Culture

«Jinpa» et «Sortilège», ô pays des merveilles!

L'un et l'autre magnifiques, aux confins du rêve et du monde le plus concret, le film de Pema Tseden et celui d'Ala Eddine Slim sont des invitations au voyage, par les chemins enchantés du cinéma.

Quand les regards racontent mieux que les paroles. Une image de <em>Sortilège.</em> | via Potemkine Films
Quand les regards racontent mieux que les paroles. Une image de Sortilège. | via Potemkine Films

Temps de lecture: 5 minutes

Que sa langue se fige dans sa bouche, que ses paupières tombent en cendres, celui qui osera encore dire qu'il n'y a plus aujourd'hui de belles découvertes au cinéma. Ce seul mercredi 19 février, ce sont deux films magiques, venus l'un du Tibet chinois, l'autre de Tunisie, qui sortent sur les écrans français. De manière à chaque fois très singulière et qui pourtant se fait écho, l'un et l'autre par sa beauté mystérieuse font vibrer émotions et pensées.

«Jinpa»

Ce désert de pierres et de poussière où roule sans fin un camion brinquebalant, c'est quelque part sur les hauts plateaux tibétains. Mais c'est aussi, d'emblée, un paysage onirique, un monde épuré, un territoire de légende.

Et ce type costaud qui conduit le camion est un routier à l'apparence pas commode, et tout de suite aussi un personnage de conte, mi-ogre mi-chevalier errant.

Il est bien humain, il a femme et enfant, il s'arrête pour se soulager quand il en a besoin, et pourtant son mutisme et sa présence physique émettent un rayonnement qui dès les premiers plans débordent de toutes parts le seul réalisme de la situation, sans le détruire.

 

Et lorsqu'avec son blouson de cuir et ses amulettes d'argent et d'ambre le bonhomme entonne à pleine voix une improbable version tibétaine d'O Sole Mio, il est acquis que tout peut arriver sur cette route, et dans le déroulement du film à peine commencé, déjà d'une impressionnante présence.

Le type du camion s'appelle Jinpa. Un aigle et un mouton écrasé plus tard, un autre type, sorti lui aussi de ce nulle part infini que traverse le poids lourd, montera dans le camion.

 

Jinpa et Jinpa sont dans un camion. | via ED Distribution

Il a des habits plus traditionnels, et porte un long poignard ouvragé. Lorsque ces deux-là finiront par s'adresser la parole, il s'avèrera que lui aussi s'appelle Jinpa. Il va dans le bourg voisin, tuer quelqu'un qu'il ne connaît pas.

Qui s'intéresse à ce qui advient de riche et singulier sur les grands écrans du monde connaît le réalisateur de ce film, Pema Tseden. Celui-ci a sans doute d'abord attiré l'attention à cause de son pedigree: cinéaste tibétain.

Mais au moins depuis Tharlo (2015), son premier film distribué en France mais son quatrième long-métrage, au-delà de son origine –qui lui a valu les mauvais traitements du pouvoir chinois– on a commencé de s'apercevoir de la puissance et de la singularité de son talent. L'une des meilleures manifestations dédiées aux cinémas d'Asie, le Festival de Vesoul, vient d'ailleurs de lui rendre un hommage aussi appuyé que justifié, en présentant ses neuf films (dont le suivant, l'étonnant Balloons découvert au récent Festival de Venise).

Avec Jinpa, ce chantre inspiré des paysages de son pays, et des mœurs et croyances actuelles de ses habitants, atteint de nouveaux sommets de beauté et d'émotion.

Associant selon une formule aussi mystérieuse qu'efficace un humour pince-sans-rire à un sens de l'épopée, il retrouve le souffle du western et la tension du thriller en accompagnant la trajectoire de ce Jinpa aux deux visages.

 

Dans le saloon tibétain.| via ED Distribution

Les couleurs et les vents, le désir des femmes et l'âpreté du travail, l'appétit des vautours et les jeux des hommes, la pénombre d'un saloon à la tibétaine et la vibration sacrée, non d'un temple, mais de celui qui y vit avec sagesse et générosité, sont autant de forces irrigant le film par vagues successives, parfois conflictuelles et parfois se soutenant l'une l'autre.

L'inhabituel format presque carré de l'image, loin de réduire l'ampleur des sensations qui émanent des rencontres toujours singulières, en équilibre entre affrontement et séduction, passage à la violence et entrée dans une capacité d'accueil et d'écoute, semble au contraire en concentrer l'intensité, en décupler le mystère.

