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Mardi 10 mars. Le service des maladies infectieuses de l'hôpital Tenon, à Paris, est quasiment vide. Pas une seule personne dans la salle d'attente. On aurait pu se croire au milieu du mois d'août, mais l'ambiance est celle d'une section d'hôpital qui se vide pour préparer l'arrivée du tsunami viral. Dans les couloirs, on entend déjà des infirmiers se plaindre de la pénurie de masques à venir.
Au même moment, la grande conférence sur le sida de la CROI (Conférence sur les rétrovirus et les infections opportunistes), à Boston, passe en mode virtuel: le Covid-19 vient de dématérialiser ce rassemblement annuel de 5.000 chercheurs et chercheuses, les communications se font via internet. Dans les rues de Paris, pas encore désertes, plane une suspicion invisible, qui se propage dans l'air et qui rappelle les films de pandémie comme Contagion. Si ce n'est pas Dernier train pour Busan.
So here we are again. C'est ma deuxième épidémie. Un ami d'Amsterdam publiait ce tweet il y a trois jours: «Nous, les gays, avons tellement souffert de l'épidémie du sida. La peur est profondément imprégnée en nous.» C'est cette peur qui lui a permis de se protéger pendant plusieurs décennies. Il est toujours séronégatif. L'infectiologie nous est tombée dessus et elle a changé la direction de nos vies.
Mais voilà, il n'y a pas de préservatif pour le Covid-19.
Les expert·es du sida sur le front
Certain·es ancien·nes nous disent qu'il faut arrêter de comparer le sida avec le coronavirus. Pourtant, tous et toutes sont là. Depuis le début de la crise, les médecins des services de maladies infectieuses, dont une grande partie a affronté le sida depuis plus de trente ans, ont multiplié les apparitions dans les médias.
Derrière les discours de Donald Trump, un autre ancien de la lutte contre le sida, Anthony Fauci, fait un come-back remarqué, même s'il peine à conserver un visage impassible devant les bourdes à répétition du président américain. Derrière Trump aussi, le laboratoire Roche, le même dont l'ancien PDG, Patrick Cage, minimisait dans les années 1980 l'enjeu de la recherche sida: «Un million de personnes avec le sida, ce n'est pas un marché intéressant. D'accord, ça progresse, mais ce n'est pas l'asthme.»
C'est que les points communs entre le sida et le coronavirus sont nombreux, même si l'épidémie actuelle est sans commune mesure avec celle du VIH-sida. Le sida est apparu dans des minorités précises (Africains, Haïtiens, toxicomanes, gays) alors que le Covid-19 concerne toute la population. Le VIH a touché plus de 74 millions de personnes dans le monde depuis son apparition, mais il n'a pas provoqué d'effondrement économique, financier et hospitalier à l'échelle internationale.
La population est effrayée et confinée, mais cette crainte n'a rien à voir avec la panique visuelle causée par les premiers cas du sida, avec leurs stigmates effrayants et leur condition de pestiférés. Autant la recherche contre le sida a longtemps souffert de budgets réduits, autant le Covid-19 bénéficie du «quoi qu'il en coûte» appliqué à une déclaration de guerre médicale et sociale.
Pourtant, le virus actuel présente de nouveaux angles de détresse comme l'impossibilité, pour les familles et les ami·es, de visiter les malades à l'hôpital, ou la restriction du nombre de personnes à un enterrement, ce qui est sans précédent. Le fait que les personnes avec des symptômes aient à gérer seules leur santé (en contact avec leur médecin) est aussi une source d'angoisse inédite.
Enfin, la rareté des masques, des kits de dépistage, l'absence de traitement de référence, de vaccin, et les incertitudes sur les modes de contamination... Tout ceci rappelle le sida. Et la source de la crise reste la même qu'il y a quarante ans: mauvaise anticipation des pays occidentaux, manque de coordination des États qui adoptent des stratégies différentes. L'Europe est le foyer mondial de l'épidémie mais ne parvient pas à produire assez de masques.
Les vieux réflexes du déni
Comme pour le sida, les États-Unis culpabilisent une origine étrangère (Trump parle de «virus chinois»), quand l'administration de Ronald Reagan bannissait les personnes séropositives de son territoire. Comme pour le sida, Washington promet des mesures qui n'existent pas (il faut regarder l'émission de John Oliver qui passe en revue les incohérences de la politique américaine). Comme pour le sida, certains pays se montrent imaginatifs contre le coronavirus quand d'autres, comme la Russie, ne déclarent qu'un seul décès à ce jour et fabriquent de la désinformation pour discréditer l'Occident. Rappelons l'échec ahurissant de la lutte contre le sida dans ce pays, le seul où l'épidémie progresse: en 2018, il y aurait eu 37.000 décès du sida. Et 103.000 nouveaux cas diagnostiqués pour une population de 1,1 million de personnes séropositives.
