Santé

À quoi ressemblera le grand déconfinement?

Pour lever le confinement, les expert·es ne disposent d'aucune certitude. Aussi le gouvernement est-il confronté à une situation sans précédent, à très haut risque sanitaire et politique.

Dans les rues désertes de Nantes, le 29 mars 2020. | Loïc Venance / AFP
Dans les rues désertes de Nantes, le 29 mars 2020. | Loïc Venance / AFP

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On gardera en mémoire que ce fut le 2 avril 2020. Ce jour-là, interrogé sur LCI et TF1, Édouard Philippe commença à évoquer publiquement les prémices du déconfinement, tout en prenant aussitôt soin de souligner que les Français·es devraient «probablement» rester confiné·es «plus longtemps» qu'il ne l'avait précédemment décidé.

Surtout, le Premier ministre avertissait que toute forme de «relâchement» était exclue à l'approche des vacances de Pâques, puisque ce serait «ruiner l'effort collectif que nous consentons depuis trois semaines».

La veille, s'adressant aux député·es, Édouard Philippe avait osé aborder la question du «déconfinement», avant de reconnaître qu'il avait peut-être péché par excès d'optimisme: «Dès que l'on formule des nouvelles positives […], on prend le risque d'une démobilisation», reconnaissait-il.

En d'autres termes, en France, «le déconfinement, ça n'est pas pour demain matin», mais on sait déjà qu'il sera très vraisemblablement «progressif».

Les questions de ses modalités se posent dès maintenant au pouvoir exécutif. Quand, comment, pour qui, à quel rythme, quelles précautions? Avec quels objectifs précis et quels risques?

Pour l'heure, une seule certitude: le gouvernement travaille sur «plusieurs scenarii» avec l'aide de spécialistes de différentes disciplines, sous l'égide du haut fonctionnaire Jean Castex.

Avec le coronavirus, l'État est confronté à une équation à multiples inconnues, d'une très grande complexité, aux enjeux sanitaires, économiques et politiques considérables. En voici les principaux paramètres.

Le taux de reproduction de base

L'épidémiologie est au cœur du dispositif; elle guide les mesures de contrôle prises en cas d'épidémie, et a fortiori en cas de pandémie. Interrogée sur le déconfinement, elle suppose de revenir sur les raisons qui ont d'abord conduit à un confinement général de la population, imposé au nom de la santé publique.

Face à un virus pathogène contagieux, les plans de préparation se fondent sur le taux de reproduction de base, soit le nombre de personnes contaminées à partir d'une personne initialement infectée.

Pour la grippe, ce taux est de 1,5; pour la rougeole, il est de 20; pour ce SARS-CoV-2, il est compris entre 2 et 3. Dès qu'il dépasse 1, l'épidémie flambe, avec une progression exponentielle. Et la pente de cette progression nous est donnée par la valeur du taux: plus il est élevé, plus la pente est raide.

Tous les efforts visent donc à contenir le taux de reproduction de base au-dessous de la valeur 1 (valeur «infra-épidémique»). Il faut pour cela agir sur l'ensemble des déterminants qui le régissent: prendre les mesures pour diminuer la probabilité de transmission, le nombre de contacts et la durée de la période contagieuse.

Depuis quelques semaines, nous savons de quoi il retourne. Les autorités ont préconisé de réduire le risque de transmission du virus en adoptant le port des masques de protection, l'usage des solutés hydroalcooliques ou le lavage des mains avec de l'eau et du savon –entre autres «gestes barrières».

Le succès de la distanciation

Pour limiter le nombre de contacts et séparer les individus bien portants de ceux infectés ou suspectés de l'être, on peut également augmenter la distance sociale.

Deux méthodes ont été mises en œuvre dans ce but, profondément différentes: d'une part le confinement (plus ou moins strict) de la population, de l'autre la «distanciation de précision» ou «distanciation personnalisée». Nous avons appris à connaître la première méthode.

On traque les contacts des personnes identifiées positives. À Singapour, ces mesures ont été imposées par la contrainte, dans le cadre d'une loi.

