Monde

Wuhan est bien plus que la ville du coronavirus

Au-delà de l'épidémie et la quarantaine, Wuhan dit beaucoup de choses de la Chine d'hier et d'aujourd'hui.

Le lac de l'Est, dans l'arrondissement de Wuchang à Wuhan. | White.RainForest ∙ 易雨白林. <a href="https://unsplash.com/photos/gmrBq0rWF-U">via Unsplash</a>
Le lac de l'Est, dans l'arrondissement de Wuchang à Wuhan. | White.RainForest ∙ 易雨白林. via Unsplash

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武汉, lisez Wuhan, est au cœur de l'actualité depuis que la ville est devenue malgré elle la plus grande zone de confinement de l'histoire de l'humanité. Beaucoup ont attendu cette épidémie pour apprendre à placer Wuhan sur une carte, alors même que la capitale de la province du Hubei compte plus d'habitant·es que Paris (11 millions) et qu'elle est le berceau de nombreux mouvements révolutionnaires en Chine.

Wuhan naît en 1927 de la fusion de trois villes: Wuchang, Hankou et Hanyang, devenus ses quartiers historiques. À l'origine, il s'agissait d'une cité de petits marchands et de dockers, essentiellement basée autour du fleuve Yang-Tsé (长江) et de son affluent, la rivière Han (汉江). Elle est aujourd'hui devenue un carrefour central du transport de marchandises en Chine.

Le soulèvement de Wuchang

Au XXe siècle, Wuhan s'est souvent retrouvée au cœur de l'histoire chinoise. Elle est notamment le terrain de la révolte contre la dynastie Qing. À l'automne 1911, la population est agitée par une crise politique touchant les services ferroviaires; les mouvements révolutionnaires souterrains se multiplient.

Le 10 octobre, le soulèvement de Wuchang est le premier rouage de la chute d'un empire vieux de cinq millénaires. Deux groupuscules mènent une attaque contre le vice-roi résidant à Wuchang: 500 soldats de l'empire sont tués, presqu'autant sont capturés et les révolutionnaires s'emparent de la ville.

Très vite, les militaires se joignent au mouvement et la province de Hubei ne reconnaît plus l'autorité des Qing. Les autres provinces sont invitées à suivre le mouvement. Un an plus tard, l'empereur abdique.

Depuis, le «double dix», soit le dixième jour du dixième mois, est célébré en souvenir du premier soulèvement comme la fête nationale chinoise, l'équivalent de notre 14-Juillet français.

 


Le mémorial du soulèvement de Wuchang à Wuhan. | Vmenkov via Wikimedia Commons

La guerre de résistance

Si vous avez joué au jeu vidéo Hearts of Iron IV, sorti en 2016, vous connaissez sans doute un peu mieux l'un des autres épisodes les plus importants de l'histoire de Wuhan.

En 1937, l'Allemagne succombe au nazisme, l'Europe sera bientôt un champ de bataille. À l'autre bout du monde, la Chine tente de contrer la progression de l'armée impériale japonaise sur son territoire. C'est la seconde guerre sino-japonaise, que les Chinois·es appellent guerre de résistance (中国抗日战争).

Pékin, Tianjin, Nanjing et Shanghai tombent et le gouvernement est forcé de se retirer à Wuhan, la transformant pour la seconde fois en capitale temporaire de la Chine.

Le 11 juin 1938, l'armée impériale japonaise lance une attaque contre la capitale du Hubei et essuie un premier revers. Les combats durent quatre mois. Finalement, les forces nippones pénètrent dans la ville, après la probable utilisation d'armes chimiques.

Cette bataille marque l'histoire, puisqu'elle permet de stopper un temps les troupes impériales, jusqu'alors perçues comme inarrêtables.

