Société

Comme une envie de changer de métier en rentrant de vacances

C'est souvent après quelques semaines à refaire le monde en sirotant des cocktails et à prendre du temps pour soi qu'on prend celui de réfléchir à ses envies profondes.

<em>«Les gens rentrent de vacances et se disent “ça ne va pas du tout, je reviens à mes activités initiales et c'est super déprimant”.»</em> | Abbie Bernet <a href="https://unsplash.com/photos/y8OPPvo_5mU">via Unsplash</a>
«Les gens rentrent de vacances et se disent “ça ne va pas du tout, je reviens à mes activités initiales et c'est super déprimant”.» | Abbie Bernet via Unsplash

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«Après un mois de vacances dans le Sud, je me suis retrouvée au bureau toute seule à Paris. Ma boss arrivait quelques jours plus tard. Il a fallu allumer l'ordinateur, ressortir les dossiers et là je me suis dit: “c'est ta dernière rentrée”», se souvient Marjorie Llombart, fondatrice de Dessine-moi une carrière et aujourd'hui experte en reconversion professionnelle. En septembre 2009, alors âgée de 30 ans, elle vit ce retour de vacances comme un déclic: «Ça ne peut plus durer.» Changement de cap, elle se décide à quitter son poste d'agent de photographes et de productrice photo.

Très vite, des tonnes de questions lui viennent: «Qu'est-ce que je peux faire? Est-ce que je postule dans une autre boîte? Est-ce que je me mets en arrêt maladie?», confie Marjorie Llombart qui s'est alors retrouvée dans une phase compliquée. Une phase qui peut, d'après Yves Deloison, auteur du livre Changer de job – La méthode pour réussir, «durer un moment. C'est la phase où on est paumé».

Paumée, Marjorie Llombart l'a été, mais ce fut bref. «Après quelques recherches sur internet, j'ai vu qu'il existait des accompagnements pour se reconvertir. J'étais d'accord pour me faire aider, alors je suis passée à l'action. J'ai appelé quelqu'un dont c'était le métier. C'est ce qui m'a vraiment aidée, parce que toute seule j'aurais peut-être continué à me poser ces questions dans mon coin», admet-elle.

Le voyage comme révélateur

Yves Deloison est également le fondateur de toutpourchanger.com, une plateforme qui aborde le changement pour celles et ceux “qui choisissent d'agir pour ne plus subir”. Sur ce site, actif depuis plus d'une décennie, il a constaté des pics de visites à certaines périodes de l'année.

Le premier pic a lieu tout début janvier, qui amorce la nouvelle année. Un mois synonyme de renouvellement et de changements conditionnés par la traditionnelle prise de bonnes résolutions. Un nouveau pic intervient, d'après les observations d'Yves Deloison, «fin août - début septembre. C'est une période où les gens rentrent de vacances et se disent “ça ne va pas du tout, je reviens à mes activités initiales et c'est super déprimant”», analyse l'homme, aujourd'hui journaliste. C'est ce qu'a vécu Marjorie Llombart: «Moi, mon déclic, ç'a été au retour des vacances d'été.»

Ce changement, elle ne l'a pas mûri pendant sa pause estivale: «J'ai vraiment déconnecté et profité de mon séjour dans le sud. J'avais laissé le travail en arrière-plan, même si ça faisait quelque temps que je me posais des questions. C'est vraiment le choc du retour où j'ai vu le contraste entre l'état dans lequel j'étais pendant les vacances et mon état au bureau qui m'a ouvert les yeux. En revenant, mon énergie s'était comme contractée.»

«Tout le temps, durant mon voyage, j'avais l'impression d'être sur la bonne voie.»
Clémentine, en reconversion professionnelle

Pour Clémentine, ce déclic s'est produit alors qu'elle traversait l'Asie accompagnée de sa meilleure amie. C'était en septembre 2018. «Je savais que quand je reviendrais de ce voyage, j'allais changer définitivement. J'avais envie de voir autre chose. J'en avais marre de ce que je faisais en France», raconte la jeune Alsacienne. À l'époque, elle travaille dans la communication, en service civique, pour «voir si le milieu peut [lui] plaire». Elle est loin du compte: «Ce qui m'a dérangée dans la com', c'était l'effort qu'il fallait fournir pour se montrer, cultiver son image.»

Son déclic à elle s'est réalisé à travers une personne: «Au Cambodge, j'ai rencontré un Américain. Il était marin pêcheur et prof de yoga. Un soir, il nous a donné un cours en face de la mer sur un petit îlot en bois. On s'est marré et ça faisait du bien. Je lui ai confié que je n'arrêtais pas de rencontrer des profs de yoga durant mon voyage et que ça faisait un moment que j'essayais de savoir si j'avais envie d'entreprendre une formation. Il m'a regardée et m'a dit: “Vas-y, fonce, fais-la!”»

Pour son dernier mois de voyage, Clémentine quitte son amie et prend la direction de l'Inde pour suivre cette formation. Une décision qu'elle ne regrettera pas. «Tout le temps, durant mon voyage, j'avais l'impression d'être sur la bonne voie», avoue-t-elle avec émotion.

Un environnement propice au lâcher-prise

Le cadre des vacances fait qu'on arrive à prendre des décisions qu'il nous paraîtrait impossible de prendre autrement. «Les vacances enclenchent quelque chose. C'est un moment où on est hors contexte du quotidien, notre esprit peut vaquer. On l'autorise à vagabonder», souligne Yves Deloison. Ainsi, au fil des pensées –éloignées des réalités du bureau, du métro, des discussions aux pauses clopes–, on se met à accepter une envie de changement profondément enfouie.