La seconde a été expérimentée, pour l'heure avec succès, à Singapour. C'est une stratégie intensive de tests de dépistage pratiqués le plus largement possible dans la population générale avec, couplée à ce testing, la pratique du tracking, intrusive et tout aussi intensive.

On traque les contacts des personnes identifiées positives en ayant recours à différentes techniques: traces informatiques, signaux de smartphone, de carte de crédit, de caméras de vidéosurveillance, algorithmes d'intelligence artificielle, etc.

À Singapour, ces mesures ont été imposées par la contrainte, dans le cadre d'une loi, à celles et ceux qui cherchaient à s'y soustraire.

L'efficacité du confinement

La vérité est que nous n'avons pas une grande expérience de la pratique du confinement strict (ou lockdown). Ce fut d'abord une initiative des autorités chinoises, qui n'avait jamais été déployée à une telle échelle auparavant.

Pour résumer, il s'agit de l'application renforcée d'un éventail combiné de quatre mesures: la fermeture des écoles, la restriction des rassemblements, la limitation des mouvements de la population et les cordons sanitaires ou quarantaines.

L'histoire garde la mémoire de mesures similaires appliquées avec succès, bien qu'à une moindre échelle, aux États-Unis en 1918. On sait qu'elles avaient montré leur efficacité sur la mortalité: les villes nord-américaines qui les avaient instaurées tôt dans l'épidémie de grippe et pendant une longue durée (près de six mois) avaient connu une mortalité aux deux tiers moindre que celle des villes plus laxistes.

Le confinement strict impose une application autoritaire des mesures pour chercher à garantir leur plus grande efficacité. Il paralyse de larges segments de l'économie, tout en cherchant à sauver le maximum de vies.

Ce type de confinement a été appliqué à Wuhan à partir du 23 janvier dernier, puis étendu à l'ensemble du Hubei et à d'autres régions de Chine, au fur et à mesure que l'épidémie se propageait.

L'Italie l'a décrété devant l'urgence de la situation, d'abord avec des cordons sanitaires autour des foyers du nord du pays, puis avec un confinement strict de tout le pays. Elle a rapidement été suivie par la France et l'Espagne, puis par près de la moitié des États de la planète.

La stratégie sanitaire

Il faut savoir qu'il n'existait aucun manuel d'épidémiologie, aucune recommandation officielle, aucun plan de préparation à une pandémie détaillant ce qu'est un «confinement strict» et comment le mettre en place. Il faut également savoir que l'efficacité de cette méthode n'a pas été évaluée, pas plus que n'ont encore été analysées ses conséquences indésirables.

Corollaire: on ne sait rien quant à la meilleure manière d'en sortir. Il n'existe aucune «conduite à tenir» disponible, pas de «guide du déconfinement». Nous découvrons tous et toutes, simples citoyen·nes, expert·es scientifiques ou responsables politiques, la complexité d'une telle entreprise.

Comment traiter raisonnablement, collectivement, du déconfinement quand le confinement n'a fait l'objet d'aucun débat démocratique dans les États qui l'ont instauré?

Visait-on la suppression maximale du risque épidémique dans tout le pays? C'est ainsi, par exemple, que le formule l'équipe de Neil Ferguson à l'Imperial College de Londres, lorsqu'elle simule sur ordinateur l'impact du confinement en matière sanitaire.

Cherchait-on au contraire à prévenir l'engorgement des services de soins intensifs nécessitant une ventilation assistée? L'engorgement du système hospitalier? Celui de l'ensemble du système sanitaire?

Une stratégie de suppression du risque épidémique interdit tout déconfinement précoce, car elle jugera comme un échec la survenue subséquente de tout nouveau foyer.

La Corée du Sud, elle, n'a pas confiné sa population mais utilisé les techniques de distanciation de précision. Lorsqu'elle est sortie de la tempête épidémique, elle a assumé de continuer à enregistrer entre 80 et 150 cas quotidiens de Covid-19 et leurs lots de personnes hospitalisées, parfois en réanimation, avec le risque d'évolutions fatales.

