Parents & enfants / Société

L'école à la maison, un apprentissage en soi

Les cours au sein du foyer creusent les inégalités devant l'enseignement, que l'école de la République est pourtant censée compenser.

L'école est au service de la République dont elle forme les citoyen·nes précisément parce qu'elle constitue une expérience collective. Montlouis-sur-Loire, le 21 mars 2020. | Guillaume Souvant / AFP
L'école est au service de la République dont elle forme les citoyen·nes précisément parce qu'elle constitue une expérience collective. Montlouis-sur-Loire, le 21 mars 2020. | Guillaume Souvant / AFP

Temps de lecture: 8 minutes

Lundi 16 mars, premier jour de l'école à la maison. Les professeur·es ont travaillé pour préparer, le plus vite possible, cette semaine inaugurale d'école hors les murs. Le jeudi matin précédent, le 12 mars, qui s'en souvient? Les ministres de la Santé et de l'Éducation avaient affirmé que les écoles ne fermeraient pas. Le soir même Emmanuel Macron annonçait le contraire. Une mesure qui a totalement bouleversé la vie de chaque famille comptant un enfant scolarisé et des enseignant·es, qui ont dû s'adapter avec rapidité pour maintenir la continuité pédagogique.

Les élèves français sont passés d'un coup d'un seul au temps des hyperdevoirs. Les plateformes de l'Éducation nationale et les ENT (environnement numérique de travail des collèges) ont largement planté, certain·es enseignant·es ont migré sur d'autres, telle Discord, avant de revenir sur la plateforme ENT, comme me l'a expliqué Bérénice, professeure de français dans un collège de Normandie: «Je n'ai jamais autant travaillé que depuis huit jours alors même que je suis seule avec mes deux enfants confinés à la maison.»

Les témoignages ont afflué montrant l'engagement d'enseignant·es au charbon et courroucé·es: «On ne se préparait pas depuis des semaines comme l'a dit le ministre, mais on s'est mobilisés et adaptés super vite», résume Julien, professeur de mathématiques dans l'académie de Créteil.

Sur Twitter, le ministre Blanquer a diffusé un guide pédagogique, donnant ainsi une idée de sa vision des organisations possibles. Un très bon guide de continuité pédagogique. Avec quelques principes de base dans ce schéma. Utile pour les professeur·es et pour les parents!

 

Inégalités face au décrochage

Pas si simple, selon les enseignant·es, qui ont répondu avoir trop d'élèves et des ENT qui plantent, une masse énorme de travail et un calendrier de fin d'année scolaire complètement flou, le tout sous une pression constante: Cécile, professeure en petite section de maternelle à Paris raconte par exemple recevoir des mails académiques à 8 heures du matin, avoir des comptes à rendre à 12h15 le même jour et devoir relancer des familles qui ne sont pas connectées voire pas concernées. Le 30 mars, le ministre estimait entre 5 et 8% le nombre d'élèves avec lesquels le contact avait été perdu, ce qui représenterait entre 620.000 et 992.000 enfants.

Cette perspective du décrochage, même temporaire, a effrayé de nombreux parents qui ont eux aussi beaucoup bossé pour la continuité pédagogique en réglant les questions informatiques et en motivant, accompagnant, soutenant leurs enfants. Je sais exactement de quoi je parle car m'occuper à ce point du travail scolaire n'était pas du tout une habitude.

 

 

J'adore les problèmes de maths de 5e et les résoudre m'a amusée, mais ce n'est pas le sujet. Quand j'ai voulu expliquer la démarche à mon enfant, j'ai senti combien j'étais approximative, que mes termes n'étaient pas les bons. En clair, je ne suis pas une bonne enseignante de cette discipline. Cet exemple personnel a fait remonter mes lectures de journaliste éducation sur la question des devoirs.

Depuis des années, les spécialistes de la recherche en science de l'éducation se penchent sur la question de l'apprentissage à la maison. Ce travail personnel apparaît indubitablement comme source d'inégalités entre les élèves, comme le montrent les nombreux travaux sur la question. Parmi les plus marquants, ceux du duo Patrick Rayou et Séverine Kakpo, selon qui s'exercer à la maison, surtout dans les petites classes, revient à creuser les écarts entre ceux qui vont pouvoir s'exercer dans de bonnes conditions (du temps, de la place, avec des explications au besoin), et ceux pour qui le suivi ne peut être d'aussi bonne qualité.