Au niveau thérapeutique, les deux virus sont différents, mais parmi les traitements envisagés, la possibilité d'utiliser des antirétroviraux réservés au sida existe, même si le Kaletra ne semble pas très efficace. Les personnes séropositives sous traitement, avec une charge virale contrôlée, ne sont pas particulièrement à risque, mais l'association Aides conseille à ces personnes de se mettre en arrêt maladie si le télétravail n'est pas possible. Il se peut même que les multithérapies efficaces qui sont à notre disposition en 2020 puissent aider.
Dans les semaines et les mois qui viennent, il sera possible de vérifier si les personnes séropositives ont bien (ou mal) résisté au Covid-19 dans ses formes les plus graves. Pour celles et ceux qui ne suivent pas de traitement, le risque est immense. En France, on estime à 24.000 le nombre de personnes vivant avec le VIH sans le savoir.
Des malades encore peu visibles
La grande différence entre cette épidémie et celle du sida, c'est la parole des malades. Ces dernièr·es s'expriment sur les réseaux sociaux et les messages se font de plus en plus alarmants mais, pour l'instant, les médecins et le personnel hospitalier sont au premier plan. Car la communication du milieu médical a totalement changé en trois décennies. Grâce au VIH, l'ensemble du corps médical a compris la nécessité de la transparence.
Les mots sont simples et pédagogiques, comme lors de l'interview du Pr Jean-Francois Delfraissy, président du conseil scientifique sur le Covid-19, au journal de France 2 le 18 mars. Les chercheurs et les chercheuses sont devenu·es les porte-paroles de l'État. Déjà, ces médecins anticipent les problèmes éthiques qui surgiront lorsque les premiers traitements seront disponibles: qui traiter en priorité? N'oublions pas que l'arrivée des premières trithérapies, en 1996, avait été conflictuelle, le Conseil national du sida se prononçant contre un tirage au sort des malades.
Cette parole des malades sera sûrement au cœur de la deuxième période de l'épidémie, bientôt. Ce sont les témoignages des patient·es et des familles qui vont alimenter la description réelle de la souffrance. Faire le deuil des personnes décédées va être de plus en plus difficile humainement et cela va aggraver le poids de l'isolement. La colère des médecins de ville et à l'hôpital autour de la pénurie de masques et de tests de dépistage sera forcément relayée par la population, qui comprend bien que cette pénurie va à l'encontre des recommandations de l'OMS qui conseille de «tester, tester, tester les gens». Un scandale se prépare sur la mauvaise gestion des stocks et il n'attendra peut-être pas la fin de la crise, même si, pour l'instant, la popularité du chef de l'État est en hausse.
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Derrière l'épidémie, la contestation
Plus dure sera la chute. L'épidémie a commencé en novembre dernier, mais la pénurie de masques symbolise la mauvaise préparation du pays. Trop de médecins vont tomber malades, ou même décéder, comme c'est déjà le cas. La population générale n'acceptera pas ce sacrifice puisque les budgets à la santé n'ont cessé de se réduire depuis des années. Les médias fanfaronnaient il y a encore trois semaines sur la supériorité de notre système de santé. Nous découvrons aujourd'hui que nous disposons de beaucoup moins de matériel que l'Allemagne.
À cela s'ajoute déjà la situation des personnes les plus vulnérables, et pas seulement les personnes âgées. Les prisonnièr·es, les sans-emploi, les sans-abri, les travailleurs et travailleuses du sexe sont livrées à elles-mêmes. Ce sont exactement les populations marginalisées qu'Act Up défendait déjà. Comme le sida, le Covid-19 exacerbe les inégalités sociales entre celles et ceux qui peuvent se protéger et celles et ceux qui doivent travailler ou qui sont à la rue. Ici aussi, le risque politique est grand, puisque le pays est toujours marqué par plus d'une année d'agitations sociales liées à la précarité.
Le sida a nourri et bénéficié du mouvement militant le plus important dans la médecine de la fin du XXe siècle. L'industrie pharmaceutique est à nouveau surveillée de toute part. Les gouvernements font des promesses qu'ils ne parviennent pas à tenir. La colère progresse chaque jour davantage chez les professionnel·les de santé. Les médias se font l'écho de ces incohérences. Les pétitions se multiplient. Tous les ingrédients sont rassemblés pour un traumatisme social qui deviendra politique. Et le pic de l'infection est toujours devant nous.