Monde

Immersion dans un maquis en Tunisie

Ces restaurants improvisés jouent un rôle social essentiel, notamment à Sfax, ville industrielle où se tuent à la tâche nombre de migrant·es originaires d'Afrique subsaharienne.

Fabienne danse à côté de sa copine, le 17 février 2020 à Sfax (Tunisie). | Matthias Raynal)
Fabienne danse à côté de sa copine, le 17 février 2020 à Sfax (Tunisie). | Matthias Raynal)

Temps de lecture: 6 minutes

À Sfax (Tunisie)

Il y a parfois des descentes de police dans ces endroits qui ne sont pas déclarés. La fête peut alors se terminer au commissariat. Il vaut mieux être prudent·es. À notre arrivée dans cette rue sans éclairage, il a fallu rassurer nos hôtes: «Vous n'êtes pas tunisien? Vous pouvez monter.» Pas non plus de lumière dans la cage d'escalier de cet immeuble jamais terminé où n'habitent que des Noir·es. On éclaire les marches grâce à la torche du téléphone, jusqu'au troisième étage où la porte de gauche s'ouvre sur un petit appartement transformé en débit de boisson. Discret mais pas franchement caché, un peu comme le travail illégal des migrant·es en Tunisie. Les autorités préfèrent fermer les yeux. Sfax, ville-usine située à près de 300 kilomètres au sud de Tunis, accueille depuis le milieu des années 2010 une population de plus en plus importante d'ouvrièr·es venu·es d'Afrique subsaharienne.

Parce que le Code du travail est très restrictif et fondé sur le principe implicite de la préférence nationale, ces personnes sont assurées de ne jamais vivre et travailler légalement sur le territoire tunisien. Le même texte protège les étrangèr·es européen·nes et d'Amérique du Nord, expatrié·es, entrepreneurs, hommes et femmes d'affaires, estime le sociologue Vincent Geisser, mais contribue à «irrégulariser» les étrangèr·es à la peau noire, qui travaillent sans contrat, sans protection sociale, enchaînent les heures, parfois sans être payé·es et sans pouvoir défendre leurs droits, car toujours sous la menace d'une expulsion. Alors le week-end, le maquis, aussi appelé «nganda», c'est la soupape de sécurité. Ces mots viennent d'Afrique de l'Ouest et désignent un restaurant ou un bar.

Plafond décoré d'un maquis, 17 février 2020 à Sfax (Tunisie). | Matthias Raynal

Défouloir

«Jamais on ne travaille comme ça en Côte d'Ivoire, dans l'industrie il y a des mesures de sécurité strictes. On a des protections. Au-dessus de 2 mètres, il faut être harnaché…» Mahmoud n'est là que depuis quelques mois, mais il est toujours surpris de ce qu'il a trouvé en arrivant à Sfax. Il ne s'attendait pas vraiment à ces conditions. Il travaille dans l'industrie pétrolière. Il a «un bon poste» et s'estime heureux par rapport aux autres. Il est le plus sobre ce soir-là au restaurant. Il n'a pas bu une goutte d'alcool tandis que du salon on évacue par bassines entières les cadavres de canettes de bière. La porte s'ouvre et se ferme, au gré du va-et-vient continu de la clientèle, faisant grimper par intermittence le niveau sonore dans l'entrée où Mahmoud est assis sur une chaise de jardin en plastique, les yeux rivés sur son téléphone. Pas vraiment dérangé par les éclats de voix et la musique ivoirienne à fond.

On vient dans ce maquis pour décompresser après une longue semaine de travail. «Ici, on se défoule, c'est la joie», raconte Carl, un jeune homme. Lieux d'échanges, les maquis de Sfax permettent à la communauté de se retrouver, de créer du lien social, mais c'est surtout là qu'on essaie d'oublier ses difficultés. Tous ces endroits se ressemblent: décoration minimaliste, quelques guirlandes accrochées au mur, une boule à facettes électrique au plafond, une chaîne hi-fi, il y en a au moins une vingtaine installés dans des appartements et des maisons.

On tente d'y soigner le mal du pays avec des plats typiques, comme l'attiéké ivoirien (semoule de manioc) que l'on accompagne de poulet ou de poisson. «La nourriture tunisienne, on n'est pas habitués», argumente Carl. Au sud du Sahara, on ne mange pas autant de pain par exemple, qui est a contrario l'aliment de base de la cuisine au Maghreb. À tel point sacralisé que, selon la tradition, si l'on en trouve par terre, il faut le ramasser pour le mettre à l'abri, sur un muret ou le rebord d'une fenêtre. À près de 4.000 kilomètres d'Abidjan, les bons petits plats que prépare Joséphine, la cuisinière, ne sont pas donnés. La grande assiette d'attiéké coûte 20 dinars (un peu plus de 6 euros), ça représente la paye d'une journée pour certain·es ouvrièr·es.

