Égalités / Société

Le confinement, «une séquestration légale» pour les femmes victimes de violences conjugales

Les associations sont en alerte pour aider ces femmes dont le foyer était déjà un espace dangereux, pour elles et leurs enfants.

Les centres d'hébergement déjà saturés avant le confinement vont également pâtir de la situation. | Fotorech <a href="https://pixabay.com/fr/photos/la-d%C3%A9pression-triste-d%C3%A9pression-4782696/">via Pixabay</a>
Les centres d'hébergement déjà saturés avant le confinement vont également pâtir de la situation. | Fotorech via Pixabay

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Stéphanie Le Gal Gorin tourne en rond dans son salon. D'ordinaire débordée, cette coordinatrice de l'Espace Femmes de l'association Steredenn, située à Dinan (Côte-d'Armor), reçoit significativement moins d'appels émis par des femmes victimes de violences que d'habitude. La femme de 44 ans ne lâche pas son téléphone pro des yeux: elle sait qu'il devrait sonner bien plus souvent.

Alors que la France est confinée depuis deux semaines, certaines femmes souffrent des conséquences directement liées aux mesures adoptées par le gouvernement pour faire face à l'épidémie de Covid-19. Pour les femmes victimes de violences conjugales et leurs enfants, être enfermées à domicile avec leur agresseur est dangereux. L'isolement est une des stratégies principales des conjoints violents. «Pour elles, c'est une séquestration légale», alerte Stéphanie Le Gal Gorin.

«Depuis une semaine, nous avons constaté une hausse de 32% d'interventions sur lesquelles nos services sont sollicités en zone de gendarmerie, et 36% à Paris», a déclaré le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, sur France 2, dix jours après le début du confinement. En Chine, l'ONG Equality, contre les violences basées sur le genre, à Pékin, a reçu plus d'appels de victimes pendant le confinement, assure Feng Yuan, cofondatrice. Selon le magazine shanghaien Sixth Tone, les violences conjugales auraient doublé à Jingzhou (province de Hubei) depuis la mise en quarantaine de la ville.

«Interdit de sortir, permis de fuir»

Face à cette menace, Christophe Castaner a convenu, jeudi dernier, avec Carine Wolf-Thal, la présidente du Conseil national de l'Ordre des pharmaciens que durant la période de confinement, les victimes de violences intra-familiales pourraient se rendre dans la pharmacie la plus proche pour être accueillies. L'alerte sera immédiatement donnée aux forces de l'ordre.

De son côté, Marlène Schiappa a annoncé, samedi, la création de points d'accueil en face des supermarchés. La secrétaire d'État à l'Égalité entre les femmes et les hommes a aussi promis la création d'un fonds d'un million d'euros pour aider les associations et le financement de 20.000 nuitées d'hôtel pour séparer agresseurs et victimes.

 


Conjointement avec la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, Marlène Schiappa avait affirmé, dès les premiers jours de confinement, que l'éviction du conjoint violent devait être la règle. Une décision prise avec des pincettes par les associations. «L'éviction est un beau principe mais qui n'est pas souvent mis en application dans les faits par manque de moyens», questionne Stéphanie Le Gal Gorin, qui précise qu'en temps normal il manque déjà des structures pour accueillir les auteurs de violences évincés.

Claudie Lesselier, coprésidente de la Maison des femmes de Paris, estime que «dans un premier temps, le gouvernement a manqué de réactivité face aux conséquences du confinement». Elle regrette que dans leurs allocutions officielles, le président et le ministère de l'Intérieur n'aient évoqués, le 16 mars, que brièvement la situation des personnes les plus vulnérables comme les femmes et enfants victimes de violences, et celles des précaires ou sans-abris.

Dès le début des restrictions, le collectif #NousToutes a rappelé aux femmes victimes qu'il leur était permis de fuir. Chaque année, au moins 219.000 femmes sont victimes de violences conjugales. Un chiffre largement sous-estimé selon les associations et qui ne prend pas en compte les violences psychologiques.

«Il faut dire clairement aux femmes et aux enfants: “Si vous avez besoin de sortir, sortez. Attestation ou pas”», estime Marie Cervetti, directrice de l'association FIT Une femme un toit, hébergeant des jeunes femmes isolées de 18 à 25 ans victimes de violences sexistes et sexuelles. «Le confinement ne doit pas empêcher les victimes de se signaler auprès des forces de l'ordre», a fait valoir à l'AFP Laure Penalvez, policière qui travaille sur la plateforme des signalements en ligne de ces types de violences. Les patrouilles sont prêtes à intervenir, affirme-t-elle.

Après avoir été interrompu quelques jours pour se réorganiser, le 3919, numéro d'aide et d'écoute, a repris du service samedi 21 mars. La Fédération nationale solidarité femmes, qui gère le numéro, s'est arrangé pour que les écoutantes puissent travailler depuis chez elles, dans les conditions de confidentialité et de tranquillité qu'exigent les appels. «Nos activités sont malheureusement un peu réduites mais la FNSF et toutes les associations du réseau font leur maximum», indique François Brié, porte-parole. Le service est ouvert du lundi au samedi, de 9 heures à 19 heures.