«Il y a un moment où c'est une évidence. Une évidence de lassitude, de frustration, d'insatisfaction», expose Yves Deloison. Marjorie Llombart confirme: «J'ai l'impression d'avoir enfoui cette insatisfaction dans un coin de mon cerveau. C'est comme si j'avais mis un couvercle dessus. Et le retour a sonné comme un réveil. Comme si ces vacances m'avaient réveillée.»

Au détour du Vietnam, en passant par la Thaïlande, les plages du Cambodge et l'Inde, Clémentine s'est laissée aller. «Avec ma meilleure amie, on avait plein de rêves. On se projetait ensemble. On se demandait si on n'allait pas ouvrir un restaurant, faire notre vie en Asie... Finalement, on ne concrétisait rien, on imaginait seulement.» Après trois mois de voyage, Clémentine s'autorise à rendre ses rêves concrets: «Je me suis dit: “Bon, qu'est-ce que je vais faire en rentrant?” Et c'est là que j'ai décidé de faire une formation de yoga.»

Aller au bout de son envie

D'après un sondage de 2016 réalisé par Monster, plateforme d'offres d'emplois, 88% des Français·es auraient, au retour de leurs vacances, envie de changer de travail. Encore faut-il passer à l'action pour mener à bien ce changement radical une fois quitté le décor exotique dans lequel on baignait pendant l'été.

«Ça se construit. On ne décide pas de tout lâcher comme ça. À moins d'être dans une situation vraiment difficile d'un point de vue moral», constate Yves Deloison avec l'expertise qu'il en a tirée au fil des années. Il précise: «Si on perçoit une situation de changement, on va mettre en place tout ce qui va permettre de changer. Et tout ça se fait étape par étape.»

«Plein de gens voudront quitter leur métier et ne pourront jamais.»
Sophie Denave, sociologue

Des étapes, il en a fallu à Marjorie Llombart pour arriver là où elle est aujourd'hui. Un accompagnement pendant quelques mois, suivi d'une rupture conventionnelle, en passant par plusieurs formations pour remettre à niveau ses compétences... Près de deux ans et demi se sont écoulés entre le déclic qu'elle a ressenti à son retour de vacances et son changement de métier.

Le voyage en Inde de Clémentine s'est achevé il y a plus d'un an. Après avoir définitivement dit adieu au secteur de la communication, elle est rentrée en France avec un nouveau projet. Malgré sa détermination, ce dernier demeure flou. Des envies de yoga, de travailler dans la thérapie et les énergies, la méditation... «Depuis que je suis rentrée, je suis un électron libre. Je papillonne de gauche à droite», confie Clémentine, qui fait part de son envie de se lancer professionnellement tout en prenant son temps. «J'aime bien me dire que je sème des graines autour de moi et que chacun doit trouver sa graine pour pouvoir planter sa fleur», ajoute-t-elle.

Trois barrières

Sophie Denave est sociologue, maîtresse de conférences à l'Université Lyon 2 et autrice de Reconstruire sa vie professionnelle – Sociologie des bifurcations biographiques, ouvrage fondé sur des entretiens menés auprès de quarante-quatre personnes âgées de 23 à 55 ans qui ont changé de métier. La sociologue a pu analyser de nombreuses trajectoires de reconversion et déterminer trois principaux obstacles: économique, culturel –ou scolaire– et social.

«Il y a un certain nombre de barrières [qui entravent la reconversion]. Actuellement en France, la première est économique», affirme Sophie Denave. La période de transition entre deux emplois étant plus ou moins longue, elle peut être compliquée à traverser du point de vue financier. Pour vivre cette reconversion, certaines personnes peuvent s'appuyer sur des soutiens proches (parents, conjoint·es, ami·es), d'autres comptent sur les dispositifs publics –la seconde option étant plus difficile à mettre en œuvre. Selon Sophie Denave, franchir le cap de la reconversion «n'est pas une question de volonté. Ce qui joue beaucoup, ce sont les conditions matérielles liées au contexte national: le poids des dispositifs publics, les congés, les formations rémunérées... et aux politiques publiques à l'instant T». La sociologue ne mâche pas ses mots: «Plein de gens voudront quitter leur métier et ne pourront jamais» à cause de cette barrière économique.

Vient ensuite la barrière culturelle ou scolaire. «Plus le niveau scolaire est élevé, plus la personne aura un champ des possibles ouvert», observe Sophie Denave. Par exemple, pour une personne diplômée d'un CAP qui n'est pas en capacité de se faire financer une formation, ce sera très difficile «parce qu'elle devra repasser le bac, faire un master en deux ans ou une formation. Ça en découragerait plus d'un».

Enfin, il faut également considérer la barrière sociale, le fait d'avoir ou non un réseau. «Ça joue de la même façon que lors de l'insertion professionnelle», admet Sophie Denave. Il est plus facile de s'insérer dans un nouveau métier si l'on a des contacts et/ou soutiens dans ce domaine qui nous est plus ou moins inconnu. C'est le cas de Clémentine qui, de retour en France, s'est tournée vers des professeur·es de yoga en Alsace.

Mais «ce ne sont pas forcément des désillusions», nuance la sociologue. La transition d'un métier à un autre implique «un moment où l'on réfléchit beaucoup, parce qu'il y a toujours une prise de risque». Celui de regretter sa vie d'avant, de se tromper ou d'échouer. Marjorie Llombart et Clémentine, comme d'autres, ne regrettent pas de l'avoir pris.

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