Monde

Cuba, la mauvaise conscience sud-américaine

La curieuse allégeance du continent envers un symbole éteint ne pourra pas durer éternellement.

Temps de lecture: 3 minutes

«Dehors, les vers de terres!» A Cuba, le «ver de terre» («gusano») ne désigne pas seulement un lombric. Il sert aussi à qualifier un opposant, un dissident, un journaliste emprisonné voire la femme de ce dernier qui plaide en vain pour sa libération. C'est en ces termes galants qu'à La Havane, le 17 mars, les Dames en Blanc ont été cueillies par les agents de la Sécurité de l'État et placées sans ménagement en garde à vue. Co-lauréat en 2005, avec notre organisation, du Prix Sakharov pour la liberté de l'esprit du Parlement européen, ce collectif des mères, sœurs et épouses de prisonniers de conscience défile chaque dimanche dans plusieurs villes du pays malgré l'hostilité des partisans d'un régime qui tolère mal la moindre opposition. Cette année, le 17 mars ne tombait pas un dimanche, mais à la veille des commémorations du «Printemps noir». D'où une hostilité redoublée.

C'était il y a sept ans. Le 18 mars 2003, alors que le monde a les yeux tournés vers l'Irak où débute l'invasion américaine, Fidel Castro liquide la «période spéciale», impulsée dans les années 1990, par une répression d'envergure. Ils seront 75, journalistes, intellectuels, syndicalistes ou militants d'opposition à subir le couperet d'un régime sur le déclin, et obligé de céder pour survivre à une brusque recharge d'autorité.

La fin de l'ouverture

C'en est alors fini de l'ouverture économique — la manne touristique étrangère devant assurer la rente, des quelques libéralités accordées aux citoyens de l'île et surtout de l'émergence d'une petite presse indépendante fonctionnant hors du contrôle de l'Etat. Les blogueurs de la génération suivante, comme Yoani Sánchez, prennent désormais le relais de l'information indépendante. Non sans douleur.

Dans l'intervalle, la succession dynastique a placé le cadet des Castro à la tête du pays, et avec lui, l'espoir ténu d'une nouvelle ouverture. Mais à Cuba, l'ouverture a un seuil, qui s'arrête aux droits de l'homme et à la liberté d'informer. Condamnés à des peines allant de 15 à 27 ans de prison pour «espionnage» et «haute trahison», 19 des 27 journalistes victimes du «Printemps noir» séjournent encore à l'ombre, dont notre correspondant Ricardo González Alfonso. Six de leurs collègues ont subi le même sort, quoique pour des peines plus courtes, depuis la «transition raúliste» de 2006. Eternel recommencement... Jusqu'à ce 23 février 2010.

Ce jour-là, un dissident meurt en prison. Condamné et emprisonné en 2003 pour «outrage», puis pour «insoumission», Orlando Zapata Tamayo décède après quatre-vingt jours de grève de la faim, faute de soins prodigués à temps. Le coup est rude pour l'image du régime havanais, en quête de respectabilité diplomatique.

Le silence de Lula

Abandonné à sa faim ultime comme Bobby Sands, Orlando Zapata succombe le jour où le président brésilien Lula est justement en déplacement dans l'île. Le locataire du Planalto, autrefois syndicaliste dissident et prisonnier d'une dictature dans son propre pays, tarde à exprimer ses «regrets» devant le drame, tente de ménager ce marqueur de l'identité latino-américaine que représente la «Révolution» cubaine. Le silence est intenable. Et un tabou a peut-être commencé à craquer.

Ancien militaire, un autre journaliste cubain dissident, Guillermo Fariñas Hernández, a cessé à son tour de s'alimenter en mémoire d'Orlando Zapata Tamayo. Cette grève de la faim n'est pas sa première. «Cette fois, j'irai jusqu'au bout. Je me laisserai mourir tant que ne seront pas libérés les prisonniers de conscience malade», nous a-t-il répété alors que nous voulions le persuader d'interrompre sa démarche. D'autres dissidents veulent suivre.

Au Parlement européen, la quasi-totalité de l'hémicycle s'alarme par une résolution, adoptée le 11 mars. Au Brésil, le débat enfle, jusque dans les rangs du Parti des travailleurs (PT), la formation du président. Les dissidents cubains attendent un geste de Lula, l'enfant du peuple, l'autre symbole, l'homme de progrès, le promoteur d'une intégration régionale latino-américaine loin de la tutelle des Etats-Unis qui causèrent par ici tant de tragédies.

En finir aussi avec l'embargo, l'argument de poids pour les castristes

Du côté de La Havane et de ses soutiens militants extérieurs, on s'acharne sur un mort et un mort-vivant. Des «délinquants», des «mercenaires», des «vers de terre» que cet Orlando Zapata, ce Guillermo Fariñas et autre Ricardo González Alfonso. Mais cette fois, la propagande haineuse fait long feu. Le «symbole» cubain a encore perdu de son aura. En Amérique latine, au sein de la presse sympathisante et des gouvernements, on préfère garder le silence.

Pour combien de temps? Nous avons posé la question, ce 17 mars, au président Lula. La curieuse allégeance de tout un continent — et parfois au-delà — envers un symbole éteint ne pourra pas durer éternellement. Tout comme la perpétuelle inversion du stigmate pratiquée par le régime de La Havane dès qu'on lui rappelle ses atteintes aux droits de l'homme. Tout comme l'embargo des Etats-Unis, qui fournit en définitive un argument de poids aux frères Castro.

Le régime cubain n'est plus désormais ni un épouvantail de la guerre froide ni un veau d'or révolutionnaire. Les jeunes journalistes et blogueurs, ces représentants d'une nouvelle dissidence — qui préféreraient, eux, parler de société civile — l'ont compris. L'avenir de l'île commence avec eux. A moins qu'il ne s'accélère, si Guillermo Fariñas devait aller «jusqu'au bout».

Benoît Hervieu, Bureau Amériques de Reporters sans frontières

Photo: Le 20 mars à La Havane, une des Dames en Blanc tient la photo du dissident Orlando Zapata, décédé le 20 février. REUTERS/Desmond Boylan

cover
-
/
cover

Liste de lecture