Santé / Économie

Coronavirus, quand l'Occident manquera de médicaments

Malgré nombre d'alertes ces dernières années, 80% des matières premières de médicaments restent produites en Asie.

Le gouvernement français a pleinement pris la mesure de la nature et de l'ampleur de la menace. | qimono <a href="https://pixabay.com/fr/illustrations/seringue-pilule-capsule-morphine-1884784/">via Pixabay</a>
Le gouvernement français a pleinement pris la mesure de la nature et de l'ampleur de la menace. | qimono via Pixabay

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Confrontée aux différentes conséquences possibles de l'extension de l'épidémie du Covid-19 Agnès Buzyn, alors ministre des Solidarités et de la Santé, a dit publiquement ses inquiétudes. Dans cette équation à inconnues multiples, une certitude: s'il ne dispose, à court terme, d'aucune parade contre l'épidémie, le gouvernement français a pleinement pris la mesure de la nature et de l'ampleur de la menace. Et il tient à le faire savoir. Jeudi 13 février, lors d'une conférence de presse, la ministre annonçait que cette contagion pourrait entraîner des problèmes d'approvisionnement de médicaments en France et en Europe.

«À ce stade, aucun problème d'accès ou de pénurie de médicaments n'a été signalé, ni en France ni au niveau européen. Mais l'industrie pharmaceutique mondiale est très dépendante des activités de production de matières premières en Chine, expliquait-elle. Et si cette production devait être réduite pendant une longue période, des impacts sur la disponibilité de certains médicaments sont possibles.»

On peut le dire autrement: faute d'être rapidement maîtrisée, l'épidémie due au nouveau coronavirus pourrait conduire à des tensions majeures sur la disponibilité des spécialités pharmaceutiques, à des situations de pénuries et à des mesures de rationnement des médicaments –tant en milieu hospitalier que dans les pharmacies d'officine. On imagine sans mal les conséquences médicales, éthiques et politiques d'une telle situation. Comment pallier le manque de médicaments essentiels comme les antibiotiques, les anticancéreux, les vaccins, les antidépresseurs, les anxiolytiques ou les antalgiques? Comment hiérarchiser les priorités entre les patient·es? Comment prévenir l'installation de marchés noirs médicamenteux?

L'urgence de l'indépendance

Pour parer à cette éventualité, Agnès Buzyn a aussitôt demandé à l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) le lancement d'une «analyse de risque» afin «d'identifier dès à présent toutes les ruptures possibles d'approvisionnement en médicaments lorsqu'il y a un lien avec la Chine». Ce travail sera effectué en parallèle au niveau européen par l'Agence européenne du médicament.

Interviewée à propos de l'avancée des travaux, la Direction générale de la Santé (DGS) précise que l'ANSM a demandé aux organisations représentatives des industries de santé (médicaments, dispositifs médicaux et dispositifs médicaux de diagnostic in vitro) d'identifier, pour les produits commercialisés en France, ceux dont la fabrication dont toute ou partie est réalisée en Chine, et de mobiliser les mesures ad hoc pour garantir la continuité de la couverture des besoins sanitaires pour les patient·es français·es. Les résultats de ces interrogations «devraient être disponibles dans les prochains jours». Des démarches équivalentes sont menées à l'échelon de l'Agence européenne du médicament.

La veille de l'annonce de la ministre, l'Académie nationale de pharmacie avait lancé une alerte rappelant que 80% des principes actifs pharmaceutiques utilisés sur le Vieux Continent sont fabriqués hors de l'espace économique européen –dont une grande partie en Asie. On estime que la Chine exporte surtout les matières premières nécessaires à la fabrication de médicaments, mais le pays produit déjà aujourd'hui 60% du paracétamol, 90% de la pénicilline et plus de 50% de l'ibuprofène mondiaux.

Il y a trente ans, 20% des matières actives étaient produites en dehors de l'Union européenne, une proportion qui atteint aujourd'hui 80%.
 

«La preuve est faite une nouvelle fois que, du fait de la multiplicité des maillons de la chaîne de production, il suffit d'une catastrophe naturelle ou sanitaire, d'un événement géopolitique, d'un accident industriel, pour entraîner des ruptures d'approvisionnement pouvant conduire à priver les patients de leurs traitements, souligne l'Académie nationale de pharmacieLa maîtrise de la fabrication des matières premières à usage pharmaceutique est devenue un enjeu stratégique national et européen.»

Et d'ajouter qu'il y a urgence à créer les conditions d'une relocalisation en Europe de la synthèse des substances actives et des excipients indispensables à la formulation pharmaceutique. Urgence à retrouver, comme jadis, une indépendance au niveau européen, en particulier pour les «médicaments indispensables» comme les antibiotiques ou les anti-cancéreux. Relocaliser sur notre sol, en somme, «la production de nos matières premières pharmaceutiques».