Poisson qui sera servi avec l'attiéké, le 17 février 2020 à Sfax (Tunisie). | Matthias Raynal

Économie informelle

C'est par avion, dans les valises des voyageurs et voyageuses, que les ingrédients introuvables au supermarché arrivent en Tunisie. Une petite filière s'est mise en place. Grâce aux étudiant·es ivoirien·nes, notamment, qui acceptent de louer leurs bagages à l'occasion de leurs allers-retours Tunis-Abidjan. Les 23 kilos coûtent 250 dinars (80 euros). La Royal Air Maroc est la compagnie préférée des «importateurs», parce que la personne qui voyage a droit à deux valises en soute et une en cabine, explique un restaurateur. Au total, 56 kilos de marchandise. Bien conditionnés, attiéké, bissap, gambo, igname et patates douces tenteront de passer la frontière. Tout cela n'a rien de légal, mais tant que les douaniers ne trouvent rien, la Tunisie est à l'abri d'une pénurie. Parfois, il faut adapter le menu en fonction des arrivages. Certains ingrédients sont rares. «La banane plantain, c'est le diamant», lâche un cuisinier.

Dans les maquis, il y a un produit qui n'est jamais en rupture de stock: la bière. Les canettes jaunes de Stella sont dans toutes les mains. La marque locale n'a aucun lien de parenté avec son homonyme belge. Elle est moins chère que gratuite, comme disent les Tunisien·nes, vendue 2 dinars pièce (un peu plus de 50 centimes d'euros) dans les maquis. La marge est faible mais les grandes quantités écoulées permettent de dégager d'importants bénéfices. «On gagne bien», témoigne la gérante d'un restaurant, tout sourire. Elle n'en dira pas plus.

Même en pleine journée, on enchaîne les shots. Certains alcools viennent directement du pays, comme cette eau-de-vie obtenue à partir de vin de palme. «Si tu bois ça, tu peux enchaîner deux-trois plats facilement», explique fièrement un client en brandissant la bouteille, dans laquelle flottent des racines. On l'appelle «koutoukou» ou «gbêlê» et ça ne soigne pas que l'estomac. On prête au breuvage des vertus aphrodisiaques. «Avec ça, tu ne dors pas de la nuit!» Il est proposé à 2,50 dinars le shot (moins d'un euro). Mieux vaut ne pas trop en abuser, en Côte d'Ivoire, la consommation de koutoukou frelaté provoque régulièrement des intoxications, voire des décès.

Coup de blues

Un lundi de février, 17 heures, l'alcool monte à la tête. Fabienne alterne entre moments d'excitation et grosse déprime, parfois les deux en même temps. «Filme-moi, filme-moi, je veux passer sur France 24! Je veux que ma famille voit comment je vis. Elle pense que je suis riche», lance-t-elle en apercevant l'appareil photo. Ça fait quelques jours qu'elle se fait porter pâle et refuse de retourner dans la fabrique de poterie où elle travaille. Les conditions sont trop mauvaises et elle est à bout. Elle en veut à son copain de l'avoir fait venir en Tunisie. Il lui avait promis un emploi, elle s'est retrouvée piégée. «On m'a pris mon passeport. J'étais censée rester cinq mois dans une maison pour faire le ménage, le jour et la nuit. C'était tellement dur… C'est ma sœur qui m'a envoyé de l'argent de France pour que je puisse récupérer mes papiers et quitter cet endroit.» 

Son copain est un businessman, du genre constamment pendu à ses deux téléphones qui n'arrêtent pas de sonner. Il gagne sa vie en faisant venir des «frères» de Côte d'Ivoire. Il leur paie le billet d'avion et leur trouve «un bon job», «un contrat». Une fois sur place, ils devront souvent travailler pendant des mois avant de percevoir un salaire et de pouvoir récupérer leur passeport. Cet homme est l'un des premiers maillons de la traite des êtres humains, qui sévit entre Tunis et Abidjan. C'est par ces filières que beaucoup de travailleurs migrants ont débarqués à Sfax.

Usine désaffectée à Sfax, ville industrielle du Sud tunisien, le 17 février 2020. | Matthias Raynal

Le Tunis noir

Plus au nord, dans la capitale, la diversité culturelle de la rue tunisoise est frappante. Nombre d'Africain·es subsaharien·nes sont installé·es ici, beaucoup d'étudiant·es notamment, attiré·es par les écoles privées qui dispensent des formations réputées et moins chères qu'en Europe. Il y a aussi des personnes qui travaillent, aux profils très divers. Ce sont encore les chantiers et les restaurants qui recrutent le plus les hommes à Tunis, les femmes font souvent le ménage. Cette diaspora ne dispose que de quelques restaurants officiels dont un très connu dans le centre-ville, Chez Georges, logé dans une minuscule ruelle, à quelques mètres de l'Institut français. Le propriétaire est lui-même derrière les fourneaux et pratique une cuisine fusion, s'inspirant des gastronomies d'Afrique centrale, de l'Ouest, tunisienne et française.

C'est l'exception, car la législation locale ne permet pas à une personne étrangère de monter son affaire facilement. Pour faire face à la demande, dans la capitale se sont également développés les maquis. Ils se trouvent surtout dans les quartiers périphériques connus pour leur importante population noire, à l'Ariana ou l'Aouina, où chaque nationalité dispose de son lieu. Toute l'Afrique francophone est représentée, mais le plus discrètement possible, dans de simples appartements, à l'abri des regards.

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