Culture

Les concerts à distance appartiennent-ils déjà au monde d'après?

Ces performances se multiplient pendant le confinement et vont peut-être se pérenniser pour faire évoluer cette activité vers un modèle plus immatériel.

Cercle était déjà un habitué des captations, ici FKJ en Bolivie. | Capture d'écran via YouTube
Cercle était déjà un habitué des captations, ici FKJ en Bolivie. | Capture d'écran via YouTube

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Comment faire vivre la musique sans public? En cette période de crise sanitaire, les professionnel·les de cette activité font face à l'arrêt brutal des concerts, festivals et tournées. Des structures de toutes tailles un peu partout dans le monde sont au point mort, une excellente enquête de Sourdoreille publiée le 20 mars détaille une situation inédite pour le spectacle vivant et des raisons d'être pessimiste pour la suite.

Aujourd'hui, les artistes n'ont plus de scène. Ou presque. On a vu fleurir depuis quelques jours des concerts traditionnels sans auditoire, mais filmés et diffusés en ligne. Le 14 mars, le groupe nantais Ultra Vomit livrait sur Facebook son Live in Corona Virus, un huis clos en condition réelle. En parallèle, les Américains de Code Orange ont fait de même sur Twitch. On a ensuite pu voir Dropkick Murphys depuis Boston pour fêter la Saint-Patrick, le tout diffusé sur YouTube.

Dans la foulée a même été créé un site, Koir.tv, pour aider les artistes à diffuser leurs concerts en ligne, avec un guide quotidien des performances à venir. (The Social Distancing Festival propose un agenda similaire, mais avec en plus des spectacles de danse, de théâtre, opéra, ou d'humour.)

Alors que la France est en confinement depuis plusieurs semaines, on voit aussi que les concerts déménagent dans des studios ou carrément au domicile des artistes. Le procédé est assez simple, souvent gratuit, et en solo. Simple post d'une reprise ou live interactif, chacun·e sa plateforme et sa méthode, même s'il est difficile d'y voir souvent autre chose qu'un simple moyen de communiquer avec son public, de se rassurer mutuellement. Pour le moment, il n'y a pas de valeur ajoutée dans ces streams faits maison par rapport à ceux faits hors confinement. C'est le contexte qui fait leur force, pas vraiment le contenu.

Mais ce sont peut-être aussi les balbutiements d'une lente et difficile transition. Au-delà d'un plan de secours, le live à distance pourrait-il devenir une vraie alternative?

Une nouvelle offre

Les salles de concert vivent par la présence du public, mais réflechissent déjà depuis quelques temps à un moyen d'attirer une audience plus large. L'orchestre symphonique de Melbourne l'a testé la semaine dernière. D'après le Sydney Morning Herald, la salle était vide mais jusqu'à 5.500 personnes ont regardé en direct leur interprétation du Schéhérazade de Rimski-Korsakov. Le lendemain, la captation avait été vue 35.000 fois, soit seize fois la capacité du Hamer Hall.

De quoi déjà envisager une nouvelle offre: «Les spectateurs pourront réserver des places pour des sièges virtuels et ensuite accéder au concert en direct. Les revenus des places seront versés aux artistes, avec 4 dollars de frais de réservation pour payer les techniciens et le reste de l'équipe.» Ce sera aussi l'occasion d'accueillir et de sauver, au moins sur le court terme, des petits groupes et musiciens.

Le streaming de concerts orchestraux, d'opéras ou de musique de chambre, se généralise. Il se précisait déjà mais le contexte a accéléré le phénomène. Comme en a témoigné le critique Anthony Tommasini dans le New York Times, voir des musiciens en costume jouer pour des gens chez eux, «c'était comme si la musique entrait dans un nouveau monde, avec un nouveau lien entre les artistes et le public, temporaire sûrement, mais avec des implications pour le futur au-delà de la pandémie». Bien sûr, il manquait une certaine intimité, pouvoir ressentir les acoustiques de la salle, mais il pense que «quand la crise immédiate passera, nous pourrions bien avoir fait un pas en avant vers l'idée que le streaming n'est pas qu'une alternative à la “bonne” façon d'écouter de la musique classique, mais un média viable pour la performance à part entière».

Regarder et écouter un concert chez soi revient à apprécier une ambiance, une performance, mais pas à ressentir sa dimension sociale.

La force des performances actuelles tient sans doute au fait qu'il devrait y avoir un public sur place. L'absence ici n'est pas voulue. Et si cette adaptation au vide semble aussi naturelle, c'est aussi notamment lié à notre façon d'apprécier la musique classique. Il faut se rappeler que jusqu'à la fin du XIXe siècle, le public était loin d'être calme et silencieux.

Selon un papier d'Alex Ross pour The New Yorker en 2008, «l'opéra servait principalement de terrain de jeu pour l'aristocratie. Les nobles possédaient une culture musicale conséquente, mais s'abstenaient d'être attentifs à ce que faisaient les musiciens». Quand les concerts en public se sont généralisés, ils étaient souvent imprévisibles, de véritables medleys et mash-ups de l'époque, où le public applaudissait au milieu des morceaux. Les récitaux de piano étaient «complètement dingues», en particulier ceux de Franz Liszt où le public proposait des idées d'improvisation.