Dans le jeu vidéo Hearts of Iron IV, la bande-son utilisée pour l'événement, une marche militaire chinoise, héroïque et entraînante, a d'ailleurs récemment reçu beaucoup de nouveaux commentaires sur YouTube: «Quand tu construis un hôpital en dix jours», «Quand tu es le seul à Wuhan à ne pas avoir été infecté et que tu vois les autres se diriger vers toi».

 

La seconde libération

Petit bond dans le temps, nous voilà en 1967, la Chine est en pleine Révolution culturelle; une partie de la jeunesse chinoise alimente les rangs des gardes rouges et obéit aux ordres de Mao Zedong.

Ce dernier entend relancer l'esprit révolutionnaire, purger le pays des éléments impurs et le débarrasser des «quatre vieilleries»: vieilles idées, vieilles cultures, vieilles coutumes et vieilles habitudes.

Wuhan, à elle seule, compte cinquante-quatre groupes de gardes rouges s'opposant pour déterminer lequel d'entre eux représente la vraie gauche révolutionnaire. Les deux principales factions, le Million de héros, composé de membres du Parti communiste et appuyé par l'Armée populaire de libération, et le Quartier général des travailleurs de Wuhan, s'affrontent dans la capitale.

Progressivement, la lutte gagne en violence. «Pendant une réunion au parc de Jianghan, Li [un chef du Million de héros] a dit: “Notre but aujourd'hui, c'est de tuer tout le monde dans les trois quartiers de Wuhan.” […] Après être arrivés, j'ai tué cinq gamins avec mon shuriken. Tuer un jeune gamin rapporte 20 yuan. Tuer un membre de “l'équipe de combat”, 50 yuan», peut-on lire dans l'ouvrage La Dernière Révolution de Mao de Roderick MacFarquhar et Michael Schoenhals.

Pour mettre un terme aux tueries, Pékin exige le retrait du soutien de l'armée au Million de héros, mais le général concerné refuse. Mao Zedong tente un déplacement secret pour régler la situation, ce qui pousse le général à rédiger son autocritique. Déçus, les soldats se rebellent, agressent et enlèvent deux émissaires de Pékin, secourus in extremis quelques jours plus tard.

À la fin du mois de juillet 1967, le Million de héros est démantelé, le général est emprisonné et les rebelles célèbrent la «seconde libération de Wuhan».

L'incident de Wuhan, comme il sera appelé par les historien·nes, est considéré comme un tournant de la Révolution culturelle, puisqu'il marque le premier refus des militaires de se soumettre au gouvernement.

La scène punk

Peut-être la plus belle scène de Wuhan, et la moins connue de toutes, n'est-elle pas à chercher sur les rives millénaires du Yang-Tsé mais dans le monde souterrain de la musique underground: pour les fans de musique et les spécialistes du centre de la Chine, Wuhan est avant tout la capitale du punk chinois.

Autour de la figure emblématique de Wu Wei et de son groupe SMZB (生命之饼, «le pain de la vie») s'est structurée ce qui est aujourd'hui considérée comme la plus importante scène punk du pays, qui a donné naissance à de nombreuses formations telles que Si Dou Le (死逗了), MUM (妈妈), Angry Dog Eyes, Big Buns, etc.

Pour l'ethnomusicologue Nathanel Amar, la chanson «Scream for Life» de SMZB exprime «en sept strophes le projet que s'est donné le punk chinois depuis ses débuts: parler –ou hurler– pour ceux qui ne peuvent pas, et toujours dire la vérité. La parole portée par ces punks est indissociable d'une lutte, contre la censure, contre les conditions de vie en Chine contemporaine et contre le Parti communiste chinois, insulté à chaque concert et à chaque chanson».

 

Nathanel Amar a consacré sa thèse à la scène punk de Wuhan, dans laquelle il raconte cette culture underground, indépendante du pouvoir et qui ne peut exister que dans l'illégalité.