 

 

 

 

 

 

 

 

Violences renforcées, femmes isolées

En période de confinement, les associations craignent que les violences conjugales s'intensifient. «Les hommes violents sont souvent des “tyrans domestiques” qui mettent à l'épreuve chaque fait et geste de leur compagne: est-ce que le repas est servi à l'heure demandée, est-ce que le plat leur convient, est-ce que les courses sont bien rangées... Les femmes victimes font tout leur possible pour que ces situations n'explosent pas et provoquent des crises dangereuses pour elles et leurs enfants. En temps de confinement, ces crises sont impossibles à éviter», fait remarquer Natacha Henry, autrice de l'enquête Frapper n'est pas aimer et consultante en violences conjugales auprès du Conseil de l'Europe.

Redoutant continuellement la présence de leur conjoint, ces femmes voient leur calvaire aggravé par le confinement. «Les auteurs de violences psychologiques pourraient aussi passer à la violence physique», explique Stéphanie Le Gal Gorin, qui est également sociologue et travaille avec des auteurs de violences dans des groupes de responsabilisation. Elle redoute que les agresseurs, sans cesse à la recherche de prétextes, trouvent dans le confinement des justifications à leurs actes. «Face à l'enfermement, la promiscuité, les craintes financières ou la charge des enfants qui s'agacent de tourner en rond, les conjoints violents pourraient tenter de légitimer leurs coups et se dire: “C'est normal que dans ces conditions je pète un câble”.»

«La police enregistre des pics d'appels d'urgence durant les matchs de foot, propices à la prise de drogue et/ou d'alcool», affirme Marlène Firch, clinicienne psychanalytique, spécialiste de la violence conjugale et intrafamiliale. Or pour certains agresseurs, ces consommations risquent d'être décuplées en période de confinement, informe-t-elle.

«Les épisodes de violences non-silencieux vont être davantage entendus par le voisinage. [...] C'est un petit espoir .»

Natacha Henry, consultante en violences conjugales auprès du Conseil de l'Europe

Un pic est aussi enregistré le week-end, lorsque victime et agresseur se retrouvent ensemble à la maison, ajoute le médecin. L'ensemble des associations contactées craignent une hausse des décès, des suicides forcés et des féminicides masqués en suicide.

En plus d'une promiscuité constante et forcée avec leur agresseur, les femmes victimes de violences et leurs enfants souffrent de l'isolement, inhérent au confinement. Les ruptures avec les tiers sont autant d'éloignements avec celles et ceux qui peuvent, d'habitude, soupçonner des cas de violences. Les associations conseillent aux victimes d'essayer, si elles le peuvent, de sortir faire les courses et à leurs proches de téléphoner régulièrement.

«Les épisodes de violences non-silencieux vont être davantage entendus par le voisinage qui passe ses journées à la maison. On peut se dire qu'il y aura plus de détection précoce des cas de violences, en tous cas c'est un petit espoir», souligne Natacha Henry. Plus que jamais, les professionnel·les appellent le voisinage à redoubler de vigilance et à joindre le 17 en cas d'urgence.

«C'est terrible de connaître la réalité et de ne rien pouvoir faire»

Les associations, qui ne peuvent plus accueillir les victimes, restent joignables par téléphone. Stéphanie Le Gal Gorin, coordinatrice de l'Espace Femmes de Dinan, assure une permanence téléphonique (07 60 51 79 83) depuis son domicile. Depuis une semaine, elle téléphone aux femmes avec qui elle était déjà en lien. «Certaines ont quitté leur conjoint avant le confinement mais ont toujours besoin de soutien.» Elle envoie régulièrement des textos, à celles qui ne sont pas encore parties, confinées avec leurs agresseurs. «Je prends de leurs nouvelles l'air de rien, comme je sais que les conjoints violents contrôlent leur téléphone. Mais je sais qu'elles ne répondront pas...», lâche-t-elle. Coincée avec la personne qui lui fait subir des sévices, difficile pour une femme victime de violences de décrocher son téléphone. «Je garde toutefois la permanence car il faut que l'aide et l'écoute restent possibles», murmure Stéphanie Le Gal Gorin.

Pour elle, la baisse des appels qu'elle reçoit tient aussi au fait que les partenaires qui redirigent habituellement ces femmes vers l'association où elle œuvre, comme les intervenant·es en gendarmerie et les travailleurs sociaux au sein de la Maison du département, tournent au ralenti.

Les centres d'hébergement déjà saturés avant le confinement vont également pâtir de la situation. Certaines jeunes femmes abritées par FIT Une femme un toit, travaillent en CDD ou intérim et allaient être prolongées. Elles auraient dû quitter le centre et libérer des places, explique la directrice Marie Cervetti.

En temps habituel, la France manque de places dans les centres d'hébergement pour accueillir ces femmes, seulement 5.000 places sont disponibles. En 2018, le Haut Conseil à l'Égalité a déclaré que 11.000 places supplémentaires étaient nécessaires pour protéger les femmes victimes de violences conjugales et leurs enfants. En novembre 2019, à la suite du Grenelle sur les violences conjugales, le gouvernement a annoncé 1.000 places supplémentaires, toujours pas effectives. «L'épidémie de coronavirus met en exergue le manque de moyens des associations que nous déplorons depuis vingt ans», constate Marie Cervetti, amère.

Après deux semaines de confinement, aucun chiffre ne permet de confirmer une hausse de ces violences. «C'est terrible de connaître la réalité et ne rien pouvoir faire», déplore Stéphanie Le Gal Gorin. La sociologue ajoute: «Je pense qu'à la sortie de cette crise, nous prendrons connaissance des situations qui se sont déroulées durant le confinement.»

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