Cette menace avait déjà pu être perçue depuis plusieurs années, en dehors du cercle des spécialistes, via des épisodes récurrents de pénurie ponctuelle, ou durable, de telle ou telle spécialité pharmaceutique. Les prescripteurs, pharmaciens et patientèle françaises commençaient alors à découvrir les conséquences de mouvements tectoniques pharmaceutiques d'ampleur mondiale. À commencer par les demandes croissantes émanant des populations des pays de moins et moins émergents, où se situent désormais les principaux lieux de production des matières premières. Il y a trente ans, 20% des matières actives étaient produites en dehors de l'Union européenne, une proportion qui atteint aujourd'hui 80%.

C'est aussi là, ce qui est moins connu, une conséquence du souci légitime de préserver l'environnement. «Le jeu combiné de la mondialisation, de la crise économique, de l'augmentation des exigences réglementaires, pharmaceutiques et environnementales fait que l'on assiste en Europe à l'abandon de fabrication de matières actives à usage pharmaceutique», souligne l'Académie de pharmacie. Elle observe ainsi que le tissu industriel européen de la chimie fine pharmaceutique est confronté à des normes environnementales sans commune mesure à celles s'imposant aux opérateurs de pays tiers.

Une pénurie due à la mondialisation

L'Académie de pharmacie avait déjà, sur ce même thème, lancé des mises en garde au gouvernement en 2011, puis en 2013 et avait publié un important rapport en 2018. «La mondialisation de l'industrie du médicament a bouleversé le circuit du médicament», observait-elle. Et d'en citer les causes: «Délocalisation de la production des principes actifs (et parfois des produits finis) vers l'Asie (Inde, Chine, Sud-est asiatique, etc.) pour diminuer les coûts et/ou s'affranchir de contraintes environnementales coûteuses; complexification de la chaîne logistique (approvisionnement, production, étiquetage pays-dépendant, distribution); prévisions de vente de plus en plus difficiles; productions multidestinations; centre de décision économique à l'échelle mondiale et loin de l'Europe, aux États-Unis.»

Les personnes à l'origine de ce rapport formulaient alors une série de recommandations visant à créer les conditions d'une indépendance de l'Europe (de l'ordre de dix ans) pour les «médicaments indispensables», qui est restée lettre morte.

Les géants de Big Pharma sont très largement responsables de ces pénuries.

D'autres alertes suivirent. Fin 2018, le Sénat rendait public le rapport d'une mission d'information sur la pénurie de médicaments et de vaccins, qui rappelait que, en 2017, plus de 500 médicaments essentiels (anticancéreux, antibiotiques, vaccins) avaient été signalés en «tension» ou «rupture d'approvisionnement», soit 30% de plus qu'en 2016. «Ces ruptures conduisent à des pertes de chance inacceptables pour les patients et mettent en danger la qualité et le fonctionnement de notre système de santé, dénonçait-il. Du fait de la délocalisation à l'étranger de la plupart des structures de production de médicaments, c'est l'indépendance sanitaire de notre pays qui est désormais remise en cause.»

Taclant l'ANSM et Agnès Buzyn, les personnes à l'origine de ce rapport insistaient sur le fait que, «face au défaut de transparence» concernant les origines de ces pénuries et l'enjeu des responsabilités, la défiance augmentait entre les acteurs de la chaîne du médicament (que ce soit le fabricant et les pharmacien·nes, ou encore les dépositaires, les grossistes-répartiteurs et les prescripteurs).

Peu après, le relais était pris par l'association France Assos Santé. Pour cette dernière, aucun doute n'est possible: les géants de Big Pharma sont très largement responsables de ces pénuries, principalement dues à des stratégies financières contestables, à un désengagement de certains médicaments et à une concentration des sites de productions. L'association réclamait alors une régulation plus efficace de la part des autorités sanitaires nationales et européennes, une information claire sur les causes de ces ruptures, sur les plans de gestion des pénuries mis en place, ainsi que sur les sanctions imposées en cas de manquement aux obligations de notification et de mise en œuvre de ces plans.

Affronter Big Pharma

En juillet 2019, Agnès Buzyn annonçait pour la première fois quelques pistes, vite dénoncées comme très largement «insuffisantes» par l'Observatoire de la transparence dans la politique du médicament. Quelques semaines plus tard, le Journal du Dimanche parlait de «bombe sanitaire» en publiant une tribune signée par près de trente personnalités médicales[1]. Trente hospitalo-universitaires réclamaient à l'État d'engager un bras de fer sans précédent avec Big Pharma. Pour sa part le JDD avait recensé des «situations intolérables» de perte de chances pour lesquelles la responsabilité de l'État pourrait être engagée. Selon l'Institut national du cancer, une quarantaine de médicaments essentiels en cancérologie faisaient l'objet de lacunes importantes, qui pourraient «conduire à des décès prématurés», selon plusieurs responsables. Parmi lesquel·les le Pr Jean-Paul Vernant, hématologue à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, pressait les autorités sanitaires d'endiguer un phénomène touchant principalement des médicaments génériques vendus à bas prix.