Des méthodes qui ont changé

Certains parents peinent par exemple avec l'écrit et les consignes qui, avec ces tournures précises propres aux disciplines, leur semblent confuses. Parfois ils n'ont pas appris avec les mêmes méthodes et ne comprennent pas clairement ce qui est demandé. Ainsi Marianne, elle-même titulaire d'une maitrise d'histoire, ne comprend pas bien pourquoi les manuels de ses fils dans cette discipline (en 5e et en 3e) ne comportent pas vraiment de cours, mais des documents et seulement quelques encadrés, alors qu'elle voudrait lire un texte clair pour comprendre ce qu'il y a à apprendre. L'histoire, en classe, s'enseigne avec des documents historiques et les élèves sont habitués à travailler comme cela. Pas les parents qui vont devoir chercher des ressources par eux-mêmes pour se plonger pleinement dans le sujet. Cela exige un temps dont peu d'entre eux disposent.

La question se corse encore davantage pour les parents qui ont moins de temps à y consacrer (parce qu'ils travaillent, par exemple), moins de ressources scolaires pour aider les enfants et qui se sentent moins légitimes à endosser ce rôle du fait de leur propre parcours scolaire.

Une mauvaise explication est contre-productive, elle embrouille l'élève au lieu de l'aider.

Une synthèse publiée par le centre de recherche sur l'éducation Alain Savary résume les choses ainsi: «Les parents ayant eu un cursus scolaire court se retrouvent de fait de plus en plus tôt face à une incompréhension de ce que les enseignants attendent, ce qui les confronte à l'impuissance face à la difficulté de leur enfant quand celui-ci n'a lui-même pas compris en classe le lien entre les activités réalisées et les savoirs qui les sous-tendent.»

Patrick Rayou et Séverine Kakpo sont même allées plus loin en montrant que l'aide extérieure pouvait être contre productive. Pour le premier, la connaissance de chaque discipline des assistant·es pédagogiques ou des parents est limitée. Pour Kakpo, les parents sont amenés à mobiliser leurs souvenirs scolaires alors que les méthodes ont changé. Par exemple aujourd'hui, à l'école primaire, on ne pose plus les soustractions comme dans les années 1980. La chercheuse le montrait très bien dans son livre Les devoirs à la maison. Mobilisation et désorientation des familles populaires, une mauvaise explication est contre-productive, elle embrouille l'élève au lieu de l'aider.

Ce ne sont (vraiment) pas des vacances

Le tout forme un cocktail angoissant, qui peut devenir source de tensions. Le fait que, dès le lundi 16 mars, le grand mantra soit «l'école continue, ce ne sont pas les vacances», a contribué à installer la pression alors que, on le rappelle, personne n'était totalement prêt·e et qu'une foule de détails stressants, prévisibles au fond mais auxquels on n'avait pas eu le temps de penser, comme l'impossibilité d'imprimer ou de faire passer des documents physiques aux familles non connectées –dans les Alpes, Cécile, enseignante de maternelle allait poster des fichiers de travail dans les boîtes aux lettres de certains de ses élèves. Mais quid de la transmission de tels documents si on sait qu'ils peuvent transmettre le virus, comme cela a été le cas dans le Haut-Rhin?

Travailler plusieurs heures par jour à la maison, du jour au lendemain, n'a rien d'évident. Une journée de classe est rythmée par des rituels et elle est portée par un collectif. On fait les choses ensemble: une classe permet les interactions qui structurent aussi les apprentissages. Le groupe constitue une forme d'écologie de la transmission du savoir, celle de la classe à laquelle l'enfant s'est adapté depuis ses 3 ans.

La solitude et la surveillance parentale composent une toute autre dynamique, à laquelle il faut en plus s'adapter très vite. Certains parents ont des enfants studieux, ils peuvent, encore plus que d'habitude, mesurer leur bonheur. Pour les autres, la double fonction de parent et d'assistant·e d'éducation se rapproche plus de la surveillance de prison que de celle de pédagogue… Il faut convaincre les enfants, les forcer à travailler. Pour y arriver, on se dit qu'il faudrait avoir une discipline de vie, organiser une routine des journées, des plannings et des séances de travail. Quand tout s'enraye, on se sent coupable de mal faire ou de ne pas y parvenir. Quand il ne s'agit pas de crier pour obtenir un résultat. Tout cela s'ajoute aux mille manières de rater son confinement (puisqu'on n'arrive pas non plus à bien cuisiner, à bien tenir sa maison, à bricoler et puisqu'on n'est pas non plus en train d'apprendre à jouer du ukulélé et de «relire La Recherche»).