L'État coréen assume ce risque car il poursuit son objectif: son système de santé n'est pas submergé, il sait qu'il aura peut-être à faire face à cette épidémie pendant de longs mois, tant que 60% ou 70% de sa population ne sera pas immunisée contre le SARS-CoV-2.

Les autorités coréennes luttent désormais contre le virus, la maladie et ses complications en cherchant en quelque sorte à banaliser le Covid-19 comme une pathologie parmi d'autres.

Leur stratégie, non fondée sur le confinement, avait pour but principal de permettre au système de santé d'encaisser le choc, de ralentir et d'abaisser la vague épidémique.

Une stratégie de suppression du risque épidémique interdit en revanche tout déconfinement précoce, car elle jugera comme un échec la survenue subséquente de tout nouveau foyer, de nouveaux cas, de nouveaux décès –autant d'événements qui malgré tout risquent fort de survenir, même après un déconfinement tardif.

La transparence des décisions

Si l'objectif du confinement a été de permettre au système de santé de résister au choc imposé par la vague épidémique (en retardant son arrivée et en aplatissant sa courbe), on peut songer au déconfinement sitôt le pic passé ou une fois le plateau terminé. Mais il faut pour cela que les choses soient claires, qu'elles aient été dites et partagées dans l'espace démocratique.

En France, le président de la République s'est adressé au pays en parlant de «guerre». Pour autant, aucun débat n'a été organisé au Parlement, qui même sans vote aurait permis de discuter de la stratégie à adopter face au coronavirus –à commencer par la définition commune des objectifs de la lutte engagée.

Visions-nous la suppression du risque épidémique ou seulement la prévention de l'engorgement du système de santé? Ces questions vont immanquablement réapparaître tout au long du processus de déconfinement.

En pratique, comment allons-nous procéder, sans véritables repères, sans chemin balisé, sans route goudronnée? La Chine nous a rapporté ce qu'elle a bien voulu nous dire sur son expérience récente à Wuhan et ailleurs.

Aucune procédure de déconfinement n'a été produite, ni par elle, ni par l'Organisation mondiale de la santé –pas plus, à notre connaissance, que par des sociétés savantes. Il faudra donc improviser, en tenant compte de différentes variables.

L'impact du climat

Deux cas de figure peuvent se présenter: soit il existera un freinage saisonnier, estival de l'activité virale, soit il n'en existera pas.

Dans le premier cas, pour les zones tempérées de l'hémisphère nord, les opérations de déconfinement seront fortement facilitées. Les grandes pandémies passées de grippe ont montré que le freinage estival faisait céder les épidémies vers la fin avril, pour reprendre en octobre ou en novembre, tant qu'un taux suffisant d'immunité n'était pas atteint dans la population générale.

Seulement, ces freins –comme ceux obtenus par les méthodes de distanciation sociale– sont temporaires: sitôt levés, le risque de résurgence grimpe, en particulier si les niveaux de protection de la population au sortir du printemps sont inférieurs à 30%-40%.

De nouvelles vagues, quasiment d'ampleur identiques, pourraient revenir à la saison froide, mais du moins l'été serait-il sauf et pourrait-il être mis à profit pour se préparer à affronter la vague automnale.

Dans une stratégie de diminution de l'engorgement des hôpitaux, un déconfinement total et rapide serait alors envisageable. Attention: il n'empêcherait pas de voir survenir des petits foyers locaux, des cas sporadiques.

Pour limiter le risque de nouvelle flambée, on devra préconiser de respecter, en parallèle, les consignes de distanciation sociale de précision.

Si le virus n'est pas (ou que partiellement) sujet au freinage estival, le déconfinement sera en revanche être extrêmement compliqué à mettre en œuvre.

La décrue éventuellement observée de la courbe (car seule une décrue fera se poser la question du déconfinement) sera à mettre au seul actif des mesures de confinement prises. Or la levée de ces mesures, c'est-à-dire le déconfinement, sera immanquablement associée à une nouvelle flambée épidémique.