«Très rares il y a une dizaine d'années, les pénuries de médicaments se multiplient. En 2018, selon l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), on a noté 868 signalements de tensions ou de ruptures d'approvisionnement dont les malades sont les premières victimes lorsque cela concerne des médicaments d'intérêt thérapeutique majeurs (MITM) pour lesquels il n'y a, le plus souvent, pas d'alternative efficace disponible. C'est vingt fois plus qu'en 2008. Les malades ont ainsi subi de multiples pénuries concernant des médicaments du cancer, des antibiotiques, des corticoïdes, des vaccins, des traitements de l'hypertension, des maladies cardiaques, du système nerveux…Ces pénuries ne touchent pas les très chères innovations thérapeutiques mais des médicaments peu coûteux qui, bien qu'anciens et tombés dans le domaine public, constituent toujours l'essentiel de la pharmacopée.»

Les signataires de la tribune demandaient aussi que soit rapatriée en Europe la production des «principes actifs» –ceux qui y étaient fabriqués il y a une quinzaine d'années. Et d'imaginer aussi que «soit créé un établissement pharmaceutique à but non lucratif, si possible européen, sinon français, comme aux États-Unis». On apprenait alors que, de l'autre côté de l'Atlantique, «à l'initiative de médecins indignés par les conséquences des multiples pénuries pour les malades et choqués par les augmentations itératives de prix, plus de 500 établissements hospitaliers s'étaient réunis pour fonder un établissement pharmaceutique de ce type produisant des médicaments passés dans le domaine public».

La création d'une telle structure permettrait selon ces spécialistes de prévenir les pénuries et d'être la garante non seulement de la qualité des médicaments, mais encore à des prix justes. Une proposition là encore restée lettre morte.

Le Covid-19 ralentit la Chine

C'est dans ce contexte que réémerge la menace de pénurie médicamenteuse massive du fait de l'épidémie due au Covid-19 et du ralentissement de la production industrielle d'un pays devenu la pharmacie du monde.

Risque de pénurie? Chez le géant français Sanofi, on assure aujourd'hui que la situation est sous contrôle –d'autant plus que «l'épidémie de coronavirus a coïncidé avec la période des célébrations du Nouvel An chinois. Pendant cette période, du 23 janvier au 3 février, la production et l'expédition des marchandises sont traditionnellement suspendues». Dans une réponse par mail adressée à Medscape le 12 février Sanofi précise: «En général, nous avons plusieurs fournisseurs pour nos matières premières clés afin de limiter le risque de rupture d'approvisionnement.»

Peut-on relocaliser en Europe la production des médicaments comme au temps où le Vieux Continent était le cœur de la chimie industrielle?

Quant à la production de médicaments, le laboratoire explique travailler «en étroite collaboration avec le gouvernement et les autorités pour veiller à ce que leurs installations puissent reprendre la production dès que possible tout en veillant à ce que nos employés viennent au travail en toute sécurité».

Reste la question centrale: peut-on relocaliser en France et en Europe la production des médicaments essentiels comme au temps où le Vieux Continent était le cœur de la chimie industrielle? Sauf à les menacer de créations de firmes nationalisées, on voit mal comment les États européens pourraient peser sur les choix des géants de Big Pharma. Sans même parler du refus des populations potentiellement opposées à la production de matières premières chimiques, souvent incompatibles avec le respect dû à l'environnement. Il y a là un sujet sanitaire, économique, politique et démocratique majeur. Un sujet dont l'Union européenne ne semblait guère soucieuse de s'emparer jusqu'à l'émergence d'un nouveau virus en Chine.

 

1 — Les Drs et Prs Jean-Paul Vernant, Gilles Montalescot, Véronique Leblond, Alain Astier, André Grimaldi, Philippe Grimbert, François Bricaire, Cécile Goujard, Richard Isnard, Jacques Young, Francis Berenbaum, Christine Katlama, Alain Fischer, Corinne Haioun, Thomas Papo, Joël Ménard, Éric Caumes, Louis Jean Couderc, Jean-Philippe Spano, François Boué, Anne Gervais, André Baruchel, Sophie Crozier, Pierre-Marie Girard, Xavier Mariette et Didier Bouscary. Retourner à l'article

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