Mais progressivement, la nouvelle bourgeoisie a pris le contrôle, en imposant le déroulé des concerts. «En applaudissant ici et pas là, les bourgeois signalaient leur place dans l'élite sociale et culturelle», résume Alex Ross. La performance musicale devenait une affaire sérieuse, où on ne devait se faire remarquer qu'à des moments précis. Plus les compositions devenaient sophistiquées (en lien avec ce silence ambiant), plus le modèle était sacralisé. Aujourd'hui, qu'un mouvement soit énergique ou poétique, les personnes qui y assistent doivent se conformer aux mêmes codes. Leur participation au concert, donc leur absence, devient presque secondaire.

En comparaison, les exemples cités plus tôt de groupes de punk ou de metal faisant des concerts à huis clos sont des cas d'urgence. On tord le cou à la logique: une majorité de genres populaires reposent sur la communion avec le public. Que la musique soit festive, dansante, planante, violente, on attend une réaction physique instantanée de l'auditoire. Regarder et écouter un concert chez soi revient à apprécier une ambiance, une performance, mais pas à ressentir sa dimension sociale: se retrouver parmi 50 ou 5.000 personnes dans un contexte sonore particulier.

L'absence, une ambition artistique

Si le streaming de concert est de plus en plus fréquent, c'est autant pour montrer la performance que l'impact sur la foule présente. S'il n'y a personne devant la scène, c'est un sentiment d'échec, on ne va pas le montrer. Même les showcases misent sur les applaudissements des quelques personnes présentes. On se trouve presque face à un paradoxe, un mur invisible. Quelles émotions peut procurer un concert auquel on ne peut pas assister physiquement? Et comment performer quand il n'y a aucun témoin en face?

Le live qui se passe volontairement de public reste une démarche rarissime, qui correspond à une volonté artistique d'exprimer l'absence humaine et de laisser la place entière à la musique et/ou au lieu. Le cas le plus emblématique est le live à Pompeii de Pink Floyd, filmé au cœur de l'amphithéatre romain de la ville, ensevelie en 79 par l'éruption du Vésuve. Dans un cadre historique et vide , le groupe a pu étendre ses envolées contemplatives, et Adrian Maben réaliser un «anti Woodstock», un film qui mettait autant à l'honneur le public que les artistes. Ici, c'est un long voyage temporel sur les restes d'une ville disparue.

 

 

Live at Pompeii-Echoes Pt1

C'est d'ailleurs de cette démarche que se sont inspirés les membres de Justice, en produisant IRIS: A Space Opera. Puisqu'ils n'arrivaient pas à réaliser une captation live qui rende à la fois honneur à l'ambiance et à toute la mise en scène visuelle de leurs concerts, ils ont choisi de recréer une performance dans un «environnement maîtrisé», sans public, pour se concentrer sur la musique et la scénographie. Cette prestation épurée du show Woman Worldwide est devenue un film, projeté le 29 août 2019 au cinéma, et précédé d'un court documentaire pour expliquer leur ambition.

Mais quelles seraient les réactions de l'assistance face à cet échange indirect? D'après un spectateur de la projection d'IRIS, c'était «une expérience de cinéphile, il n'y avait pas d'applaudissements entre les morceaux, les gens bougaient la tête et prenaient le temps d'apprécier la musique et les effets visuels, d'avoir un autre regard sur le concert. Et le fait d'avoir une seule diffusion en synchro dans des centaines de cinémas donnait l'impression d'être en communion avec tout le monde, de recréer le public d'un concert».

Voir un live sans public, c'est un peu avoir le privilège de regarder l'artiste dans son intimité créatrice: il sait qu'on le voit mais il est seul avec l'endroit. L'œuvre interprétée ne sera pas en soi meilleure, mais essentielle et titillera notre imagination. Il n'y a qu'à jeter un œil au set solitaire de FKJ au milieu du Salar d'Uyuni en Bolivie, la plus grande étendue de sel au monde (et plus largement, aux captations du media Cercle).

 

 

Bien sûr, ces exemples reposent sur d'importants moyens techniques et financiers, et surtout sur l'idée de déplacer la musique dans des cadres inhabituels et vides d'êtres humains.

Le concert «classique» n'a lui pas de raison d'être sans public, sauf cas de force majeure. C'est tout un dispositif technique pour faire vivre la création, la mettre dans des conditions adaptées, et l'adapter selon les réactions en face. Le streaming peut compenser ce manque, mais pas le remplacer.

Pour reprendre les mots de David Byrne dans son ouvrage How Music Works, «la musique va parfaitement avec l'endroit où elle est entendue, au niveau sonique et structurelle. Elle est absolument et idéalement adaptée à cette situation; la musique, une chose vivante, a évolué pour entrer dans la niche disponible».

Il va être très intéressant de voir comment les choses vont évoluer dans les mois à venir, le succès ou non des premiers festivals en ligne, les nouvelles initiatives pour sauver la musique live... si l'on fait face à une particularité de notre temps, ou une évolution vers un modèle plus immatériel.

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