Économie

Le socialisme ne résoudra pas les inégalités, un meilleur capitalisme si

Le capitalisme est toujours le meilleur moyen de gérer le risque et de stimuler l'innovation et la productivité.

N'en déplaise aux socialistes, le capitalisme est le meilleur moyen de soigner les maux du monde moderne. | Markus Spiske via <a href="https://unsplash.com/photos/W8JM0-st-_0">Unsplash</a>
N'en déplaise aux socialistes, le capitalisme est le meilleur moyen de soigner les maux du monde moderne. | Markus Spiske via Unsplash

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Avec toujours plus d'iPhones, d'internet, de climatisation, de téléviseurs à écran plat et de tout-à-l’égout à portée de main, peu d'habitant·es des pays développés voudraient revenir cent, trente ou même dix ans en arrière. De fait, dans le monde entier, les deux derniers siècles ont été synonymes d'énormes améliorations du niveau de vie; des milliards d'individus ont été arrachés à la pauvreté et l'espérance de vie, tous niveaux de revenus confondus, a largement augmenté. Pour l'essentiel, ce progrès s'est fait dans des économies capitalistes.

Pour autant, ces systèmes ne sont pas parfaits. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, le fossé entre riches et pauvres s'est outrageusement creusé, car les propriétaires d'entreprises et les travailleurs et travailleuses hautement qualifié·es des zones urbaines se sont enrichi·es, alors que celles et ceux travaillant dans des zones rurales ont vu leurs salaires stagner. Dans la plupart des pays riches, la multiplication des échanges commerciaux s'est soldée par une plus grande et meilleure gamme de marchandises, tout en entraînant la délocalisation de nombreux emplois.

Avec l'instabilité sociale se traduisant par des manifestations de masse, le Brexit, une montée des populismes et une polarisation toujours plus forte frappant aux portes des économies capitalistes, bien des progrès de ces dernières décennies sont aujourd'hui en péril. Pour certain·es expert·es et responsables politiques, la solution est toute trouvée: c'est le socialisme, promu comme la panacée d'à peu près tout, des inégalités aux injustices en passant par le changement climatique.

Pourtant, ce sont précisément les maux ciblés par les socialistes qui sont le mieux soignés par l'innovation, par les gains de productivité et par une meilleure répartition des risques. Le capitalisme est, de loin, le meilleur voire le seul moyen d'y arriver.

Une affaire de compromis

Le socialisme contemporain est difficile à définir. Traditionnellement, le terme signifiait «la propriété totale du capital par l'État», comme en Union soviétique, en Corée du Nord ou en Chine maoïste. À l'heure actuelle, rares sont celles et ceux qui adoptent un point de vue aussi extrême. En Europe, la social-démocratie renvoie à la nationalisation de nombreux secteurs économiques et à un État-providence très généreux. Et les socialistes aujourd'hui en plein essor modifient le concept pour parler d'un système économique offrant le meilleur du capitalisme (la croissance et l'augmentation du niveau de vie) sans le mauvais (les inégalités et les cycles économiques).

Sauf que les systèmes économiques parfaits n'existent pas, il y a toujours des compromis –dans leur forme la plus extrême, entre un capital entièrement entre les mains de l’État et un marché totalement libre, sans aucune régulation ni protection sociale. Aujourd'hui, rares sont celles et ceux qui se fixeraient sur l'un ou l'autre. Ce sur quoi socialistes et capitalistes contemporain·es n'arrivent pas à se mettre d'accord, c'est sur le niveau adéquat d'intervention étatique.

Les capitalistes contemporain·es ne cherchent pas à supprimer l'intervention de l’État, mais à la modérer.

Du côté des socialistes, on voudrait davantage de propriété publique, sans non plus qu'elle soit totale. On cherche à nationaliser seulement certains secteurs. Aux États-Unis, c'est le cas de la santé –un programme que défendent Elizabeth Warren (qui ne se dit pas socialiste) et Bernie Sanders (qui arbore fièrement le badge), deux candidats à l'investiture démocrate pour la prochaine présidentielle. Au Royaume-Uni, les cibles du leader du parti travailliste Jeremy Corbyn, battu lors des élections de mi-décembre, sont plus nombreuses –fournisseurs d'eau, d'énergie et d'internet, notamment.