Impossible de savoir combien de parents partagent ce sentiment, mais suffisamment pour que les enseignant·es en aient parfaitement conscience comme l'indique ce tweet d'un syndicat.

 

 

La «Nation apprenante» à l'épreuve du paradoxe

Dans ce contexte difficile, comment comprendre le concept de «Nation apprenante» mis en avant par Jean-Michel Blanquer? Certes, c'est un défi passionnant et oui, apprenons avec la radio et les podcasts, la télévision, les plateformes, YouTube, il y a tant de possibilités. Ces supports existaient déjà. La nouveauté, c'est qu'on les connecte aux objectifs scolaires. Cela peut apparaître comme une belle ouverture –nombre d'enseignant·es conseillaient déjà ces types de contenus–, mais ce n'est pas sans risque. Les élèves sont inégalement familiers de ces usages. Le ministre s'est risqué à évoquer des «vacances apprenantes» au sujet de celles de printemps qui commencent samedi pour la zone C.

 

 

Les réactions des parents et des enseignant·es ne se sont pas fait attendre, cette scolarisation du temps libre semblant insupportable.

 

 

Enfin, ce concept de «Nation éducative» se heurte à une réalité historique. En France, c'est l'école qui est une émanation de l'État, une institution créée par la République au service de la République, une fabrique des citoyen·nes. Ce rôle est sans cesse rappelée et ravivé, comme ce le fut après les attentats en 2015, c'est bien à l'école qu'on pratique l'enseignement moral et civique et que, depuis septembre 2020, on doit afficher les paroles de notre hymne et le drapeau français dans chaque salle de classe. Pour le résumer, l'école est l'incarnation humaine et physique de ces idées. Le confinement sera donc l'expérience, l'épreuve même du projet scolaire sans ses incarnations du projet scolaire lui-même et pour la transmission des savoirs.

C'est une gigantesque masse humaine de professeur·es et d'élèves qui devraient aujourd'hui former la société apprenante. Mais des individus mis au défi de l'isolement les uns des autres et pris dans des milles difficultés peuvent-ils composer une société apprenante?

Une formule ne suffit pas à donner du sens aux apprentissages.

Mais, puisqu'il faut être optimiste, considérons que le travail scolaire et les savoirs vont offrir jour après jour des fenêtres virtuelles dans cet enfermement particulièrement éprouvant pour les enfants. Et rappelons-nous surtout que c'est le lien maintenu entre élèves, entre élèves et enseignant·es qui sort nos enfants de l'isolement. Ainsi la plupart des enseignant·es auxquel·les j'ai parlé m'ont affirmé que la quantité de travail n'avait pas tant d'importance, puisqu'on sait déjà que tout le monde ne suivra pas à égalité, mais que le lien avec les élèves est ce qui comptait le plus pour eux. C'est ce que décrit Alexis Potschke, professeur de français et écrivain, dans les magnifiques récits qu'il publie sur son compte Facebook:

«Il y a quelque chose qui est tombé entre les élèves et moi, qui s'est effondré avec le monde; j'ai l'impression que de me savoir confiné comme eux-mêmes le sont les rend plus solidaires. Ils prennent des nouvelles. D'ordinaire, ils se limitent à parfois demander si ma grand-mère qui a plus d'un siècle se porte bien, et si ce n'était pas trop compliqué, les transports. Là, c'est autre chose. C'est un moment de communion, rare et qui rassure en même temps qu'il effraie. Comme on en vit qu'après les catastrophes. On se parle plus franchement, aussi. Ils me parlent de politique, réclament de moi des colères que je leur refuse, voudraient qu'avec eux je hurle; je ne hurle qu'à travers des chiffons pour ne pas emmerder les voisins qui déjà m'entendent déclamer trois fois la journée du Molière.»

Dans l'expression «société apprenante», c'est le mot société qui s'avère le plus important.

cover
-
/
cover

Liste de lecture