les états émotionnels décrits par les personnes interrogées sont ceux de la colère, de la tristesse, de l'impuissance et de la peur.

Joint par téléphone, Jean-Pierre Le Danff tente même une rapide autoanalyse: «En ce moment, je ne suis pas anxieux, j'ai peur, c'est différent. Je suis un écologiste de la première heure: j'ai 67 ans, j'ai découvert tout cela à 16 ans et j'ai commencé à avoir peur. Mais j'ai aussi beaucoup de colère contre toutes ces grandes entreprises, contre nos gouvernements qui ne proposent pas de mesures à la hauteur des enjeux. Et bien plus que de l'anxiété, c'est de la tristesse que j'éprouve quand je découvre qu'une espèce a disparu ou quand je lis ce qu'il se passe en Amazonie.»

Mise en action

Plutôt que d'en vouloir au reste du monde, Maxime a choisi d'en parler à travers un spectacle sur l'effondrement qu'il appellera «Nos Futurs» ou peut-être «No Future». «Au moment où j'ai découvert la collapsologie en août 2018, la découverte m'a mis à terre. Puis j'ai commencé à vouloir créer un spectacle sur les crises du monde.» Il estime avoir suivi à sa manière les étapes du deuil: après l'acceptation, il a voulu agir. «Ça a renforcé mes convictions militantes et artistiques: je ne vais pas monter du Shakespeare, il y a plus important à traiter en ce moment.» Certain·es de ses partenaires de théâtre ont quitté le navire de la création artistique pour rejoindre celui du militantisme à plein temps. Pour le moment, il a choisi le «zadisme artistique» mais n'exclut pas de descendre dans la rue à la fin de cette crise sanitaire.

Élise a elle aussi choisi de transformer sa colère en action: «J'ai tout ce savoir, autant que je continue à discuter avec les gens intéressés. Si je ne faisais rien, je ne serais pas à l'aise avec moi-même.» C'est dans la prise de conscience collective grimpante qu'elle trouve du réconfort: «Dès que je fais une marche pour le climat, j'y crois. Même si on trouve beaucoup de gens comme moi, même si je sais que c'est un microcosme. Il y a une prise de conscience qui se fait, des initiatives qui sont lancées, la jeunesse dans les quartiers qui se mobilise, on est dans un renouveau.»

Plonger avec des garde-fous

Quand l'angoisse grimpe, quand le moral baisse et qu'il est difficile de déconnecter totalement, la psychothérapeute Charline Schmerder conseille de prendre le temps d'accepter, d'être traversé·e par ses émotions au moins un temps: «Je ne suis pas fan de tout ce qui touche à la psychologie positive. Je suis plutôt une thérapeute qui a tendance à aller dans le noir et à ne pas mettre de baume. Il ne faut pas avoir peur des émotions. On peut quand même se relever après ça, cela peut être un terreau fertile pour faire pousser de belles choses par la suite.»

Elle déconseille néanmoins la plongée dans le noir sans garde-fou. Ce peut être appeler un·e ami·e, parler de ce que l'on ressent sans filtre, commencer un cahier des émotions sans forcément le relire par la suite. On peut aussi choisir de s'asseoir sur une chaise et méditer. Il faut impérativement avoir des moments de déconnexion, même très courts dans la journée, un bouton off que l'on peut même visualiser selon la thérapeute, se fixer une heure à partir de laquelle on change de sujet.

«Un autre virus est en train de se développer dans le monde, celui de l'écoute et de l'entraide.»
Jean-Pascal van Ypersele, climatologue, ancien vice-président du Giec

Martine Capron, psychothérapeute belge, ne peut qu'être d'accord. D'après elle, il faut comprendre ses peurs face aux crises sanitaires ou écologiques: «On a peur pour son bien-être et peur pour sa sécurité parce que tout change. Or, quand on refoule ses émotions, on se coupe alors même qu'il est nécessaire de se rendre compte de ce besoin d'être ensemble.»

Dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux, son mari, le climatologue Jean-Pascal van Ypersele, ancien vice-président du Giec, affirme que cette crise montre que nous sommes capables de changer et réfléchit à l'après: «J'ose rêver que dès que la crise sera passée, nous contribuerons à construire un autre rapport, un rapport durable avec la nature et tous ses équilibres. Il faut absolument préparer cela dès aujourd'hui dans l'économie, l'enseignement, la recherche, la culture, la démocratie... Ce qui me donne de l'espoir, c'est qu'un autre virus est en train de se développer dans le monde, celui de l'écoute et de l'entraide.»

Martine Capron applique ses principes et, pour rester optimiste, «écoute [ses] émotions et les comprend». Si elle passe «par des moments de tristesse, de découragement, de colère», elle ne se laisse pas envahir et cherche à se mettre au service du vivant, de l'entraide, de ses valeurs. Elle recommande des «écopratiques»: se promener, parler aux arbres, les toucher. Il est important de «ne pas rester dans son mental, mais d'aller dans son corps et le faire bouger, danser. Faire des choses. Sentir son corps et de quoi il a besoin. Il peut s'agir de prendre le temps de respirer profondément, de sentir le printemps, de regarder les oiseaux, le ciel.»

Dans sa pratique, elle aide régulièrement des femmes et des hommes à se reconnecter à leurs valeurs. Souvent, cette déconnexion est due à un manque de lien avec la nature. Là serait peut-être le secret du moral de son mari, «constamment en action au service de ses valeurs». Sans oublier, souligne-t-elle, qu'on a le droit de ne pas être bien, d'être fatigué·e ou triste. Dans ces moments, il faut alors chercher à se connecter aux autres.

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