Sur d'autres listes, comme celles des socialistes américains du Green New Deal, on trouve un gouvernement devenu principal investisseur dans l'économie via des projets d'infrastructures massives visant à remplacer les combustibles fossiles par des énergies renouvelables. Leur plan envisage aussi de faire du gouvernement l'employeur d'une majorité d'Américain·es, en leur offrant des emplois garantis et bien rémunérés, avec des contrats d'embauche difficiles à rompre. Certaines propositions sont moins ambitieuses, comme celle envisageant d'installer davantage d'employé·es dans les conseils d'administration des entreprises privées, d'instaurer un contrôle des loyers national et d'augmenter significativement le niveau du salaire minimum.

Du côté des capitalistes contemporain·es, on cherche non pas à supprimer l'intervention de l’État, mais à la modérer. On regarde d'un mauvais œil les nationalisations et le contrôle des prix, et on pense que la meilleure façon de résoudre les problèmes économiques actuels consiste à laisser la bride longue à l'entreprise privée. Aux États-Unis, il est question de davantage de réglementation et d'une taxation progressive afin de réduire les inégalités, de primes pour inciter les entreprises privées à diminuer leur empreinte carbone, et d'un État-providence plus solide grâce à des crédits d'impôt. Ces quinze dernières années, les capitalistes européen·nes ont mis en place des réformes visant à améliorer la flexibilité du marché du travail en facilitant l'embauche et le licenciement, avec quelques tentatives pour réduire le montant des retraites.

Répartition des risques

Aucun système économique n'est infaillible, et il est bien possible qu'on ne trouve jamais le parfait équilibre entre État et marchés. Mais il y a de bonnes raisons de penser que laisser le capital entre les mains du secteur privé, et faire en sorte que ses propriétaires puissent décider ce qui leur sied en termes de recherche de profit, relève aujourd'hui du meilleur système disponible.

S'il convient de faire confiance aux marchés, c'est notamment parce qu'ils savent mieux fixer les prix que les personnes. Avec des prix trop élevés, comme l'ont constaté nombre de gouvernements socialistes, les citoyen·nes sont inutilement privé·es de biens. S'ils sont fixés trop bas, la demande devient excessive et les pénuries suivent. C'est vrai pour tous les biens, y compris les soins de santé et le travail. Il est peu probable que les socialistes de Washington ou Londres fassent mieux que celles et ceux qui les ont précédés pour fixer les prix.

En réalité, les systèmes de santé publique du Canada et des pays européens sont engorgés. En 2018, une étude du Fraser Institute estimait que le temps d'attente médian pour consulter un médecin spécialiste était de 19,8 semaines au Canada. Des socialistes pourraient dire qu'il s'agit d'un petit prix à payer pour un accès universel aux soins, mais une approche libérale de la santé peut offrir à la fois un bon niveau de couverture et de service. La mainmise gouvernementale totale n'est pas la seule option, ni même la meilleure.

Faire grossir le gâteau

En outre, les marchés sont bons pour répartir les risques. Fondamentalement, les socialistes voudraient les réduire –protéger les travailleurs et travailleuses contre tout choc individuel ou économique. L'objectif est noble et une certaine réduction des risques grâce à de meilleurs filets de protection est souhaitable. Reste que se débarrasser de toute incertitude –ce qu'impliquerait la nationalisation de la plupart des secteurs économiques– est une mauvaise idée. Car c'est le risque qui alimente la croissance. Raison pour laquelle les neuf premiers noms sur la liste Forbes 400 des Américain·es les plus riches ne sont pas des héritiers de dynasties familiales, mais des entrepreneurs autodidactes ayant joué leur peau pour concevoir de nouveaux produits, en créant par la même occasion de nombreux emplois.

À l'instar de Mariana Mazzucato, certain·es économistes de gauche affirment que les gouvernements pourraient intervenir et devenir des laboratoires d'innovation. Il en irait d'une anomalie historique; en général, les gouvernements penchant vers le socialisme ont été moins innovants que les autres. Après tout, les bureaucrates et les conseils d'administration à forte représentation salariale sont peu enclin·es à bouleverser le statu quo ou à se tirer la bourre pour sortir le meilleur produit. Et même quand des programmes gouvernementaux ont stimulé l'innovation –comme avec internet– il aura fallu un secteur privé pour en reconnaître la valeur et créer un marché.

Ce qui nous amène à une troisième raison de se fier aux marchés: la productivité. Des économistes comme Robert Gordon se sont penché·es sur les problèmes économiques actuels et en ont déduit que les gains de productivité –le carburant de bien des progrès de ces dernières décennies– sont aujourd'hui terminés. Selon cette lecture, les ressources, les produits et les systèmes sous-tendant l'économie mondiale sont tous optimisés, et rares sont les progrès supplémentaires encore possibles.