Pour limiter ce risque, on devra préconiser de respecter, en parallèle, les consignes de distanciation sociale de précision. Dans ce cadre, l'exemple que nous ont offert Singapour ou la Corée du Sud pourrait compléter utilement et fort opportunément l'arsenal actuel des mesures prises en France et en Europe.

En tentant (avec la plus grande prudence) de lever les contraintes les plus importantes sur la vie sociale et économique du pays, la distanciation sociale de précision soulagerait grandement nombre de citoyen·nes si l'épidémie devait encore durer de longs mois –à supposer que sa dimension intrusive pour le traçage des contacts soit acceptée.

Les premières mesures de déconfinement pourraient concerner la réouverture des commerces, des bars, des restaurants et des discothèques, ainsi qu'une circulation plus libre des personnes sur le territoire ou à l'étranger.

Les écoles devraient néanmoins sans doute rester fermées tant que l'épidémie ne serait pas terminée, de même que les rassemblement de plus de 500 ou 1.000 personnes continueraient à être interdits, pour une durée que personne n'est aujourd'hui capable de préciser.

Les tests sérologiques

Pour piloter le déconfinement, le meilleur GPS est connu: il s'agit des enquêtes de séroprévalence, des sondages répétés au sein de la population chez qui l'on teste l'immunité.

L'idée est de doser les anticorps anti-coronavirus à partir d'une simple prise de sang sur les individus volontaires. La taille de l'échantillon –et donc le coût de l'opération– est modeste: à partir des résultats obtenus auprès de 500 ou 1.000 personnes, on peut connaître la proportion d'une population qui a contracté l'infection et est désormais immunisée contre le virus.

Cette information va très vite s'avérer capitale pour guider les opérations de déconfinement. Si fin avril, plus de la moitié de la population française se révélait par exemple immunisée contre le coronavirus, l'affaire serait réglée et le gouvernement pourrait en toute sérénité lever les mesures de confinement, freinage saisonnier ou non.

On pourrait certes encore recenser quelques bouffées épidémiques résiduelles dans telle ou telle région, dans telle ou telle poche de population non encore immunisée. Pour autant, on n'aurait plus à redouter une forte épidémie d'ampleur nationale ni cet été, ni à l'automne prochain.

Si en revanche, à la fin du printemps, on découvre que seulement 5% à 10% de la population française a été infectée par le virus depuis le début de l'épidémie, et donc que l'immense majorité de celle-ci n'est toujours pas immunisée, la situation sera beaucoup plus compliquée à gérer et les modalités de déconfinement plus hasardeuses à réaliser.

Il faudrait peut-être alors envisager, comme l'a évoqué le Premier ministre, une progressivité du déconfinement, avec des priorisations fondées sur des certificats d'immunisation: seules les personnes protégées car ayant été infectées (en le sachant ou sans le savoir) seraient autorisées à ne plus respecter les contraintes toujours imposées au reste de la population, toujours exposée au risque infectieux.

La pédagogie du pouvoir exécutif

Pour accompagner ce type de scénario, on peut également imaginer que les mesures de distanciation (sociale ou de précision) pourraient permettre, en les conjuguant, de lever les mesures collectives les plus pénalisantes pour la vie et l'économie du pays, tout en protégeant le système de santé d'un afflux trop massif de patient·es en réanimation.

On peut aussi parier sur des changements rapides de comportement, comme après cette volte-face qui voit désormais l'Académie française de médecine et les autorités sanitaires occidentales prôner le port systématique des masques par l'ensemble de la population.

En toute hypothèse, déconfiner imposera au pouvoir exécutif de faire montre d'une grande pédagogie –dont il a pu faire l'économie au moment du confinement.

Il lui faudra parvenir à associer une combinaison de méthodes disponibles, sans dogmatisme, avec l'aide des instruments de pilotage existants, à commencer par les indispensables enquêtes répétées de séroprévalence qui nous éclaireront sur la réalité épidémiologique.

Faute de parvenir à convaincre, faudrait-il imaginer qu'il puisse en venir à la contrainte, au nom de la santé publique?

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