En Chine, la musique punk est peut-être l'une des dernières musiques ouvertement contestataires du régime communiste en place. Au travers de leurs textes très souvent composés en anglais, les groupes n'hésitent pas à dénoncer les vices de la société chinoise moderne, à l'image de la chanson «E.I.S.V» de P-Town (皮通, groupe de Hefei):

«When I was sixteen I feel / Quand j'avais 16 ans je sentais
There must be something wrong / Que quelque chose n'allait pas
The rich man pissing on my face / Le mec riche qui me crachait au visage
The government stand for him / Le gouvernement le soutenait»

Dans la capitale du Hubei, en ces temps de confinement, c'est une chanson de SMZB, «Wuhan, Wuhan» (大武漢貼採樣), qui résonne haut et fort chez les fans du genre, comme un hymne de résistance face à la tragédie et d'amour pour la capitale du punk:

«She will be beautiful, she will get freedom / Elle sera magnifique, elle sera libre
It won't be like a prison here forever / Ce ne sera pas une prison pour toujours ici
Break the darkness, there will be no more tears / Sortons de l'obscurité, il n'y aura plus de larmes
A seed has been buried in my heart / Une graine a été planté dans mon cœur
Here is a punk city –Wuhan! / Ceci est une ville punk –Wuhan!»

 


Le groupe SMBZ. | Avec l'autorisation de Nathanel Amar

Les rè gān miàn

Lorsque certain·es scientifiques ont avancé que le virus était passé de l'animal à l'homme dans l'enceinte du marché aux fruits de mer de Wuhan, où des animaux sauvages sont vendus à la découpe, la révélation est venue entacher l'une des autres scènes de la ville de Wuhan, cette fois-ci culinaire, au premier rang de laquelle on retrouve un plat de nouilles emblématique, les 热干面 (rè gān miàn) –dont voici une recette.

Tout et n'importe quoi a été dit sur la cuisine et les habitudes alimentaires de la population chinoise dans la couverture médiatique de l'expansion du coronavirus. En jouant à la fois sur une méconnaissance totale de la cuisine asiatique et le fantasme d'un exotisme conjugué à un racisme ordinaire, les médias et réseaux sociaux se sont quelque fois reposés sur des illustrations (parfois honteusement détournées) de marchés chinois où l'on pouvait voir divers animaux morts juxtaposés, amenant les personnes plus zélées à colporter l'idée que les Chinois·es mangeraient des chauves-souris.

D'après Suki, une jeune Wuhanaise poursuivant ses études au Canada, les habitant·es de la capitale du Hubei sont «très attentifs à leur petit déjeuner». Dès l'aube, les restaurants préparent les rè gān miàn, que la population locale s'empresse d'avaler avant de partir travailler.

Ce plat de nouilles, à première vue très simple, représente à lui seul les saveurs de Wuhan et est devenu l'improbable ambassadeur de la ville. La légende dit que dans les années 1930, un petit restaurateur, Bao Li, aurait involontairement fait tomber de la pâte de sésame et des légumes marinés dans ses nouilles, qu'il aurait ensuite vendues. Devant un succès inattendu, il leur donna le nom de 热 (, «chaud») 干 (gān, «sec») 面 (miàn, «nouilles»).

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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Depuis, ce plat rapide à réaliser et économique a fait la renommée de Wuhan. Le célèbre Quotidien du peuple les classa même dans le Top 5 des meilleures nouilles de Chine.

La cuisine de Wuhan et plus largement du Hubei fait l'unanimité auprès de celles et ceux qui l'ont déjà testée, et elle s'exporte désormais aux quatre coins du monde grâce à la diaspora, qui ouvre de nombreux restaurants.

Les cous de canard (yabo, 鸭脖) font également partie des snacks très appréciés par la population wuhanaise. Très relevé en goût, ils redonnent de la noblesse à une partie du canard qu'on laisse souvent de côté et se dégustent à n'importe quelle heure de la journée. Mais attention: ils n'ont rien à voir avec la fameuse recette de cous de canards que l'on connaît bien dans le sud de la France.

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