Des services inaccessibles deviennent de plus en plus disponibles et modifient la nature même du travail, souvent pour le mieux.

La chose est néanmoins difficile à concilier avec le réel. L'innovation permet aux économies de faire plus avec moins de ressources, un phénomène de plus en plus crucial pour, par exemple, lutter contre le changement climatique et qui constitue une forme de croissance de la productivité.

De même, bon nombre des produits et des technologies dont nous dépendons aujourd'hui n'existaient pas il y a encore quelques années. De tels biens font que des services inaccessibles deviennent de plus en plus disponibles et modifient la nature même du travail, souvent pour le mieux. Ce sont les systèmes capitalistes qui permettent de tels gains, parce qu'ils encouragent l'invention et font grossir le gâteau, pas les systèmes socialistes qui se soucient davantage de la manière dont il sera coupé et partagé. En d'autres termes, il est beaucoup trop tôt pour se passer de productivité.

Avoir sa chance à la loterie

Il convient ici de tirer les leçons d'un précédent boom de la productivité: la révolution industrielle. Comme l'a montré l'économiste Joel Mokyr, il aura fallu plus d'un siècle pour que de nouvelles innovations comme la machine à vapeur apparaissent dans les calculs de productivité. Ce qui pourrait aussi se produire avec les smartphones et internet. Parallèlement, même si ce bouleversement a transformé l'expérience humaine et permis une existence plus confortable pour la plupart des gens, il a également été chaotique et perturbateur. La première partie de ce cycle d'innovation –comme d'autres depuis– a délocalisé le travail et fait que les gains ont d'abord profité aux propriétaires du capital, ce qui a généré de l'instabilité sociale.

Cette fois-ci, les effets pourraient être moins pénibles: les divisions entre propriétaires du capital et travailleurs et travailleuses ne sont plus aussi nettes qu'auparavant. Jamais autant d'Américain·es n'ont possédé d'actions, grâce à leur compte de retraite professionnel. Et la propriété d'actions est également en hausse dans de nombreuses économies capitalistes non américaines. Et plusieurs autres pays, comme l'Australie et le Royaume-Uni, en sont aussi venus à proposer ce genre de livrets retraite, ce qui fait que leurs citoyen·nes sont aussi des actionnaires. Contrairement à la situation d'il y a deux siècle, les intérêts des travailleurs et travailleuses sont d'ores et déjà largement alignés sur ceux de leurs patron·nes.

La détention d'actions dans les comptes de retraite laisse entrevoir des politiques libérales capables de partager la richesse tout en préservant l'innovation et la prise de risque. Aux États-Unis, il est possible de rendre les impôts plus progressifs, notamment en matière de droits de succession, et de contenir l'évasion fiscale par laquelle les entreprises abusent trop facilement du système. Le filet de protection sociale pourrait être élargi pour inclure la reconversion professionnelle, davantage de crédits d'impôt sur les revenus du travail et des subventions pour faciliter l'innovation ou le travail à distance dans les petites villes ou les zones rurales. Et le secteur de la santé a effectivement besoin d'être réformé.

L'inégalité est tolérable quand les pauvres ont une chance de devenir riches.

Plus généralement, le capitalisme pourrait devenir plus inclusif, et des politiques gouvernementales peuvent aider à gommer ses aspérités. Mais aucun de ces changements ne nécessite de passer par une prise en charge étatique totale de secteurs économiques entiers. En fonction du marché, les réformes pourraient être des initiatives gouvernementales moins intrusives, des subventions, ou tout simplement un plus haut degré de responsabilité.

L'inégalité est tolérable quand les pauvres ont une chance de devenir riches. Ces opportunités n'ont jamais réellement coïncidé avec les promesses du rêve américain, mais les preuves manquent pour affirmer que la mobilité économique aurait réellement empiré ces dernières années. Reste que pour endiguer les instabilités –et faire en sorte que le système capitaliste soit plus séduisant– les leaders politiques et économiques devraient veiller à ce que chacun ait au moins une chance de gagner à la loterie. Ici, la réforme de l'éducation et le développement des zones rurales sont nécessaires pour combler la fracture sociale.

Ce qui n'est toujours pas du socialisme, mais un meilleur capitalisme grâce auquel les travailleurs et travailleuses d'aujourd'hui et de demain seront mieux traité·es.

Cet article a initialement été publié sur le site Foreign Policy.

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