Le cadre agit comme une cornue où mijoteraient de manière totalement imprévisible, dangereuse peut-être et peut-être amicale, affectueuse, les espoirs et les peurs, les mémoires et les instincts. Plus tard, le récit passera par le noir et blanc, comme on baisse la voix pour raconter un souvenir ou un secret.

D'une totale liberté, et d'une somptueuse simplicité, les choix visuels de la mise en scène semblent toujours relever de l'évidence, alors qu'ils déjouent en permanence les règles, y compris celles qui paraissaient les siennes propres.

 

La longue route de la non-vengeance. | via ED Distribution

Il en ira ainsi jusqu'au plus singulier showdown, thé fermenté en main, qu'ait jamais connu un film d'aventures –ce qu'est assurément Jinpa, mais selon des voies qu'il n'a cessé d'inventer, ou peut-être de rêver.

Citant un proverbe local qu'il pourrait bien avoir fabriqué pour l'occasion, le cinéaste fait dire à un de ses personnages: «Si je te raconte mon rêve, tu pourras l'oublier; si j'agis selon mon rêve, sans doute t'en souviendras-tu; mais si je te fais participer, mon rêve devient aussi ton rêve.» On remplacera sans mal «rêve» par «film»: la manière dont Pema Tseden réussit à faire participer ses spectateurs, fussent-ils issus d'un monde profondément différent de celui qu'il filme, a quelque chose d'un… sortilège.

À travers les hauts plateaux tibétains, la route est encore longue.

«Sortilège»

D'abord la guerre, avec des soldats en armes, en opération dans le désert. Mais il n'y a pas d'ennemis. Pas d'ennemis? Si, bien sûr! Mais ailleurs, autrement. La peur et l'ennui, et puis la douleur. S'enfuir, courir, courir, courir, nu parmi les tombes. Le film est commencé et pas commencé.

Qu'est-ce que ça voudrait dire, trop belle? Peut-être que cela se voit trop, que cette jeune femme est réduite à sa fonction d'objet décoratif, trophée social et sexuel d'un homme riche, dans la villa elle aussi tape-à-l'œil, comme posée artificiellement dans un paysage.

Elle est enceinte, son mari est très content. Elle, elle a peur.

 

Lui, le soldat déserteur, s'est enfoncé dans la forêt. Elle, la grande bourgeoise, s'est enfoncée dans la forêt. Au bord du lac, une lumière. Une rencontre. Ce qui va arriver, personne ne l'a jamais vu.

Dragons et maléfices, enfant à naître et corps qui mutent, tendresse et défaite, le sorcier Ala Eddine Slim opère en douceur, et c'est comme si le monde, notre vieux monde, avait toujours recelé ces hypothèses.

Les grands textes, littéraires ou religieux, les grands films (clairement 2001, mais pas seulement) en ont donné des aperçus. Là, on y entre de plain-pied.

Dès son premier film, l'admirable Last of Us, ce réalisateur tunisien avait montré la puissance de sa mise en scène découvrant –mais n'est-ce pas le cinéma lui-même?– la connivence entre le réalisme le plus matériel et l'onirisme halluciné.

Il y a quatre personnages dans Sortilège, qui fut, sous son titre original, Tlamess, une des très belles découvertes du Festival de Cannes 2019.

Il y a le soldat devenu homme-monstre des bois et la jeune femme, mi-Eve mi-petit chaperon rouge, en rupture de codes, la nature et la mise en scène –on voulait écrire «la caméra», mais ce serait faire injustice au son, et à la musique du groupe Oiseaux-tempête.

Mais la caméra, tout de même, fait d'étonnantes prouesses, des prouesses de conteur et de penseur, habité par un sens des métamorphoses où la lucidité politique, donc écologique, et les visions intérieures les plus intimes fraient ensemble un unique chemin.

C'est ce chemin, à travers bois, à travers sexe, à travers pouvoir et croyance et terreur et désir, que parcourt le film d'Ala Eddine Slim, en semblant l'inventer à chaque pas.

Jusqu'à la mer, par les villes et dans les grottes, les yeux parlent aux yeux, les attributs des hommes et des bêtes mutent et se répondent, mieux encore en silence. Bien sûr ce n'est pas réel, juste un cauchemar sans doute, cet endroit où la mer rejette des cadavres de migrants.

Dans les forêts et les songes, le sentier est encore long.

Jinpa, un conte tibétain

de Pema Tseden, avec Jinpa, Genden Phuntsok, Sonam Wangmo.

Durée: 1h26. Sortie le 19 février 2020

Séances

Sortilège

d'Ala Eddine Slim, avec Abdullah Miniawy, Souhir Ben Amara

Durée: 2h. Sortie le 19 février 2020

Séances

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